... ELLE ! ...

L'Entrée au Temple.

Jean n'avait que deux ans quand, un jour, sa mère en pleurs lui avait dit : « Mon enfant, tu n'as plus de père ! » Depuis ce jour, la pauvre veuve avait eu bien du mal pour diriger les travaux de culture, donner des soins à une vénérable aïeule et élever trois enfants dont l'aîné, fils d'une première femme, échappait à toute influence. Comment songer à quitter cette mère au moment où, par son travail, il aurait pu la soutenir ? Pourtant la Madone était là ; elle venait, elle revenait, montrant les agneaux du bon Dieu et les loups cruels auxquels lui, Jean, avait mission de les ravir.

La mère de Jean, sa bonne « Maman Marguerite » qu'il aimait de toute son âme, était une femme de foi ardente et de grand caractère ; quand elle apprit que Dieu appelait son fils au sacerdoce, elle ne fut pas tentée de le lui disputer. Loin de s'attarder dans le calcul des sacrifices auxquels un tel honneur allait la condamner, la vertueuse mère soutint, de sa tendresse et de ses conseils, son benjamin marqué du signe de Dieu.

Ils furent nombreux les obstacles qui s'opposèrent à la réalisation de cette grave affaire ; le plus difficile, c'était de trouver l'argent nécessaire aux frais d'études et de vaincre la résistance et l'animosité du grand demi-frère, qui s'érigeait en chef de famille et n'admettait pas, sous le toit des Bosco, d'autre vocation que celle de travailleur de terre. Et pourtant, c'est pour être un travailleur d'âmes que le Bienheureux avait été créé.

L'Entrée au Temple.

Dieu aida — la Madone aussi — et, un jour, « Maman Marguerite » vit celui qui était toujours pour elle « son petit Jean », revêtu de la soutane et transfiguré par l'auréole du sacerdoce, étendre ses mains consacrées sur sa tête ; à genoux elle reçut sa première bénédiction. Ce jour-là, décidée à ne jamais se mettre entre son fils et la volonté divine, la noble femme dit au nouveau prêtre : « Suis ta vocation sans t'inquiéter de personne. De toi, je ne veux rien ; de toi, je n'attends rien. Dieu avant tout ! »

S'appuyant sur sa foi en la puissance de Celui qui donne le secours en même temps que la mission, l'abbé Bosco fonda, pour le seconder dans son œuvre un nouvel ordre religieux et, sans appui, sans maison, sans argent, sans rien d'humain, trouva le moyen d'abriter, de nourrir, d'élever des milliers d'enfants abandonnés dont il se fit le frère. Aujourd'hui, le petit Jean des Becchi1 est le « Bienheureux Don Bosco ».

O Marie, partout et en tout notre parfait modèle, inspirez-nous le respect et l'amour des volontés de Dieu ; volontés souvent mystérieuses, mais toujours sages et toujours bonnes. Apprenez-nous-à croire sans voir, à adorer sans comprendre, à obéir sans tarder, et allumez, dans chacun de nos cœurs, le désir sincère de réaliser complètement tous les desseins de Dieu sur nous.

« Selon, la vocation à laquelle il le destine, Dieu enrichit un être des dons naturels et surnaturels dont l'usage lui est nécessaire pour le plein accomplissement de ses des- seins. » R. P. Terrien.

Le sacrifice est consommé ; Marie, l'enfant du miracle, la merveille de grâce, a quitté ses parents et rejoint, dans l'annexe du Temple, celles qui seront désormais les compagnes de sa vie. Là, cette petite fille de trois ans va faire ce que font les enfants de son âge dans une maison d'éducation sérieuse. Elle va apprendre à prier, apprendre à lire, apprendre à travailler.

Les enfants voués par leurs parents à grandir dans le Temple y restaient, les garçons jusqu'à douze ans, les filles jusqu'à treize. Marie va donc vivre jusqu'à treize ans dans ce Collège, avec des enfants consacrées comme elle, ou avec des nazaréennes, selon l'appellation juive1.

Trois obligations s'imposaient au nazir2 :
Ne goûter ni au fruit ni au jus de la vigne.
Laisser croître ses cheveux.
N'avoir aucun contact avec les morts.

Marie ne verra donc jamais ni vin, ni raisin sur la table, et des femmes ou filles de prêtres auront soin d'éloigner et ciseaux et couteaux, avec lesquels, ces toutes petites pourraient, non seulement se blesser, mais couper leurs cheveux.

La Nazaréenne.

A mesure qu'elle grandit, Marie se forme aux travaux du ménage ; elle coud, elle brode, elle tisse le linge, les ornements sacrés et les tentures du Temple.

Deux fois par jour, elle assiste au sacrifice. A neuf heures, c'est le sacrifice du matin ; à trois heures, c'est le sacrifice du soir. En face d'elle se trouve le parvis, sorte de terrasse sur laquelle se déroule le sacrifice ;

elle a donc sous les yeux toutes les cérémonies du culte juif. Elle voit les prêtres et les lévites, désignés pour le service du jour, monter jusqu'à ce deuxième parvis ; les prêtres, sous leurs somptueux vêtements de soie et d'or rehaussés de pierres précieuses ; les lévites, dans leur blanche tunique de Un, cheveux flottant sur les épaules ;

spectacle unique, dit-on. Les autres, prêtres et lévites, se massent dans le parvis des Juifs1. Chaque jour, le Temple se remplit ; les trompettes d'argent annoncent le commencement du sacrifice qu'accompagnent une musique grave et des chants alternés.

Du commencement de mai à la fin d'octobre, la jeune nazaréenne suit les cérémonies sous un ciel sans nuages, car il ne pleut jamais, durant ces mois, en Palestine. Mais de novembre à la fin d'avril, Marie, aussi bien que ses compagnes, doit souvent se réfugier sous les galeries couvertes ;

alors, en effet, les pluies sont abondantes, en décembre et en janvier surtout ; et c'est par tous les temps que les prêtres offrent, en plein air, le sacrifice et que le collège y assiste.

Marie-Madeleine dans une petite note en bas du dernier fil a écrit:

C'est dans le second Temple des Juifs que Marie était élevée. Le premier, l'incomparable Temple de Salomon, où l'or, l'argent, les pierreries resplendissaient parmi les tentures précieuses, ayant été détruit par le roi de Babylone, au retour de la grande captivité, Zorobabel, chef du gouvernement, avait fait construire ce second Temple sur les ruines du premier 1 ; mais il était pauvre et petit. Hérode, imposé comme roi par les Romains, pour se gagner le cœur de ses sujets, entreprit d'agrandir et d'embellir leur Temple. Les travaux commencèrent l'année même de la naissance de la Très Sainte Vierge.

Quand Marie entra au Temple, les travaux étaient en voie d'exécution ; elle vit donc s'élever les murs et, quand le gros œuvre fut achevé, elle assista à la fête de l'inauguration. Lors de cet événement historique sensationnel, qui amena à Jérusalem des Juifs de tous les pays, Marie avait dix ans. L'histoire nous apprend que la fête fut superbe. Un immense cortège, dans lequel figurait Hérode entouré de ses licteurs et de sa garde gauloise, parcourut la ville. Marie dut avoir sa place dans ce cortège, et la splendeur des cérémonies se déroula sous ses regards.

Sûrement, ce jour-là, et dans beaucoup d'autres circonstances analogues, la jeune enfant passa inaperçue. Rien extérieurement ne la distinguait de ses compagnes ; et cependant comme elle en différait ! Qu'est-ce qui se passait dans le ciel de sa vie profonde ? Ses sentiments, ses pensées, son union d'amour avec la Trinité Sainte, qui nous les révélera ?... Qui les connaît ?... Il faut être Dieu pour contempler l'âme surnaturellement resplendissante de la Toute Belle. Et nous ne sommes que nous !...

Mais ce que nous savons par l'enseignement de l'Église, ce que, par conséquent, nous pouvons affirmer, c'est que cette jeune enfant vivait en état de perpétuelle correspondance à la grâce. D'où l'on conclut qu'elle n'eut jamais à se reprocher la moindre infidélité à ses devoirs de jeune pensionnaire et, plus tard, à ses autres devoirs.

Aucune infidélité... cela mène loin ! Cela mène à la réalisation complète de tous les desseins de Dieu sur sa créature. La moindre infidélité peut au contraire amener des catastrophes.

Voyez Adam : Dieu lui donne la terre ; il lui promet le ciel ; mais il se réserve, dans le jardin de délices, un arbre, rien qu'un arbre. C'est pitié !... Eh bien ! il faut qu'Adam, ou tout au moins sa femme dont il se fait complice, aille lui voler une pomme !... N'allez pas croire que c'est la pomme qui l'a perdu et nous avec lui ! C'est son infidélité, c'est son ingratitude, son insolence !

Nous, les réalisons-nous les desseins de Dieu ? Mais, ne disons plus nous ; disons moi. Moi qui lis ces lignes ou qui les entends lire, est-ce que je les écoute en me les appliquant ? De moi-même pauvre rien, je suis pourtant quelque chose de Dieu. Je suis une pensée de son intelligence, une tendresse de son cœur. Son amour m'a fait naître avec une intention, et sa munificence m'a doté des dons naturels et surnaturels qui me permettent de la réaliser, cette intention sur ma pauvre petite personne.

J'ai là, en réserve, ma grâce à moi ; et, à côté de ma grâce, les exigences de cette grâce ; car, si Dieu donne, il demande aussi. Mais combien peu en comparaison ! C'est une misère à côté d'une opulence, ce qu'il nous demande et ce qu'il nous donne. Mais cette misère, que nous avons tant de peine à détacher de notre avoir, Dieu l'exige. Et quand il a fait une grâce de choix, ses exigences sont plus grandes. Par nos devoirs d'état, il nous manifeste ces exigences qui sont ses volontés et il entend qu'on les respecte. La sainteté, la grande sainteté n'est pas compliquée, elle n'est pas loin ; elle est là, dans la fidélité à tous les devoirs d'état, qui mènent à la réalisation de l'intention particulière de Dieu sur nous.

3.Marie, en accomplissant point par point son petit règlement d'élève, est plus parfaite aux yeux de Dieu que les plus grands pénitents du monde. Ce n'est pas l'acte qui plaît à Dieu, c'est l'amour que renferme cet acte ; et nul ne mettait autant d'amour dans les siens que Marie, parce que nul n'avait autant de vie surnaturelle en son âme. Par l'accomplissement de ces petits devoirs, Marie donne à Dieu ce qu'elle lui donnera durant tout le cours de sa vie : la joie de voir sur la terre une créature entrer à fond dans ses desseins. Rien que pour avoir vu une fois cela, Dieu doit se féliciter d'avoir créé le monde. Réaliser complètement, pour sa part, les desseins de Dieu, c'est si beau ! c'est si grand !

4.A ses consacrés, Dieu demande plus qu'aux autres, parce que, entre eux et Lui, il y a contrat spécial. Si les rois de la terre ne tolèrent pas que les contrats passés avec eux soient traités de plaisanterie, le Roi des rois, le Seigneur des seigneurs saurait encore moins l'admettre ! Plus on est grand, plus vif est le sentiment de sa dignité. C'est pourquoi, Dieu sent l'offense plus qu'un autre ; c'est pourquoi aussi, pour un consacré ou pour ce qui touche à un consacré, tout est grave !

Tout ce qui est consacré à Dieu est à Dieu : un temple, un calice, les mains d'un prêtre, le cœur d'une vierge, le vœu d'un particulier ; n'y touchez pas ! ne le profanez pas ! Dieu n'entend pas qu'on le lui reprenne ! Il ne l'a jamais permis.

Ouvrez la Bible au chapitre XIII du « Livre des Juges » et lisez l'histoire de Samson ; vous en aurez la preuve :
Samson, accordé sur le tard aux prières d'une mère stérile, avait lui aussi, par reconnaissance, été consacré à Dieu et pour toute sa vie. Samson était nazaréen perpétuel.

Pour être nazir, il n'était nécessaire de n’habiter ni le Temple, ni Jérusalem, ni même la Palestine ; les Juifs s'étant dispersés dans tous les pays, on trouvait des nazirs partout, mêlés à ceux qui ne l'étaient pas ; comme on trouve chez nous des enfants qui portent les couleurs de la Sainte Vierge, au milieu d'autres qui ne les portent pas. Le naziréat ne défendait pas le mariage, mais défendait, nous l'avons dit, de goûter aux produits de la vigne et de mettre ciseaux ou rasoir dans sa chevelure. Comme nazaréen, Samson devait respecter cette double défense : il ne la respecta pas.

La Nazaréenne.

Avant de raconter son histoire, faisons, dans l'Ancien Testament, une excursion rapide :

Pour conserver, à travers les âges la croyance à un Dieu unique et la foi au Messie, Jéhovah1 s'était choisi un peuple, un tout petit peuple, qui ne pouvait rien par lui-même, mais en faveur duquel le Tout-Puissant multipliait les prodiges. C'était le peuple hébreu.

Entouré de nations idolâtres, ce peuple oublia plusieurs fois sa mission et, à l'exemple de ses voisins, adora les faux dieux. Ces infidélités irritaient le Seigneur ; pour punir les ingrats et pour les rappeler au devoir, il les abandonnait à eux-mêmes et leur retirait son secours. Trop faibles pour se défendre seuls, les ennemis s'emparaient de leurs terres et captifs les emmenaient chez eux. Loin de Sion, les coupables comprenaient leur faute, ils pleuraient, s'humiliant devant le Très-Haut dont ils imploraient le pardon. Dieu, toujours miséricordieux, ne le refusait pas. A point nommé, il suscitait un grand chef militaire qui les tirait des mains de leurs ennemis. Samson fut l'un des plus remarquables de ces chefs, que les Juifs appelaient « Juges ».

La Nazaréenne.

Les Hébreux étaient sous la domination des Philistins, quand le ciel leur envoya ce chef remarquable. Ils étaient nombreux et puissants, les Philistins, mais Dieu, qui proportionne ses dons à la mission de celui qui les reçoit, avait donné à Samson, parce qu'elle lui était nécessaire, une force miraculeuse.

A peine adulte, il voyait bondir sur lui un lion rugissant. Plongeant ses deux mains dans la gueule du fauve, Samson le déchire comme il aurait fait d'un chevreau.

Parvenu, je ne sais comment, à capturer trois cents renards1, il les attache queue contre queue avec des torches allumées, les pousse dans les blés des Philistins et, par le feu, détruit complètement leur récolte. Furieux, les ennemis se massent pour s'emparer de lui : sur son chemin, Samson trouve une mâchoire d'âne ; il s'en saisit, massacre ses agresseurs avec cette massue, puis se retire dans la ville de Gaza. Espérant le prendre par ruse, les Philistins ferment les portes de la ville et se mettent en embuscade pour le surprendre et pour le tuer au lever du jour. Samson quitte au milieu de la nuit le toit qui l'abrite, enlève les portes avec les barres de fer qui les consolident ; les charge sur ses épaules et les emporte au sommet de la montagne qui regarde Hébron.

La Nazaréenne.

Mais voilà que Samson s'éprend d'une d'entre les filles des Philistins ; elle se nommait Dalila. Pour elle, il méprise les filles d'Israël et — pour son malheur — fait son épouse de cette fille de païens. Les princes des Philistins montèrent vers elle et lui dirent : « Flatte-le pour savoir où gît sa grande force et comment nous pourrons nous rendre maîtres de lui »3.

Samson résista d'abord aux insinuations perfides ; mais il n'était plus maître de son cœur. Dans la mesure où il se livrait à Dalila, il se reprenait à Dieu et Dieu se retirait de lui.

Vient le jour où cet invincible fléchit devant une femme. Dalila se plaint d'un manque de tendresse : les larmes, les caresses triomphent de l'indomptable : « Je suis, dit-il, nazaréen de Dieu ; jamais le rasoir n'a passé sur ma tête ; si l'on me coupait les cheveux, ma force m'abandonnerait ; je serais comme les autres hommes ». Son secret livré, Samson s'endort sur les genoux de Dalila. Ses cheveux tombent. — Il s'éveille. — Les Philistins sont devant lui. — Il veut se défendre. — Il ne peut plus. — Ses ennemis l'entraînent, lui crèvent les yeux, le lient d'une double chaîne et lui font tourner la meule d'un moulin. — Jéhovah l'avait abandonné. Avec lui, il avait emporté sa force toute-puissante.

Malheur au consacré, s'il met Dieu dans le cas de s'éloigner de Lui !

O Marie qui avez mérité, par votre fidélité à la grâce, les complaisances du Très-Haut et, dans le ciel, la souveraineté sur les Saints et sur les Anges, faites-nous comprendre à quelle hauteur Dieu porterait notre âme, si nous profitions de toutes les grâces qu'il nous offre. Faites nous sentir le tort que nous nous faisons en préférant au devoir de mesquines satisfactions. Faites-nous voir et bien voir que notre vie n'a et n'aura que la valeur que nous lui donnons, par notre correspondance aux dons de Dieu. Apprenez-nous à fuir tout ce qui pourrait l'amoindrir, tout ce qui pourrait en diminuer la sainteté et la beauté. O Marie, ô Vierge fidèle, aidez-nous à réaliser nous-mêmes notre vie telle que Dieu l'a conçue dans son éternelle pensée !

La « Pleine de Grâce ».

« Dieu peut faire plus que nous ne pouvons ni expliquer- ni comprendre. »

Pendant son séjour au Temple, Marie perdit successivement et son père et sa mère ; quand l'âge vint pour elle, de quitter le Collège, elle était orpheline. Par les soins de son parent, le prêtre Zacharie, probablement, elle fut, avant de partir, fiancée au juste Joseph, descendant comme elle de David, roi et prophète. A Nazareth, où elle revint, vivaient sa sœur, ou sa belle-sœur Marie Cléophas, et les enfants de sa sœur, ceux que Jésus appellera « ses frères », suivant la coutume du pays, où le mot « cousin » n'était pas en usage.1

Un jour, à Nazareth, la gracieuse « ville des fleurs » suspendue aux flancs de la montagne, seule dans sa chambre, Marie priait. Tout à coup, sans qu'aucun bruit ait annoncé sa venue, Gabriel, l'envoyé de Dieu, parut dans le silence.

« Je vous salue, dit-il, « Pleine de grâce ! » Le Seigneur est avec vous ; vous êtes bénie entre toutes les femmes ! »

L'Ange ne dit pas : Je vous salue, Marie ; il dit : « Je vous salue, Pleine de grâce ! » — « Pleine de grâce »,
C’est son nom, comme l'« Immaculée », comme la « Toute Belle ».

A ce moment, Marie est loin d'avoir atteint sa sainteté définitive ; sous le regard et sous l'action du Saint-Esprit, chaque seconde marque en elle une augmentation de vertu, de grâce, de mérites. Or, Marie a encore à vivre des millions et des millions de secondes, ce qui lui permettra de multiplier des millions et des millions de fois son trésor surnaturel ; car nous savons qu'elle ne perdra pas une seule de ces secondes. Comment alors parler de plénitude ? Comment ?... En bien, à notre avis, c'est simple et c'est logique ; aussi simple, aussi logique que la sainteté ; car quoi qu'on en pense, la sainteté est tout ce qu'il y a de plus simple, tout ce qu'il y a de plus logique : faire la volonté de Dieu, tout est là !

Marie, prévenue de si nombreux et si mystérieux privilèges, s'en est montrée digne dès le premier instant. Elle a suivi sa grâce, sans jamais s'en détourner, sans jamais la devancer, sottise qui n'eût fait que la retarder ; car la grâce n'aurait pas marché à sa suite ; elle aurait attendu que la trop pressée revienne en arrière. La Providence conduit ; on ne la conduit pas.

Marie avait trop de lumière pour s'égarer ; elle suivait sa grâce ; de sorte que, quand l'Ange vint, porteur du message céleste, la Vierge se trouvait exactement au point où il devait la rencontrer ; elle irait plus loin ; mais aujourd'hui elle devait être là ; son degré de sainteté correspondait au degré marqué pour ce jour-là par Dieu. Voilà pourquoi, à ses yeux, dès l'aurore de sa vie, l'Immaculée était pleine de grâce ; voilà pourquoi, jusqu'à l'amoureuse envolée de son âme, Dieu la verra pleine de grâce : toujours tout, dans la vie de la Vierge, correspondra au développement du plan divin.

La « Pleine de Grâce ».

L,a Providence marche devant nous, comme elle marchait devant Marie. Elle marche, semant sur son chemin, qui doit être le nôtre, ses dons en même temps que nos devoirs. Si, utilisant les uns pour accomplir les autres, nous marchons sans arrêt sur la trace de Dieu ; si nous n'allons, ni à côté, ni plus vite, c'est-à-dire, si nous restons dans le devoir, dans notre devoir d'état dont rien, pas même un plus grand bien apparent, ne doit nous détourner, il arrivera que, nous aussi, nous serons toujours : où Dieu nous veut. Nous aurons sûrement encore bien des vertus à acquérir, bien des défauts à corriger ; nos proches, nos voisins, qui ne voient que le dehors, nous diront peut-être très imparfaits, et ils ne se tromperont pas ; mais le bon Dieu, qui voit le dehors et le dedans, sera peut-être très content ; peut-être que notre sainteté du moment correspondra à celle qu'il avait marquée pour ce jour ; peut-être qu'à ses yeux aussi nous serons pleins de grâce ; nos livres Saints ne disent-ils pas qu' « Etienne plein de grâce et de force, faisait de grands miracles »1 ?


Sans doute notre plénitude ne sera pas celle de Marie, elle ne sera pas celle du premier martyr saint Etienne, ni celle de notre frère, ni celle du voisin ; elle sera la nôtre.

La « Pleine de Grâce ».

Chaque âme a sa plénitude. « La plénitude de grâce est relative à la capacité qui reçoit ; et la capacité de recevoir n'est autre que la fonction surnaturelle à remplir »2, Diverses sont les missions, diverses aussi sont les grâces. Destinée par Dieu à la maternité divine, mission la plus sublime qui se puisse concevoir, Marie, en vue des fonctions qu'elle aurait à remplir, reçut tant de grâces, tant de lumière surnaturelle que, dès le premier instant, elle vit le mal tel qu'il est ; c'est-à-dire une laideur, et une laideur si repoussante que d'instinct elle s'en éloignait, comme d'un objet d'horreur ; tandis que, d'instinct aussi, elle allait à Dieu, en qui sa foi intense lui montrait la souveraine beauté. Ceci explique qu'elle ait pu, sans cesser d'être libre, traverser un monde corrompu et ne pas se souiller.

Il n'en est pas ainsi de nous, hélas .' Les plus favorisés, les plus prudents, les plus fidèles ont à déplorer maintes fois bien des éclaboussures. Heureusement Dieu accueille le repentir et le sang du Sauveur répare ; mais ce n'est pas quand même l'intégrité de la Toute Belle, chez qui rien jamais n'eut besoin d'être réparé. C'est pourquoi elle est bénie entre toutes les femmes. « Ses fondations sont posées sur les cimes des saintes montagnes » 1 ;

sa sainteté commence au-dessus de la hauteur à laquelle s'élève, à la fin de leur vie, la sainteté des plus grands saints. « Il y aura, dit le prophète Isaïe, une montagne préparée pour le Seigneur au sommet des montagnes »2. Ce qui est terme pour les autres n'est même pas un commencement pour elle. Elle ne commence pas où les autres finissent ; elle commence au-dessus. Elle a reçu dès l'origine ce que nulle autre femme ne recevra jamais.

La « Pleine de Grâce ».

Marie possède la plénitude d'excellence; elle est au-dessus, elle sera (1 Ps. LXXXVI 2. Isaïe, II> 2.)toujours au-dessus de tout ce qui n'est pas Dieu. Marie a aussi la plénitude de surabondance. Il est de foi qu'aucun être humain ne se perd par la faute de Dieu. Dieu donne à tous, avec la vie, une grâce suffisante pour rendre leur salut possible. Les uns profitent de cette grâce ; les autres n'en profitent pas. Les élus sont ceux qui en ont profité. Mais tous les élus n'en ont pas profité dans la même mesure. Il en est qui se sont présentés au tribunal suprême, ayant juste de quoi payer le droit d'occuper la plus modeste des places, dans le séjour du bonheur ; ce qui déjà est inappréciable.

D'autres sont arrivés devant le juste Juge avec une opulence de mérites qui leur a valu d'occuper aussitôt des trônes glorieux, de voir Dieu de plus près, d'entrer plus avant dans la profondeur de ses mystères, d'être admis à une tendresse plus intime ; en un mot : d'avoir un ciel plus beau et un bonheur plus grand. Et par surcroît, cette opulence leur a valu et leur vaut encore de sauver, avec leur surabondance, des âmes qui se seraient perdues sans cet appoint.

Inutile d'ajouter que cette surabondance du trop-plein qui se déverse et se répand l'emporte en Marie sur toutes les autres surabondances. Inutile d'ajouter que le trop-plein de Marie provient du trop-plein de Jésus. Marie doit tout à Jésus, comme nous lui devons tout nous-mêmes. Toujours sous l'influence divine, Marie dont la vie s'écoulait en perpétuelle effusion d'amour, reçut à flots et sans intermittence, le trop-plein des mérites du Rédempteur ; mérites plus que suffisants pour le rachat du genre humain.

Marie possède la plénitude d'excellence; elle est au-dessus, elle sera (1 Ps. LXXXVI 2. Isaïe, II> 2.)toujours au-dessus de tout ce qui n'est pas Dieu.

Le trop-plein de Jésus peut se déverser aussi sur nous. Nous tenir sous l'écoulement divin est la seule condition exigée ; ce qui signifie : rester toujours dans le devoir ; nous montrer dociles à toutes les inspirations du Saint-Esprit ; nous prêter amoureusement à toutes les volontés de Dieu.

Moi aussi, je puis avoir mon trop-plein. Je puis avoir ma surabondance qui se déversera en même temps que celle de Marie et qui se perdra, sans se perdre, dans la surabondance de Jésus. Tout viendra de lui, mais ma part sera tout de même à moi, parce qu'il me l'aura donnée.

Et avec la surabondance de Jésus, avec la surabondance de Marie, avec la surabondance de tous les saints, avec ma propre surabondance, nous sauverons les âmes, beaucoup d'âmes, toutes les âmes qui voudront se laisser sauver.

La « Pleine de Grâce ».

La mesure des grâces successives, pour l'âme fidèle, c'est selon la parole de l'Évangile, la mesure de celles que déjà elle possède. « A celui qui possède, on donnera et il sera dans l'abondance ; mais à celui qui n'a rien, on ôtera même ce qu'il paraît avoir. »1 Le talent du serviteur paresseux lui est enlevé parce qu'il n'en a rien fait ; il est donné au serviteur fidèle qui le joint à sa fortune, parce qu'il a su faire fructifier les dons reçus. Par notre respect de la grâce, permettons à Jésus de satisfaire sa générosité, en nous inondant de sa surabondance qui deviendra la nôtre.

Saint Jean- Chrysostome, patriarche de Constantinople et Docteur de l'Église, aimait passionnément le Christ et ne pouvait tolérer qu'on portât atteinte à ses droits divins. Il flétrissait les vices avec un courage intrépide et, plusieurs fois, on l'entendit flageller sans pitié les dérèglements de la Cour. Un jour, en présence de ses courtisans, l'empereur Arcadius entra dans une grande colère et dit :

Comment pourrais-je me venger de cet évêque ?

La « Pleine de Grâce ».

— Envoyez-le si loin en exil que vous ne le revoyiez jamais, répondit l'un d'entr'eux.

— Confisquez-lui tous ses biens, dit un autre.

— Chargez-le de fers et jetez-le dans une prison, conseilla un troisième.

— N'êtes-vous pas le maître ? Faites-le périr et délivrez-vous-en par la mort », ajouta un quatrième.

Mais un autre, qui connaissait mieux la haute vertu du saint Évêque, repartit en hochant la tête :
« Vous vous trompez tous. Vous ne vous vengerez de lui par aucun de ces moyens !

A quoi bon l'envoyer en exil ? La terre entière est sa patrie.

Ses biens... si vous les confisquez, vous les enlevez aux pauvres, non à lui.
Si vous le mettez dans un cachot, il baisera ses fers et s'estimera heureux de les porter.
Si vous le condamnez à mort, vous lui ouvrez le ciel.

Prince, croyez-moi, ajouta-t-il, s'adressant à l'empereur, si vous voulez vous venger du Patriarche, faites-lui commettre un péché. Je le connais, cet homme ne craint que le péché en ce monde. »

Le conseil était bon, mais difficile à suivre. Faire, commettre un péché à cet homme de Dieu, cela dépassait la puissance d'Arcadius.

Force fut donc à l'empereur de se ranger à l'un des avis précédents. Condamné à vivre en exil, dans le Caucase, saint Jean Chrysostome mourut dans le trajet.

La « Pleine de Grâce ».

O Marie, ô la «Pleine de Grâce», inspirez-nous votre horreur du mal et votre amour du bien ; aidez-nous a utiliser les dons naturels et surnaturels que Dieu a préparés pour nous, dans son amour, et obtenez que nous soyons, non seulement des sauvés, mais des sauveurs.