ESSAI D'ESTHÉTIQUE, LA CONNAISSANCE PRATIQUE DU BEAU, par le frère MARTINUS

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Message  Roger Boivin Mer 28 Déc 2011, 10:13 pm


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La proportion, — La deuxième condition du beau en architecture est la proportion. Un édifice doit porter les traces de l'être intelligent qui l'a conçu et élevé. Or, la logique est l'apanage de notre intelligence, comme les belles proportions, celui de notre corps. Il est donc juste et naturel que l'artiste constructeur fasse paraître dans son œuvre les caractères d'ordre logique, de symétrie parfaite et de proportions raisonnées qu'il trouve en lui-même. Ces qualités sont requises surtout à l'extérieur de l'édifice, car, à l'exemple du corps humain, au dedans duquel tout est subordonné aux fonctions physiologiques, l'arrangement intérieur d'une construction doit être soumis aux besoins de ses habitants, sans égard à la symétrie générale. Il faut néanmoins faire une exception pour les édifices publics, où les membres de la société se réunissent et entretiennent certaines relations. Ces monuments, au dedans comme au dehors, doivent obéir aux lois de la régularité géométrique. Les bonnes proportions forment l'une des qualités les plus importantes de l’œuvre architecturale. Elles apportent à l'édifice son principal aspect, sa physionomie plus ou moins esthétique. Considérons : 1° les proportions de l'ensemble ; 2° les proportions des parties architectoniques ; 3° les proportions entre les pleins et les vides.

Les proportions entre les trois grandes dimensions d'un bâtiment sont évidemment les plus importantes du point de vue de l'impression qu'il produit sur le spectateur. Suivant que l'édifice se développe dans le sens de la hauteur, dans celui de la largeur ou dans celui de la profondeur, il nous communique des sentiments d'élévation, de stabilité ou de mystère. Nous avons des exemples des diverses idées que les peuples ont attachées aux proportions en architecture par la préférence qu'ils ont donnée à l'une ou à l'autre des trois dimensions.


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Message  Roger Boivin Mer 28 Déc 2011, 11:50 pm

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Ainsi les Égyptiens développèrent leur architecture dans le sens horizontal et firent leurs constructions vastes et profondes. La magnificence extraordinaire qu'ils déployèrent dans leurs temples et leurs tombeaux témoigne en effet d'une ferme croyance à la vie future et à l'immortalité de l'âme. Ce désir des choses immuables s'étendit à leurs monuments et ils y cherchèrent la plus grande stabilité possible. Toutes les parties de la construction, massives et trapues, accusèrent le même caractère. Cette apparence de solidité fut encore augmentée par une inclinaison des murs vers l'intérieur, de manière à leur donner une tendance pyramidale. Les pyramides elles-mêmes n'ont-elles pas la forme de la construction la plus stable possible ?

Les prêtres de l'Inde, sachant que la profondeur sous terre inspire la terreur, creusèrent leurs temples dans le sol. " Les religions de l'Inde, dit Lamennais 1 , renferment toutes une idée panthéistique unie à un sentiment profond des énergies de la nature. Le temple dut porter l'empreinte de cette idée et de ce sentiment. Or le panthéisme est à la fois quelque chose d'immense et de vague. Que le temple s'agrandisse indéfiniment et l'idée panthéistique aura son expression. Mais, pour que le sentiment relatif à la nature ait aussi la sienne, il faudra que ce même temple naisse en quelque manière dans son sein, s'y développe, qu'elle en soit la mère pour ainsi parler..."

Les Grecs n'ont pas cherché à produire d'effet par la prédominance marquée d'une dimension sur les autres, ni par la grandeur des proportions. Dans leurs temples, les trois dimensions ne sont pas égales, ce qui eût été un non-sens ; mais la hauteur, la longueur et la profondeur diffèrent peu. Ils ont recherché avant tout les belles proportions, et l'on sait qu'ils y ont parfaitement réussi, montrant par là leur goût exquis et mesuré en toutes choses.

Au moyen âge, les architectes ont fait triompher la hauteur sur la largeur et la profondeur. Lorsqu'un voyageur tant soit peu sensible aux effets de l'art pénètre dans une cathédrale gothique du moyen âge, qu'il voit se prolonger devant lui cette nef élevée, suivie d'un sanctuaire qui se perd dans l'ombre, il ressent malgré lui une impression de respect. Tout prête à l'élévation de la pensée comme à celle du regard. L'âme est envahie par une sorte de crainte religieuse qui inspire le silence avec le monde et la prière avec Dieu.

Quand même les dimensions seraient très grandes, si aucune ne domine, elles ne produisent que peu d'effet, parce qu'elles se neutralisent l'une l'autre. Tous ceux qui ont visité la fameuse basilique de Saint-Pierre de Rome savent combien ils ont été déçus en y entrant pour la première fois. Les dimensions extraordinaires qu'on s'attend à trouver ne frappent nullement. La hauteur, la largeur et la longueur concordent tellement bien qu'elles se contrebalancent. Ce n'est que par la comparaison répétée des mesures du monument avec la stature humaine que le spectateur se rend compte des immenses proportions de la basilique.

Les rapports de grandeur entre les différentes parties architectoniques d'un édifice ont aussi leur importance. Ces proportions se déterminent de plusieurs manières. Chez les Grecs, elles étaient fixées au moyen d'une mesure commune à tous les membres de la construction. Cette mesure était le module ou demi-diamètre de la colonne à sa base. L'un des principaux caractères des ordres d'architecture est de faire partie de ce système de proportions, où la grandeur d'un élément choisi comme unité sert à régler la hauteur de la colonne, celle de l'entablement et même toutes les dimensions de l'édifice. L'entablement a généralement pour hauteur le quart de la colonne, et celle-ci compte de douze à vingt modules, suivant les ordres. Ce système de mesure est donc bien désigné par le mot ordre, puisqu'il sert précisément à ordonner tout le bâtiment. Ces par ces dispositions méthodiques des parties de la construction que la Grèce affirma son architecture et qu'elle dota ses monuments d'une beauté jusqu'alors inconnue. Aussi les ordres sont-ils restés des modèles classiques que l'on fait étudier à quiconque veut devenir architecte. Ils forment le goût par l'exemple des bonnes proportions et familiarisent avec les belles configurations architecturales.

Les Romains continuèrent la pratique des Grecs, tout en modifiant quelque peu la forme et les proportions de la colonne et en faisant un usage plus libre des ordres.

Les architectes du moyen âge procédèrent avec encore plus de liberté. La colonne ne fut point assujettie à des proportions régulières, non plus que les autres parties de la construction. Tout fut réglé d'après la stature humaine, ce qui, dans un sens, est plus logique. Car, de cette manière, les choses qui sont à l'usage de l'homme restent à sa taille ; puis l’œil, retrouvant partout une dimension connue, apprécie plus facilement la grandeur de l'édifice.

Les modernes ont réhabilité l'usage des ordres gréco-romains, mais sans suivre d'une façon aussi rigoureuse les formes et les proportions établies par les anciens. Plusieurs palais de la Renaissance italienne sont des modèles pour la distribution esthétique des membres de la construction et pour le bon emploi des ordres.

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1) De l'Art et du Beau.

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Message  Roger Boivin Mer 28 Déc 2011, 11:52 pm

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C'est par l'étude comparée des meilleurs monuments et par l'examen des proportions en usage chez les maîtres que l'on arrive à marquer soi-même de justes rapports de grandeur entre les diverses parties d'un édifice. L'histoire de l'architecture, qui met sous nos yeux les constructions les mieux raisonnées du passé et compare entre elles les formes architecturales les plus esthétiques, est donc une connaissance qui s'impose à l'architecte.

La proportion entre les pleins et les vides dans un édifice est aussi à considérer du point de vue de l'effet et de l'expression. Suivant que les premiers ou les seconds dominent, la physionomie de la construction est massive ou légère, sombre ou gaie. C'est en cette proportion que se trouve, pour ainsi dire, l'éloquence de l'architecte.

Devant un monument où la prédominance des pleins est bien marquée, un vague sentiment d'appréhension s'empare du spectateur. Que celui-ci s'approche, par exemple, d'une prison où les murs n'offrent partout au regard que des surfaces pleines ou percées de rares ouvertures, il va devenir aussitôt grave et pensif. Il comprendra qu'une séparation s'impose entre lui et les habitants de cette demeure austère.

Au contraire, on se sent comme attiré vers une maison où l'on a multiplié les vides : portes, fenêtres, arcades, etc. L'aspect hospitalier que ces ouvertures donnent à la demeure est une invitation à y entrer. Il semble que l'existence y est gaie et riante, et que ses habitants, favorisés de l'air et de la lumière, jouissent d'un paisible bonheur. Aussi donne-t-on cet aspect de douce élégance aux maisons destinées aux plaisirs des populations, comme les cafés, les villas. C'est le genre de construction adopté par les Chinois, qui aiment tant la gaieté et la lumière.

La prédominance des pleins sur les vides convient à l'architecture des forteresses, des prisons et des monuments funéraires, pour y exprimer les idées de force, de justice et de tristesse. Elle sied bien aussi, jusqu'à un certain degré, aux cloîtres et aux églises, pour donner aux personnes qui y pénètrent l'impression d'un religieux recueillement. Les anciens comprenaient bien cette expression des pleins en architecture. Par exemple, les temples égyptiens, si graves et si imposants, n'admettaient qu'une ouverture, la porte. Encore était-elle percée dans des massifs immenses de pierre ou de granit, appelés pylônes, qui formaient la façade. Le même caractère s'observe dans les temples grecs. A travers la colonnade qui les entoure parfois, ou les portiques qui règnent aux deux extrémités, on n'aperçoit qu'un mur plein et une porte pratiquée au milieu de la façade principale. Au moyen âge, dans l'art roman, les ouvertures existent en plus grand nombre, mais elles sont exiguës. Si, plus tard, l'architecture ogivale admet de grandes baies, elle en rend l'effet plus austère, par des vitraux peints, qui interceptent en partie la lumière et provoquent le recueillement.

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Message  Roger Boivin Jeu 29 Déc 2011, 4:05 pm

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L'unité, la variété et l'harmonie. — L'unité, la variété et l'harmonie sont trois autres conditions du beau dans une œuvre architecturale. L'unité de plan et l'unité de style, voilà les deux qualités qu'il faut rechercher dans un édifice, pour produire l'unité d'impression et par suite l'harmonie 1.

L'unité de plan s'obtient par l'arrangement et le lien logique des différentes parties du bâtiment. L'architecte, en étudiant la disposition intérieure des diverses pièces, doit avoir en vue, sans doute, l'utilité et la convenance. Toutefois cette disposition peut être aussi adaptée à l'effet que l'on veut produire par l'élévation ou vue de face. Quand le plan (ou section horizontale) présente beaucoup de saillies, l'élévation les reproduit en hauteur. Si, au contraire, il est très simple, la façade est elle-même très unie. L'élévation se ressent donc ainsi de la forme, des qualités et des défauts du plan. Lorsque Bramante proposa au pape Paul III de donner la forme d'une croix grecque au plan de la basilique de Saint-Pierre, il entrevoyait la beauté que l'élévation eût acquise par cette disposition, en laissant mieux apercevoir de tout côté la magnifique coupole qui couronne l'édifice.

L'unité de style, en architecture, tient à trois conditions : à l'unité de caractère, à la liaison des formes et à la symétrie des éléments. Pour être un, l'édifice doit avoir, dans toutes ses parties, le même caractère, la même physionomie. S'il est censé être grave et imposant, que tout soit sérieux, jusqu'à la décoration. Si, au contraire, l'élégance et la légèreté doivent dominer, que tout soit délicat et se ressente autant que possible de l'aspect général. Les formes architecturales et tous les ornements doivent être d'une même époque, ou, du moins, avoir entre eux une certaine similitude de caractère. S'ils n'appartiennent pas à un style historique déterminé, ils doivent pouvoir se rattacher les uns aux autres sans opposition ni contraste violent. Rien ne nuit plus à l'impression d'unité dans une œuvre architecturale que le rapprochement d'éléments disparates et sans rapport logique. Enfin, la symétrie, qui a son modèle dans le corps humain, est aussi un puissant moyen d'obtenir l'unité. Dans notre organisme, cette symétrie fait des diverses parties un tout parfaitement ordonné, en les disposant semblablement par rapport à un axe vertical. L'architecture suivra la même loi, du moins jusqu'à un certain degré. Les ouvertures et tous les membres architectoniques situés à la même hauteur seront semblables, excepté ceux qui se trouvent sur un axe 2.

Mais en quoi va consister la variété ? La symétrie dont nous venons de parler et qui exige la similitude des éléments placés à la même hauteur, s'accentue par la diversité des éléments qui sont situés au-dessus les uns des autres. Et c'est ici que la variété doit se manifester, à l'imitation toujours de ce que l'on voit dans le corps humain. Ainsi, dans un édifice élevé, les fenêtres, les membres d'architecture et l'ornementation ne seront pas semblables à tous les étages. Une diversité dans certains éléments convient surtout au soubassement, au rez-de-chaussée, à l'entresol, au premier étage et à la mansarde. Les façades offriront des saillies discrètement disposées et dont le nombre variera suivant les dimensions de l'édifice. Quelquefois ces projections consistent en de simples avances des murs en dehors du corps du bâtiment. Elles sont ordinairement situées au milieu ou aux extrémités. Tout en produisant de la variété, ces saillies contribuent à la solidité de la construction en remplissant la fonction de contreforts. D'autres fois, ce sont des tours, des tourelles ou des portiques qui viennent rompre la monotonie de la façade. Enfin les colonnes ou les pilastres, les entablements avec leurs corniches, les balcons, les balustrades et les bow-windows — si la richesse de la composition les permet — apporteront aussi leur part de variété. En tout cas, il doit y avoir assez de diversité dans les membres d'architecture et les motifs d'ornementation pour que l’œuvre puisse intéresser le spectateur.

La variété dans l'unité, loi de la nature et de tous les arts, est exprimée par le mot harmonie. En architecture, cette qualité transcendante existe lorsque toutes les parties de la construction se relient tellement bien entre elles qu'on n'en peut retrancher aucune sans nuire à l'unité de l'ensemble. Pour arriver à ce résultat, l'architecte doit tenir compte des unités de plan et de style dont il a été parlé plus haut, développer et compléter sa composition d'une manière logique et l'enrichir de l'ornementation qui convient. Que toutes les parties de l’œuvre architecturale surgissent donc de la même conception, qu'elles s'adaptent parfaitement les unes aux autres, qu'elles concourent toutes à donner à l'édifice ce caractère, cette physionomie, qui produit une impression agréable et profonde, et l’œuvre se revêtira d'harmonie.

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1) On peut y ajouter l'unité de groupement, dont il sera parlé plus loin.

2) Dans l'architecture des villas et des maisons particulières, l'élégance peut l'emporter sur la symétrie, car ici l'on doit rechercher surtout l'agréable et le confort.


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Message  Roger Boivin Jeu 29 Déc 2011, 4:22 pm

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III . — CONDITIONS D'ESTHÉTIQUE PARTICULIÈRES À L'ARCHITECTURE

Les trois conditions de beauté qui concernent particulièrement l'architecture sont la solidité apparente de la construction, la convenance de l'édifice et l'adaptation des ornements.

Une composition architecturale doit d'abord exprimer l'idée de solidité. Quand, sous prétexte d'élégance, on compromet la stabilité ou même l'apparence de stabilité du bâtiment, ses formes ne peuvent pas plaire, parce qu'elles laissent dans l'esprit un sentiment d'inquiétude qui fatigue l'imagination. La solidité doit donc être non seulement réelle, mais apparente.

La convenance, en architecture, est l'appropriation de l'édifice à sa destination. Un monument, dans son ensemble et dans toutes ses parties, doit revêtir une forme qui corresponde à sa fonction. Cette convenance contribue beaucoup à donner à l'édifice cet aspect caractéristique dont il a été parlé plus haut. La raison et le goût demandent à être satisfaits sous ce rapport, comme sous celui de la solidité. Les développements déjà donnés nous dispensent d'insister davantage sur ce point.

L'adaptation du décor consiste dans l'emploi de motifs qui sont bien en rapport avec le style et le caractère spécial de l'édifice et qui conviennent parfaitement aux formes décorées. Contentons-nous de rappeler ici que la beauté d'une décoration en relief ne consiste pas dans la profusion, mais dans le choix judicieux, la parfaite adaptation et l'heureuse disposition des motifs. Une certaine sobriété convient mieux d'ordinaire que beaucoup de richesse. Imitons les Grecs, qui ont révélé un si bon goût et tant de discrétion dans l'emploi de l'ornement. Même dans les plus somptueux décors, il doit y avoir des parties unies pour faire valoir celles qui sont ornées. De plus, les détails de sculpture ne sont toujours que l'accessoire. Ils ne doivent donc pas cacher ou altérer les lignes principales. Car la fonction de celles-ci est de relier les différentes parties du monument, et par là même,
de concourir à son unité.

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Message  Roger Boivin Jeu 29 Déc 2011, 4:31 pm

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IV. — LA COMPOSITION ARCHITECTURALE

La composition, en architecture, est l'art de grouper, de disposer de coordonner les éléments de l'édifice de manière à former un tout harmonieux. C'est l'opération principale de l'architecte, du point de vue de l'esthétique et, par suite, celle où il doit déployer le plus d'habileté comme artiste. Les qualités du beau en architecture et les règles déjà exposées se rapportent aussi à la composition architecturale ; mais nous voulons parler ici plus particulièrement de la meilleure manière de grouper les parties d'un édifice et d'employer les ordres. Ces deux choses constituent principalement l'art de la composition, en architecture, parce qu'elles font l'objet de l'invention et la disposition. Le mot composition a le même sens dans tous les arts. Il désigne toujours cette partie qui fait appel surtout à l'imagination créatrice.

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Message  Roger Boivin Jeu 29 Déc 2011, 4:50 pm

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Groupement des parties. — Dans une œuvre architecturale, il ne suffit pas que les éléments soient disposés suivant une certaine logique. Ils doivent aussi se grouper de manière à satisfaire autant que possible le regard. II faut que le spectateur puisse découvrir qu'une personne de goût, qu'un artiste s'est occupé de les coordonner. La première qualité d'un bon groupement est encore l'unité. Or, les éléments principaux d'une construction produisent une impression d'unité quand ils forment un tout visiblement complet. A cet effet, les diverses parties doivent se subordonner à un élément principal et dominant. La vue d'un bel édifice doit produire une sensation de repos ; nous voulons dire que l’œil ne sera pas embarrassé sur l'élément auquel il doit donner la préférence, mais se fixera immédiatement sur une partie principale. Quand le bâtiment ne présente qu'une seule masse, comme l'hôtel des Invalides, à Paris, par exemple, la disposition est bien simplifiée, et tous les éléments restent subordonnés à cette masse. Dans l'exemple choisi, le contour tend à une forme pyramidale, composée du corps de l'édifice et du dôme magnifique qui le couronne.

Lorsqu'il y a deux parties dominantes, elles peuvent produire un effet agréable, pourvu qu'elles soient uniformes, de même grandeur et reliées avec art. Voyez, par exemple, les deux tours de Notre-Dame de Paris et celles de la cathédrale de Reims.

Un groupe de trois éléments crée aussi d'ordinaire une heureuse impression. Quand ce sont des parties secondaires, comme des fenêtres, des arcades, elles peuvent rester de même grandeur. Mais lorsque ce sont des éléments principaux, comme des dômes, des tours, ces trois éléments doivent être absolument de deux dimensions différentes, pour que l'une domine les autres. On a tenu compte de cette loi dans la composition du plan de la basilique de Saint-Pierre, à Rome. Deux petits dômes placés latéralement et en avant du grand font valoir la forme incomparable de ce dernier. La cathédrale de Saint-Paul de Londres est un autre exemple de groupement parfaitement en harmonie avec cette règle. Deux tours semblables reliées par deux beaux portiques superposés forment la façade, tandis qu'un dôme majestueux surmonte la croisée du transept et domine tout le monument.

Quatre éléments importants, dont deux principaux et deux moindres, peuvent parfois donner satisfaction. Mais il faut que ces éléments soient placés symétriquement de chaque côté d'un axe et que l'édifice ait assez de longueur. Il est à remarquer que certains éléments secondaires, comme les arcades, les entre-colonnements, ne peuvent pas être groupés par quatre, parce qu'il y aurait une colonne au milieu, place ordinaire de la porte. C'est le nombre des colonnes qui doit être pair pour obtenir un nombre impair d'arcades ou d'entre-colonnements, et par suite un espace au centre.

Les groupes de cinq ou d'un plus grand nombre d'éléments importants ne sont jamais désirables, parce qu'ils divisent trop l'attention du spectateur. Quand ils ne peuvent être évités, la meilleure manière de procéder est de réunir plusieurs de ces éléments en un seul et de disposer celui-ci de façon à balancer les autres. Par ce moyen, le tout peut présenter l'effet d'une composition où l'on a fait dominer une partie intégrante. Dans tous les cas, il doit ressortir de l'ensemble une impression d'unité par la mise en valeur et en évidence d'un membre principal auquel les autres sont subordonnés. Il faut se garder surtout de réunir plusieurs parties égales et de formes différentes. Car alors, non seulement il n'y aurait pas d'élément dominant, mais encore le tout manquerait d'harmonie par la présence inopportune de ces parties disparates.

Telles sont les grandes lois du groupement dans la composition architecturale. Les mêmes règles s'appliquent à la coordination des parties moins importantes.

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Message  Roger Boivin Jeu 29 Déc 2011, 5:06 pm

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Usage esthétique des ordres d'architecture. — Quoique les ordres n'aient pas été créés pour servir de pure décoration, ils ne sont que trop souvent employés à cette fin. Les Grecs ont toujours bâti de manière à ne montrer qu'un étage à l'extérieur, et ils n'ont jamais employé la colonne que pour soutenir le toit. De cette façon, l'emploi des ordres était aisé et logique. Les Romains ont quelquefois superposé les étages et les ordres d'architecture. Mais par là, ils ont dépouillé ces derniers de leurs caractères propres ; car l'ordre était destiné à être employé seul et à déterminer le style de chaque construction. Il était réservé aux modernes de faire indifféremment usage des ordres et de les multiplier sans égard à leur destination primitive. Ces éléments d'architecture sont devenus ainsi de simples motifs de décoration. Les édifices à plusieurs étages présentent sous ce rapport un problème qui peut être résolu de trois manières : 1° décorer chaque étage d'un ordre différent (ordres superposés); 2° adapter le même ordre à plusieurs étages (ordre monumental); 3° se dispenser des ordres.

Il y a des inconvénients dans les deux manières d'employer les ordres pour les édifices élevés. Si l'on décore chaque étage d'un ordre différent, comme à l'hôtel de ville de Montréal, par exemple, on tombe dans le défaut des Romains ; on détruit l'unité d'impression que doit offrir le monument et l'on s'expose à obtenir des détails trop petits et trop rapprochés. Si l'on comprend deux ou trois étages dans le même ordre, comme l'a fait Claude Perrault dans la colonnade du Louvre, et comme nous en avons un exemple dans l'annexe de l'hôtel de ville de Montréal, l'effet produit est heureux, mais la logique demande que ces grandes colonnes correspondent à quelque chose de semblable à l'intérieur. Si celui-ci présente une salle à deux étages, ou de même hauteur que l'ordre, c'est très bien ; mais tel n'est pas toujours le cas. Toutefois, cette méthode semble encore la meilleure, et c'est celle qui est le plus souvent en usage aujourd'hui.

Quant aux édifices à dix, vingt étages et plus, comme on en construit dans les villes très populeuses, ils ne tiennent qu'indirectement à l'art architectural. Car il est difficile d'observer les règles du bon goût dans ces constructions percées d'une multitude de fenêtres, qui les font ressembler à des cages. Le but de ces ouvertures multipliées est évidemment d'éclairer le plus grand nombre possible de pièces sur un espace restreint de terrain. Mais aussi l'on constate aisément que le désir de la spéculation l'emporte ici de beaucoup sur l'amour de l'art 1. C'est dans ces édifices surtout qu'il vaut mieux se dispenser des ordres et avoir recours à d'autres motifs de décoration. Certains auteurs conseillent le choix du gothique, pour cette architecture commerciale, parce que ce style s'adapte mieux aux formes en hauteur. Ce serait peut-être le meilleur moyen d'arriver à traiter d'une manière esthétique ce genre de constructions.




Nous voici parvenu au terme de cette étude sur le beau dans l'art de bâtir. Les notions qu'elle renferme nous permettent, croyons-nous, d'apprécier, dans ses grandes lignes, une œuvre architecturale quelconque, et c'était là notre tâche et notre but. Nous avons considéré l'aspect esthétique de l'architecture, c'est-à- dire ce qui en fait cet art admirable qui a doté presque tous les pays de merveilleux chefs-d’œuvre. Les artistes constructeurs, en élevant dans nos villes tant de splendides monuments, imitent celui qu'on appelle souvent le divin architecte de l'univers. Rappelons à leur honneur, pour finir, ces vers de Sully Prudhomme, dans lesquels il décrit une statue allégorique de l'architecture sculptée par Carpeaux :

L'architecte, debout, orné de ses équerres,
Le pied sur une acanthe et les bras étendus.
Imposant l'ordre aux blocs savamment suspendus,
Prête un sourire auguste à la froideur des pierres !


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1) Un auteur définit ainsi les gratte-ciel de New-York : " Des ponts en fer posés debout sur une de leurs extrémités, et dans lesquels les wagons de passagers montent et descendent."

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Message  Roger Boivin Ven 30 Déc 2011, 2:18 pm

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CHAPITRE VIII

LE BEAU EN SCULPTURE




I. — NOTIONS GÉNÉRALES SUR L'ART DU SCULPTEUR

L'HOMME, toujours, eut la passion et le culte du beau. Dès les premiers âges du monde, il manifesta ce culte par l'imitation des êtres créés qu'il pouvait admirer dans l'univers. Il s'exerçait à reproduire en relief les objets que lui offrait l'inépuisable nature. La représentation pure et simple lui suffit d'abord. Telle est chez les Égyptiens l'image de la plante, de l'animal et de la figure humaine, qui devint en outre une graphique conventionnelle.

Plus tard, en Grèce, les idées se développent et l'art se perfectionne. Les sculpteurs ne se bornent plus à une simple imitation pittoresque, ils comparent les individus, copient les modèles, en tirent les formes les plus heureuses et composent des types. Puis ils taillent ces modèles dans le marbre ou les coulent dans le bronze, pour les rendre immuables et en quelque sorte immortels. Ainsi fut créé l'art sculptural, dont les productions charment si souvent le regard de l'homme.

La sculpture n'est donc pas un art créateur à la manière de l'architecture. Pour inventer, elle s'inspire des formes naturelles, et c'est ce qui la fait considérer ordinairement comme un art d'imitation. "La sculpture, dit Charles Blanc 1 , est l'art d'exprimer des idées, des sentiments ou des caractères, par l'imitation choisie et palpable des formes vivantes." C'est aussi l'art de traduire les sentiments au moyen d'éléments imaginés. Si l'imitation est souvent nécessaire au sculpteur, c'est comme moyen seulement. Il ne reproduit que pour concréter un idéal. Par la représentation de la plante, de l'animal, et spécialement de la figure humaine, l'art du sculpteur se place au rang des plus expressifs. Ces éléments fournissent à l'artiste des modèles qui, interprétés, lui permettent de traduire en des œuvres charmantes les idées les plus variées et tous les sentiments de l'âme. L'homme surtout présente, dans ses mouvements, ses attitudes et la manifestation de sa sensibilité, des beautés de forme et d'expression qu'on ne peut cesser d'admirer.

Les Grecs, qui ont excellé dans la sculpture comme dans l'architecture, ont laissé des modèles insurpassables de beauté plastique. " La sculpture grecque, dit Pellissier 2, est et restera classique, parce qu'elle unit la vérité à l'idéal et qu'elle offre au suprême degré la pureté des lignes, la grâce des contours, le naturel, l'aisance, l'animation, la noblesse expressive des attitudes."

L'objet principal de la sculpture, c'est le corps humain. Après avoir contemplé et reproduit certains éléments du monde créé, l'homme a retourné son admiration sur lui-même. Il a compris que la forme humaine, déterminée d'avance par la proportion et la symétrie, animée par l'expression et le mouvement, est, de toutes les formes vivantes, la plus parfaite et la plus capable de manifester la pensée et le sentiment. La statuaire naquit lorsque l'homme se mit à imiter son propre corps pour exprimer les idées qu'il voulait communiquer à ses semblables. Toutefois ce n'était là qu'un moyen d'expression. Mais bientôt l'artiste, épris de la beauté corporelle, s'en servit pour manifester le beau. La statuaire devint un art. Depuis, la plastique humaine a été l'objet d'une étude enthousiaste de la part des artistes. Les Grecs surtout y ont apporté une sorte de respect religieux. On eût dit qu'ils regardaient la beauté corporelle comme renfermant quelque chose de la beauté divine.

En faisant ainsi valoir l'esthétique de la forme humaine, le sculpteur s'en est constitué l'apologiste. Cependant, là ne s'arrête pas toujours sa pensée. Il travaille souvent aussi à la glorification des hommes de mérite en érigeant leurs statues sur les places publiques. Dans cette représentation de la valeur intellectuelle et morale se trouvent la part éducative et l'action civilisatrice de la statuaire. Les exemples de vertus que nous ont laissés les grands hommes se perpétuent ainsi à travers les siècles. Ils nous pénètrent de sentiments nobles et élevés. Combien de personnes, en traversant un jardin public, s'arrêtent soudainement devant une œuvre de sculpture, et, après un regard admirateur, partent le cœur remué de résolutions généreuses ! "Un statuaire, disait David d'Angers, est l'enregistreur de l'immortalité." Et Victor Hugo, soulignant pour ainsi dire la pensée même de l'artiste, lui dédiait ces beaux vers :

Va ! que nos villes soient remplies
De tes colosses radieux !
Qu'à jamais tu te multiplies,
Dans un peuple de demi-dieux !
Fais de nos cités des Corinthes !
Oh ! ta pensée a des étreintes
Dont l'airain garde les empreintes,
Dont le granit s'enorgueillit.
Honneur au sol que ton pied foule !
Un métal dans tes veines coule,
Ta tête ardente est un grand moule
D'où l'idée en bronze jaillit
3.

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1) Grammaire des arts du dessin.

2) L'Art ancien.

3) Feuilles d'automne.

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Message  Roger Boivin Ven 30 Déc 2011, 3:59 pm

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I. — NOTIONS GÉNÉRALES SUR L'ART DU SCULPTEUR (suite)


La statuaire revêt volontiers ses personnages du caractère héroïque. "Symboliser de hauts faits, de grandes vertus, d'idéales et sublimes pensées... voilà sa mission. Et c'est ce qui explique le parti que la religion a su en tirer. Elle lui a demandé, en quelque sorte, des monographies de ses saints, afin d'en décorer les triforiums de ses cathédrales, d'en orner les tympans et les porches de ses églises. Et ces beaux personnages de pierre ou de marbre, gravement alignés dans un mystique recueillement, exprimant la vie intérieure et la poésie surnaturelle de l'âme, impressionnent en effet le peuple qui franchit le seuil sacré... La statuaire chrétienne devient ainsi un agent fécond de progrès moral et religieux 1."

Chez les Grecs, l'art se confondait, pour ainsi dire, avec la philosophie et la religion. Les sages et les artistes étaient mis sur le même rang. Tous les citoyens avaient le plus grand respect pour les statues des dieux. Socrate, fils d'un sculpteur, cisela lui-même un groupe des Trois Grâces. Platon regardait la beauté du corps comme la marque ordinaire d'un esprit sain. " L'indifférence d'une nation en matière de sculpture, dit Charles Blanc, accuse un vice dans l'éducation publique... Ce n'est pas être complètement religieux que de mépriser ou seulement négliger l'étude de la forme qui est sortie des mains de Dieu si admirable, si harmonieuse, si profondément belle, que notre esprit suffit à peine à le comprendre et notre langage à le dire."

Mais cette étude ne doit pas faire tomber dans le sensualisme. Parce que le corps humain est un chef-d’œuvre, ce n'est pas une raison de le représenter dans toute sa nudité. Une telle reproduction de la beauté corporelle est de nature à ravaler la personne humaine plutôt qu'à l'élever. Du moment que l'art prend l'homme pour objet, il ne doit chercher à exprimer que ce qu'il y a de beau en lui : les formes les plus nobles du corps, le rayonnement de la vie, le reflet de l'âme sur la physionomie. Pour être suffisamment drapé, le corps ne perd rien de sa beauté. La statue de Minerve et la plupart des bas-reliefs du Parthenon, par Phidias, représentent des personnages vêtus. Les autres sont en partie drapés. En sont-ils pour cela moins beaux et moins admirables ? Est condamnable surtout le nu complet, le nu troublant, qui ne peu t être excusable, chez l'artiste, ni par le désir de révéler sa science de l'anatomie, ni par l'enthousiasme qu'excite en lui la beauté des formes humaines, puisque ces deux raisons n'empêchent nullement de couvrir ce qui doit l'être, ne fût-ce que par une draperie volante. " Les sculpteurs grecs de la meilleure époque, dit le Père Lacouture 2 , sans autre lumière que le tact exquis dont ils étaient doués, s'appliquèrent à éviter dans leurs œuvres tout ce qui pouvait provoquer les passions, afin que rien ne troublât l'admiration des spectateurs. Leurs œuvres, loin de rien perdre à cette absence d'attraits inférieurs, y trouvent une supériorité de beauté qui a fait le ravissement des siècles. De nos jours malheureusement, le plus grand nombre des artistes (en Europe) méconnaissent cette vérité et suivent une voie opposée. Leur première préoccupation paraît être de parler aux sens le langage de la passion." "Alors ce n'est plus la beauté qui charme, ajouterait Winckelman, c'est la volupté qui séduit." Hegel s'exprime ainsi sur le même sujet : " La pudeur est un commencement de courroux intérieur contre quelque chose qui ne doit pas être. L'homme qui a conscience de sa haute destination intellectuelle doit considérer la simple animalité comme indigne de lui. Il doit cacher, comme ne répondant pas à la noblesse de l'âme, les parties du corps qui ne servent qu'aux fonctions organiques et n'ont aucune expression spirituelle 3." Quand il est esthétique d'ailleurs et qu'il laisse suffisamment voir ou deviner la forme corporelle, le vêtement apporte de la variété dans une œuvre et lui aide à satisfaire aux conditions de l'esthétique. C'est ce que nous allons constater maintenant par l'étude du beau dans l'art du sculpteur.

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1) L'abbé Hurel: l'Art religieux contemporain.

2) Esthétique fondamentale.

3) Voir aussi l'Art et la morale, par le Père Sertillanges : cliquer ICI


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Message  Roger Boivin Ven 30 Déc 2011, 9:55 pm

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II. — LES QUALITÉS DU BEAU APPLIQUÉES À LA SCULPTURE :

L'EXPRESSION, LA PROPORTION, LA VARIÉTÉ, L'UNITÉ ET L'HARMONIE


L'expression.
— Pour nous donner l'émotion esthétique, une idée doit jaillir de l’œuvre sculpturale. Le physique seul de l'homme n'a jamais suffi à inspirer une œuvre vraiment artistique. Nous sommes trop habitués à voir la personne humaine vivante pour nous laisser émouvoir par sa représentation inerte. Il faut donc que la vie paraisse animer les formes du corps, qui ne sont, pour ainsi dire, que l'enveloppe de l'esprit. Le modelé de la physionomie surtout sera transfiguré par la vie intellectuelle et morale.

Les maîtres n'ont jamais perdu de vue cette alliance nécessaire de la forme et de l'idée, ce rapport étroit entre le corps et l'esprit. Phidias, par exemple, en sculptant son Jupiter Olympien, communiqua au visage du père des dieux l'expression d'une haute puissance, d'une aimable bonté et d'une douce sérénité. Dans son Moïse, Michel-Ange montre la force physique et morale unie à l'énergique sévérité qui caractérisa le législateur des Hébreux. Rude, dans son Chant du départ, exprime l'enthousiasme qui s'empare de tous, même des vieillards et des enfants, au cri d'alarme de la patrie. Cette expression et cette vie, le sculpteur les obtient au moyen de l'attitude des personnages, de leurs gestes et du jeu de leur physionomie. Dans le dernier exemple, la pierre semble crier, s'agiter, s'élancer vers l'ennemi. C'est l'expression qui anime et transfigure la matière. Plus cette expression est naturelle, majestueuse, élevée, plus l’œuvre est digne d'admiration. " Les beaux-arts, a dit Joubert, ont pour seule noblesse et ne doivent avoir pour seule ambition que de faire imaginer des âmes par le moyen des corps."

Pour que l’œuvre sculpturale soit parfaite, la manifestation des sentiments élevés doit s'allier à la beauté des formes corporelles. Or la beauté des formes sculptées s'exprime par le caractère et l'idéalisation du modèle. Vus de près, les plus beaux sujets laissent toujours paraître quelque lacune. Il faut donc corriger les défauts observés dans les individus pour s'élever à la perfection idéale de l'espèce. Par exemple, qu'un artiste veuille sculpter un cheval. S'il a le désir de produire une œuvre parfaite, il ira étudier le noble animal d'après nature. Il observera que tous les chevaux ne sont pas exactement semblables. L'un a la taille haute ou élancée, l'autre les membres lourds et trapus. Celui-ci se distingue par une crinière longue et fournie, celui-là par une tête élégante et altière. Mais tous ces chevaux ont des caractères communs qui les classent dans la race chevaline. L'artiste choisira parmi ces caractères ceux qui appartiennent à l'espèce et en composera un type qui se rapprochera le plus possible de la perfection qu'il a conçue.

Quand il s'agit de la forme humaine, la tâche est plus ardue, car ici la variété est presque infinie. Qui pourra énumérer les qualités, les physionomies et les expressions diverses qui se trouvent dans l'humanité ? Aucun type ne peut donc représenter le genre humain. Mais l'art peut arriver à produire une figure qui exprime la beauté de l'homme, sa noblesse, sa grâce. La méthode restera la même. L'artiste s'élèvera des qualités individuelles aux qualités génériques, par la comparaison de son œuvre avec ce que la nature lui offre de plus beau et ce que son imagination lui inspire de plus parfait. Phidias et tous les grands sculpteurs ne cessaient d'étudier ainsi les meilleurs
modèles. C'est par ce moyen qu'ils arrivèrent à un degré supérieur de perfection dans leurs ouvrages. " L’œuvre de Phidias étant à la fois caractérisée et belle, a écrit Charles Blanc, elle était une œuvre de sculpture par excellence. En effet, le caractère, qui peut suffire à la peinture, ne suffit point à la statuaire. Il lui faut encore la beauté. Pourquoi ? Parce que la statuaire n'ayant pas d'autre moyen d'expression que la forme, ne peut à aucun prix la sacrifier. Tandis que les peintres, pour compenser l'altération des belles formes, ont à leur disposition le trésor des couleurs, l'éloquence de l'âme dans, les yeux, la transparence du teint, toutes les apparences de la vie, toute la signification de la nature qui encadre leurs personnages, le sculpteur ne dispose que d'un marbre froid, d'un bronze dur, et ce bronze, ce marbre, sans la beauté des formes, ne sont plus qu'une pesante, une offense matérielle qui s'impose au regard1."

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1) Op. cit.

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Message  Roger Boivin Ven 30 Déc 2011, 10:35 pm

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L'expression sculpturale n'admet pas l'exagération. Le mot statuaire est un dérivé de stareêtre debout. Cette étymologie laisse assez entendre qu'une statue doit posséder un parfait équilibre. Et, pour que le regard ne soit pas offensé, cet équilibre sera non seulement réel, mais apparent. Il doit en être de lui comme de la solidité en architecture. Tout mouvement violent, exagéré, nuit à cette apparence de stabilité, de calme, de repos qui convient à une statue. Par conséquent, les situations que le sculpteur doit préférer sont celles qui expriment des actions peu compliquées, des passions contenues ou des états passifs de l'âme ; par exemple l'orgueil d'une victoire, comme dans le David de Michel-Ange ; l'humilité jointe au repentir, comme dans la Madeleine de Canova. Il n'en est pas de même dans le bas-relief. Ici, le sculpteur peut à son gré agiter les membres, déployer les draperies de ses figures. Le marbre qui les soutient corrigera tous les mouvements qui, dans l'espace, paraîtraient trop hardis.

Pour rester vraie et belle, la statuaire doit de même bannir l'excès dans le jeu de la physionomie. Par exemple, l'admiration poussée jusqu'à la stupéfaction, la crainte devenue voisine de l'épouvante, pourront peut-être un moment saisir les spectateurs, mais ce ne sera qu'aux dépens de la pureté des lignes et de l'effet soutenu. La dignité même du dieu ou du héros représenté n'est-elle pas une raison de garder à l’œuvre une certaine sobriété de mouvement et d'expression ? La divinité doit rester au-dessus des passions humaines, et le héros conservera, même dans la douleur, sa force et sa grandeur d'âme.

La statuaire antique nous fournit également des modèles de retenue et de mesure dans la pose et l'expression. Les Laocoon, les Niobides, nous montrent le paroxysme de la douleur tempéré par la modération des mouvements, ainsi que par l'expression d'une admirable fermeté. On ne doit faire exception que pour deux ou trois œuvres, comme le Gladiateur combattant et le Discobole, qui rachètent la violence du mouvement par la science de l'anatomie et le naturel du geste. "Condamné par les bornes de son art, dit encore Charles Blanc, à ne saisir qu'un instant du mobile spectacle de la nature, le sculpteur, plus encore que le peintre, doit choisir cet unique instant de manière que notre pensée y ajoute facilement ce qui a précédé et ce qui doit suivre. Puisque tout personnage de la peinture et de la statuaire est fatalement immobile et puisque la figure sculptée est encore plus immobile que la figure peinte, ne faut-il pas que notre imagination prête aux ouvrages de l'art le mouvement et la vie dont ils n'ont que l'apparence ? L'essentiel est donc pour l'artiste de mettre notre esprit en activité, de façon à nous faire voir par les yeux de la pensée ce que réellement nous ne voyons point."

La statuaire ne saurait représenter le vice, qui est un type de laideur. Puisque le mal est un désordre, il est incompatible avec le beau, qui est la splendeur de l'ordre. La statuaire, qui immobilise l'action, ne peut s'abaisser à perpétuer le laid. Elle est donc heureusement condamnée à ne représenter, à ne symboliser que des œuvres saines, des sentiments généreux, des idées nobles ou héroïques. Toutefois, il est permis au sculpteur d'exprimer des caractères bas et vils, au moyen d'êtres inférieurs ou de mélanges fantastiques de l'homme et de l'animal. Les Grecs, qui comprenaient excellemment l'art sculptural, inventèrent les faunes, les satyres et les centaures pour représenter les bas instincts de l'humanité. La bestialité introduite dans ces figures motive l'expression du vice et apporte le caractère là où ne pouvait être la beauté. Lorsque ces créations entrent dans un groupe où se trouve la figure humaine, comme dans le Thésée vainqueur du Minotaure, de Claude Ramey, ou l'Hercule domptant le centaure, de Jean de Bologne, elles servent à faire ressortir la noblesse de l'homme, déjà relevée dans cet exemple par les traits de l'héroïsme. Au moyen âge, les sculpteurs firent aussi usage d'êtres fabuleux ou fantastiques, pour symboliser le vice et l'antagonisme entre le bien et le mal. L'ornementation sculptée de cette époque nous offre une variété infinie de ces bêtes imaginaires. Le démon est représenté sous toutes les formes. Il est tantôt griffon, chimère ou sphinx, tantôt serpent, aspic ou dragon. Le symbolisme, dans l'art, peut donc excuser jusqu'à la représentation de monstres hideux.

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Message  Roger Boivin Ven 30 Déc 2011, 10:41 pm

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La proportion. — En sculpture, la proportion, il faut le remarquer, n'est pas libre, mais elle est imposée à l'artiste par la nature même de l'être qu'il représente. Le créateur a donné aux membres et aux organes de chaque espèce vivante des rapports de grandeur immuables, constants. Méconnaître ces rapports dans les œuvres d'art serait évidemment s'éloigner du vrai, première condition du beau. La caricature seule a le droit de recourir à une sorte d'anamorphose, unique moyen d'atteindre son but, qui est de ridiculiser. L'idée de proportion éveille nécessairement celle de comparaison, de relation, et, par suite, de commune mesure entre les différentes parties d'un tout. Nous avons vu qu'en architecture, l'unité de mesure est le module ou demi-diamètre de la colonne à sa base. Il fallait quelque chose de semblable, une règle, un canon, pour déterminer les proportions modèles du corps humain et guider les artistes dans leurs œuvres. Les maîtres de l'art, chez les différents peuples, n'ont pas toujours été d'accord sur ce point, et plusieurs systèmes ont été proposés.

Selon Prisse d'Avennes et Marchandon de la Faye 1 , les Égyptiens avaient choisi la main pour unité de mesure. Ce membre, «paraît-il, est le seul qui grandisse constamment dans la même proportion avec les autres parties du corps. Mais comme la main entière fut considérée trop longue pour préciser toutes les grandeurs, les Égyptiens recoururent à l'un des cinq doigts, le médium. Plus tard, chez les Grecs, le canon des Égyptiens fut perfectionné par Phidias, Polyclète et les autres grands sculpteurs. Polyclète exécuta une statue modèle où il fixa avec soin les proportions du corps humain. Elle représentait un des gardes du roi de Perse armé d'une lance. Les artistes la regardaient comme faisant loi : " Les canons des rivaux de Polyclète, disaient-ils, étaient l'ouvrage de l'art, mais celui-ci est l'art lui-même." Vitruve paraît avoir été le premier à prendre la tête comme unité de mesure du corps humain. " La tête, dit-il, depuis le bas du menton jusqu'au sommet, forme la huitième partie (de la stature)." Il fait remarquer aussi que l'homme, debout, les bras étendus en croix, se trouve avoir une hauteur égale à la largeur et peut être contenu dans un carré. Les modernes suivent généralement le système de Vitruve, tel qu'il est exposé depuis la Renaissance dans les écrits des peintres, des sculpteurs et des anatomistes. Jean Cousin, surnommé le Michel-Ange français, a laissé le même canon dans ses ouvrages didactiques. D'après ce système, il y a trois longueurs de tête pour le tronc, y compris le cou, et quatre pour les jambes. La longueur du bras mesure trois têtes, et celle de la main, une face (trois quarts de tête). Il établit également les proportions de la tête d'adulte, qu'il divise en quatre parties égales ou quatre longueurs de nez. Enfin, il fait remarquer que le crâne, chez l'enfant, par rapport au reste de la tête, est plus grand que chez l'adulte. Des canons semblables, que l'on trouve dans les ouvrages spéciaux, rappellent la mesure des yeux, des oreilles, de la bouche et de toutes les parties du corps.

Plusieurs auteurs apprécient de plus les changements que subissent les proportions de la stature avec l'âge. Parmi eux, Watelet est l'un des plus clairs. Voici l'essentiel de son intéressante théorie. Les proportions de l'enfant ne sont pas le diminutif exact de celles de l'homme fait, et l'on ne peut représenter le premier en diminuant proportionnellement toutes les parties du second. La tête, par exemple, dans l'enfance, est beaucoup plus grosse, comparativement au corps, que dans les âges subséquents. A trois ans, cinq fois la longueur de la tête forme la hauteur de l'enfant. A quatre, cinq et six ans, sa hauteur est de six têtes et plus, pour arriver, dans l'âge fait, à huit têtes. La proportion de sept têtes et demie convient à un jeune homme à la fleur de l'âge et dont une éducation délicate n'a pas encore permis le développement complet. C'est ainsi que se trouve proportionné l'Antinoüs. Une hauteur de huit têtes pour la figure entière convient à la stature d'un jeune homme dans le plein épanouissement de ses forces et rompu aux exercices physiques. C'est celle qui a été observée dans le Gladiateur combattant. L'âge viril se caractérise par des formes moins allongées. La statue de l'Hercule Farrièse a un peu plus de sept têtes et demie. Il semblerait que l'artiste a voulu faire sentir, par cette petite diminution, la consistance que laissent prendre aux hommes de cet âge des mouvements plus réfléchis et moins impétueux. L'approche de la vieillesse doit donner des formes encore plus trapues, qui dénotent l'appesantissement des parties solides. Le Laocoon n'a que sept têtes et demie. Dans l'âge extrême, le dépérissement occasionne différents changements dans les proportions, qui ne doivent plus être évaluées.

Le canon ainsi compris laisse néanmoins certaines libertés au sculpteur. Dans le corps humain, les parties peuvent se prêter à l'expression d'un caractère déterminé sans déroger aux proportions normales, pourvu que l'unité de mesure soit toujours prise dans l'homme même. Si l'artiste observe les relations réciproques de grandeur entre les différents membres, rien ne l'empêche de figurer à son gré des personnages trapus et lourds, ou élégants et légers. Car le canon s'applique au squelette, composé de parties osseuses et rigides, mais non à la musculature ni à la chair. En prononçant ou en atténuant ces dernières, le sculpteur peut donc exprimer le caractère qu'il désire. Nous trouvons deux beaux exemples d'applications différentes du canon dans l'Hercule Farnèse, de Glycon, et le Mercure volant, de Jean de Bologne. Le premier, par ses muscles prononcés, exprime une force physique imposante, tandis que le deuxième personnifie l'élégance, l'agilité, au moyen de la sveltesse des formes et de la hardiesse de l'attitude.

De ce qui précède nous pouvons déduire que la science première du sculpteur est l'ostéologie, qui étudie la forme et les proportions des os dans l'ensemble et dans chacune des parties de l'espèce vivante. Beaucoup moins importante est la myologie, ayant pour objet les parties élastiques du corps, car celles-ci sont sujettes à la variété infinie que la nature est chargée de présenter dans les individus. " Je tiens, disait Ingres, à ce qu'on connaisse bien le squelette, parce que les os forment la charpente même du corps, dont ils déterminent les longueurs, et qu'ils sont pour le dessin des points continuels de repère. Je tiens moins à l a connaissance anatomique des muscles. Trop de science en pareil cas nuit à la sincérité du dessin et peut détourner de l'expression caractéristique, pour conduire à une image banale de la forme."

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1) Histoire de l'art égyptien d'après les monuments.

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Message  Roger Boivin Sam 31 Déc 2011, 12:02 am

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La variété. — Dans la statuaire, la variété est une condition de logique et d'esthétique. Le sculpteur représente un être vivant. Il doit donc bannir de son œuvre la raideur et la contrainte, incompatibles avec le mouvement et la vie. Un personnage reproduit dans l'attitude d'une sentinelle fixe accuserait une immobilité qui ne tarderait pas à fatiguer le regard du spectateur. Cette apparente rigidité ne convient qu'aux représentations de personnes couchées dans la mort, comme il a été fait dans certains tombeaux. Hors ce cas, l'artiste choisira des attitudes et des poses exprimant l'aisance, la souplesse, l'action. Or rien de plus divers que les attitudes et les mouvements de l'homme. Même au repos, nous pouvons donner à nos membres une infinité de positions différentes. Il est donc facile d'obtenir la variété désirable.

Comme les mouvements chez l'homme ne se produisent pas ordinairement avec symétrie, il ne doit pas y avoir non plus symétrie parfaite dans l'attitude des quatre membres. L'un d'eux au moins prendra une pose un peu différente des autres. Les sculpteurs grecs, et, à leur exemple, certains artistes modernes, ont su donner une aisance et une grâce frappantes à la représentation de personnages immobiles, comme les caryatides, simplement par la flexion légère d'un bras, d'une jambe.

Souvent, dans une statue, l'un des deux bras s'étendra en un geste franchement articulé, comme dans celle de Marc-Aurèle à Rome. C'est ici le signe énergique d'un héros apportant la paix à un peuple irrité et envahi par l'ennemi. Parfois, la tête ou même tout le corps sera incliné, pour marquer certains mouvements physiques ou certains sentiments de l'âme, ou bien encore pour rendre l'attitude d'une personne appuyée sur un accessoire, comme dans le Satyre de Praxitèle ou l'Hercule Farnèse. Enfin le torse et tous les membres seront représentés quelquefois en une action vigoureuse, comme on le voit chez le Discobole, et surtout chez le Gladiateur combattant. Il faut toutefois reconnaître que le mouvement, dans le dernier exemple, est un peu violent pour la statuaire.

Lorsqu'il s'agit d'un groupe, la variété est plus facile encore, et elle s'impose aussi davantage, parce que les éléments dont dispose le sculpteur sont plus nombreux. Toutefois, lorsque tous les personnages du groupe s'acquittent d'une même action, comme dans les Chanteurs de Luca délia Robbia, il ne faut pas chercher la diversité aux dépens de la vérité.

Que le sculpteur vivifie donc son œuvre par le mouvement et les contours variés. Les grands artistes ont toujours vu la beauté de l'homme non seulement dans sa physionomie, mais dans son attitude et dans toute sa stature. C'est pourquoi un sujet bien ordonné plaît déjà par sa silhouette et révèle sa beauté même à distance. Quand une personne se dirige vers nous, ne se dessine-t-elle pas d'abord par ses mouvements et ses attitudes ? Le caractère d'un homme et les sentiments qu'il éprouve se manifestent aussi plus ou moins dans tout son être. "Chez l'homme, dit Marion 1, la facilité du mouvement est un signe habituel de certaines qualités morales qui sont précisément celles qui plaisent le plus. Par exemple, la souplesse et l'abandon du mouvement sont des signes de confiance de sympathie, de bonté..."

Il ne suffit pas de rechercher l'action, le mouvement, il faut tendre aussi à sa qualité esthétique. Chez les anciens, on attachait tant d'importance à l'élégance du geste, à la noblesse du maintien, qu'on leur imprimait un caractère religieux. Tel beau mouvement qu'on avait admiré chez une vierge portant les vases du sacrifice, ou dans l'action d'un jeune homme vaquant aux cérémonies, devenait un rite. Les artistes allaient aussi au milieu des danses étudier les belles poses, les allures agréables, et choisir celles qu'ils trouvaient dignes d'être fixées par la sculpture. Au théâtre d'Athènes, les spectateurs étaient tellement sensibles à la convenance du geste, que tout ce qui s'en éloignait était censuré sans pitié.

Le geste de la main est le plus apparent et aussi le plus expressif. C'est dire combien il importe qu'il soit esthétique. La première qualité du geste est le naturel. Il doit être dicté par une sorte de facilité native qui le rend significatif sans affectation ni raideur. Mais le naturel n'est pas suffisant. Le style doit aussi imprimer son cachet au geste en l'idéalisant. Qu'est-ce donc qui distingue l'idéal du naturel ? L'idéal est ici la marque, le caractère communiqué au geste en le résumant et en lui donnant l'apparence de la durée. Un signe, un geste peut être fait de diverses manières, aussi expressives les unes que les autres, mais sans avoir la même beauté. Dans ces nuances, souvent insensibles au vulgaire, l'artiste saura distinguer celle qui convient à son œuvre, à savoir le geste typique, durable, idéal.

Contrairement à l'acteur, qui est obligé quelquefois d'amplifier son action pour mieux faire sentir certains passages, le statuaire doit choisir le mouvement qui se prête le mieux à être représenté immobile, cristallisé, éternel. L'exagération nuirait à cette représentation. La sculpture étant muette, un geste outré désavouerait ce silence.

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1) Leçons de psychologie.

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Message  Roger Boivin Sam 31 Déc 2011, 12:04 am

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Dans la statuaire, la draperie est un autre élément de variété et même d'élégance ; et par draperie, il faut entendre ici tout vêtement qui, n'ayant rien de spécial, peut convenir à tout climat, à tout pays. Le costume, au contraire, est le vêtement particulier d'un peuple, d'une époque. L'antiquité, dans ses meilleures périodes, drapa ses figures, tandis qu'aux siècles de décadence, elle les costuma.

La draperie ne doit pas adhérer complètement à la peau. Ce serait manquer à la pudeur et même au vrai sentiment de l'art. A quoi servirait le vêtement si le nu transparaissait au travers ? Une figure ainsi drapée ne montrerait que des formes émoussées et serait moins chaste que la nudité même. D'autre part, le vêtement ne doit pas tellement cacher le corps et les membres qu'on n'en puisse plus découvrir le mouvement. Le sculpteur et le peintre sacrifieraient par là même l'un des plus grands moyens d'expression. Il faut donc un juste milieu. Molière, dans les vers suivants sur la Gloire du Val-de-Grâce, exprime élégamment ce que demande ici l'art :

....................................ces belles draperies,
Dont l'ornement aux yeux doit conserver le nu,
Mais qui pour le marquer soit un peu retenu,
Qui ne s'y colle point, mais en suive la grâce. ..


S'il faut que le vêtement montre le mouvement de la figure, il doit faire voir aussi l'action que cette figure vient de terminer ; et cela par le brisement des plis, dont la tendance à une première direction a été contrariée par une direction nouvelle. On ne peut réussir cette partie d'une œuvre sculpturale sans l'étudier d'après nature. C'est du reste ce que faisaient les maîtres. Ils avaient tellement l'amour de la vérité dans l'art que, souvent, ils étudiaient les membres d'abord nus, puis drapés.

Les Grecs, ces maîtres immortels, nous ont enseigné comment traiter le vêtement dans la sculpture. Quelle grâce, quel naturel, quelle élégance, par exemple, dans les Victoires drapées du temple de la Victoire Aptère, à Athènes ? Les plis s'effacent, s'écartent, se pressent, se creusent ou se cassent, suivant les formes qu'ils recouvrent et le mouvement du sujet. Il est vrai que le vêtement des Grecs était plus esthétique que le costume moderne. Il laissait mieux voir le modelé et l'action du corps, prêtait à la stature une aisance noble et distinguée. Mais il faut dire aussi que les artistes ont su tirer avantage de toutes ces qualités dans leurs œuvres.

Le perfectionnement le plus raffiné de la draperie se trouve dans la frise du Parthenon exécutée par Phidias. Il était réservé à ce grand sculpteur de révéler jusqu'à quel point le vêtement peut devenir l'image de nos habitudes morales. Les tuniques des jeunes filles qui forment la procession des Panathénées prennent un caractère religieux par la symétrie et la régularité de leurs plis. Ces draperies, qui semblent n'avoir été touchées par aucune main, ni même par le souffle du vent, témoignent en quelque sorte de la virginité de celles qui les portent.

Phidias et ses contemporains ont si bien nuancé l'expression du vêtement, que les statues et les bas-reliefs exécutés par eux et qui nous sont parvenus tronqués, peuvent être reconnus par ces nuances. La draperie de ces sculptures révèle clairement quel est le dieu ou le personnage représenté et quelle action il accomplit. C'est ainsi que, par la puissance d'un art insurpassable, le vêtement est devenu l'expression muette d'une condition, d'un état d'âme.

Mais l'artiste n'a pas toujours le choix du vêtement, et parfois le costume moderne s'impose avec tous ses défauts. Ce costume, au lieu de laisser soupçonner les formes du corps, les dissimule, les contrefait ou les gêne, et, pour observer les convenances historiques sans pécher contre les règles de l'art, le sculpteur est parfois obligé de s'écarter de l'imitation littérale. C'est ce que fit Houdon pour son Voltaire. La statue étant destinée à un intérieur, il habilla son sujet d'une ample draperie possédant tout à la fois le caractère d'une robe d'étude et celui d'une toge.

Cependant, lorsque la figure doit occuper un haut piédestal, au milieu d'une place publique, d'autres conditions s'imposent à l'artiste, qui est bien obligé alors de vêtir son sujet du costume historique. Même dans ce cas, par une introduction de certains accessoires du vêtement, un sculpteur de goût donnera un caractère esthétique à son travail. Un roi, par exemple, sera revêtu de son manteau, un juge, de sa toge. Les attributs, ou objets symboliques accompagnant le personnage, finiront de préciser la signification de l’œuvre.

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Message  Roger Boivin Sam 31 Déc 2011, 12:46 am

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L'unité et l'harmonie. — Il reste à considérer les deux dernières qualités du beau en sculpture : l'unité et l'harmonie.

L'unité que le sculpteur doit principalement chercher dans son œuvre est celle qu'on pourrait appeler unité de convergence. C'est la qualité par laquelle l'expression du geste et celle de l'attitude répondent à l'expression du visage. C'est l'union organique qui fait que, dans un groupe, tous les personnages sont ordonnés de manière à faire valoir l'idée maîtresse de la composition. La puissance d'expression d'une œuvre dépend de cette convergence des éléments sensibles mise en rapport avec l'idée et le sentiment de l'artiste. Voyez dans le Chant du départ de Rude comme tous les personnages paraissent animés du même enthousiasme et s'élancent unanimement à la défense de la patrie, comme tous les éléments sont conçus de façon à exprimer le plus pur patriotisme ! Un autre bel exemple d'unité parfaite en sculpture se trouve dans une œuvre ancienne appelée Diane chasseresse. La déesse et la biche qui l'accompagne s'avancent comme mues d'un même élan. Pour marquer davantage l'union des deux éléments du groupe, l'artiste a représenté Diane tenant la biche par une corne. On ne peut mieux comprendre l'unité.

C'est donc en créant des parties faites l'une pour l'autre, et en conformant leur expression à l'idée dominante de la composition, que l'on obtiendra l'unité désirable, l'unité vivante. Le résultat, si l'on suppose par ailleurs qu'on a tenu compte des autres conditions du beau, sera la délicate harmonie des maîtres. La sérénité qui émane de leurs œuvres, le charme qu'elles laissent dans l'âme, sont la preuve de compositions vraiment harmonieuses. Même en un sujet douloureux ou convulsif, elles produisent encore cette impression de calme qui distingue l'art du réel. Le Laocoon ou la Niobé, le Christ de Carpeau ou la Pietà de Michel-Ange possèdent une dignité, une majesté qui s'élève bien au-dessus du spectacle que nous offrirait une réalité correspondante.

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Message  Roger Boivin Sam 31 Déc 2011, 3:01 pm

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III . — CONDITIONS D'ESTHÉTIQUE PARTICULIÈRES À LA SCULPTURE


Deux cas particuliers à la statuaire s'offrent maintenant à notre étude : les tenons dans les sujets détachés et la perspective dans les bas-reliefs. Lorsqu'un membre de la figure sculptée s'éloigne de la masse au point de causer un manque de solidité, l'artiste est obligé de le soutenir au moyen d'un tenon. On appelle ainsi une partie étrangère au corps de la statue et que le sculpteur conserve ou place pour assurer une résistance suffisante à l’œuvre. Les tenons sont aussi des accessoires qui entrent dans certaines compositions simplement comme motifs adhérents, par exemple une stèle ou un tronc de colonne.

Ces additions motivées sont-elles inesthétiques ? Oui, si l'artiste ne sait pas les dissimuler habilement ou s'en servir comme d'objets nécessaires à la figure sculptée. Certains statuaires les utilisent pour meubler des vides qui, sans cela, seraient trop considérables, ou pour élargir la partie inférieure de la statue et lui donner plus de stabilité. Parfois les tenons permettent aussi de produire de la variété, en opposant, par exemple, l'écorce rugueuse d'un tronc d'arbre, ou les plis prononcés d'une draperie, à la surface unie de la chair.

Nous trouvons des exemples de tenons qui figurent avec art dans les marbres antiques. Le Faune de Praxitèle s'appuie élégamment sur un tronc d'arbre, comme pour prendre un peu de repos au milieu de ses courses champêtres. La biche qui accompagne la Diane chasseresse bondit près d'une tige morte, pour annoncer la forêt où va s'enfoncer la déesse. La jambe droite du Discobole de Naucydès est rattachée à une souche par un tenon qui aide à contrebalancer le poids du disque que le jeune homme, le Discobole, tient à la main gauche. Chez les modernes, Pradier fut peut-être celui qui se joua le plus des difficultés que présentent les tenons. " Il y voyait, dans certains cas, dit Charles Blanc 1, non pas un aveu de l'impuissance du sculpteur, mais une nécessité heureuse; et par cela seul que de pareils moyens sont étrangers à toute imitation de la nature, il les considérait comme indiquant avec franchise une œuvre façonnée de main d'homme, une forme adhérente encore, par une attache dernière, au bloc de marbre d'où le génie de l'homme l'a tirée."

Mais cette habileté de l'artiste dans la pratique de son art n'empêche pas que, d'une manière générale, on doive éviter l'emploi des tenons. Trop souvent ces parties ne deviennent nécessaires que par une trop grande hardiesse du sculpteur à reproduire des mouvements violents. De ce point de vue, Michel-Ange enseignait la modération du geste en sculpture par cette hyperbole : " Il faut qu'une statue se compose de telle sorte qu'elle puisse rouler du haut d'une montagne sans qu'aucun de ses membres vienne à se rompre."



En ce qui concerne la perspective, les sculpteurs grecs n'ont jamais oublié que le fond de leurs bas-reliefs était un plan solide et qu'ils ne pouvaient le considérer comme représentant l'atmosphère. Toujours logiques dans leur art, ils n'ont jamais essayé de reproduire, en sculpture, l'apparente profondeur d'un tableau. Les ombres que porte un bas-relief sur le fond d'où il sort accusent assez clairement la présence de ce fond, et c'est un contresens que d'y représenter des objets éloignés. Du reste, si l'on voulait faire cette représentation, il faudrait diminuer graduellement la dimension des figures suivant les règles de la perspective. Mais les ombres portées 2 seraient nécessairement aussi fortes pour les parties éloignées que pour les rapprochées, et il y aurait encore là contradiction. Non, le sculpteur ne peut dans le bas-relief produire la même illusion qu'en peinture, et, en voulant simuler l'espace, il s'éloigne sans raison de la vérité. La sculpture antique, avec son manque de perspective, est plus esthétique que le bas-relief moderne dans son ambition à représenter la profondeur. On ne peut alléguer, pour expliquer cette abstention de la part des Grecs, qu'ils ne connaissaient pas la perspective, car, au dire de Vitruve, des peintres contemporains d'Eschyle avaient déjà appliqué les lois de cet art à des décorations scéniques. Ce n'est donc point ignorance de leur part. La vérité, c'est que leur goût esthétique se refusait à rompre la gravité de l'architecture par des représentations qui eussent paru percer la muraille pour se continuer au delà.

Signalons aussi le défaut de ces bas-reliefs où le raccourci des objets est nécessairement trop prononcé, où, par exemple, le pied d'une jambe représentée en mouvement paraît toucher la cuisse. Encore une fois, pourquoi rechercher puérilement des illusions impossibles ou permises seulement en peinture ? Il vaut beaucoup mieux obéir à des lois logiques et satisfaire à des vérités indiscutables que d'intéresser simplement par des poses hardies ou par certains jeux de lumière et d'ombre. Le sculpteur gardera la bonne voie, s'il se dirige suivant les principes et les modèles de l'art grec et s'il respecte les limites que cet art s'est lui-même imposées. Toujours mesurés dans leur élan, toujours délicats dans leurs œuvres, les Grecs nous enseignent que la sculpture en bas-relief n'est jamais mieux dans son rôle que lorsqu'elle épouse le caractère de l'objet ou du monument qu'elle décore. Les frises du Parthenon, sculptées par Phidias, sont, dans ce sens, de la plus haute qualité et montrent la perfection idéale du bas-relief. Comme elles sont admirables ces figures qui se succèdent en une longue et majestueuse procession et qui semblent passer en effleurant la muraille, comme des fantômes prêts à s'effacer au moindre souffle d'un vent indiscret. Aussi, l'auteur de cette frise restera le maître immortel de tous ceux qui manient le ciseau. Nul ne parviendra jamais à produire des œuvres qui surpassent en grandeur et en sublimité celles de cet Homère de la sculpture 3 . Que les artistes rafraîchissent et fortifient donc leur talent par la contemplation de cet art toujours jeune et auquel on peut appliquer ce vers de Boileau :

C'est avoir profité que de savoir s'y plaire.

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1) Op. cit.

2) On appelle ombres portées des ombres projetées sur une surface par un corps éclairé.

3) Voir une étude des œuvres de Phidias dans l'Art ancien, par Pellissier.

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Message  Roger Boivin Sam 31 Déc 2011, 4:04 pm

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IV. — LA COMPOSITION SCULPTURALE


Ce chapitre ne serait pas complet sans quelques notions sur la composition sculpturale. L'effet plus ou moins puissant de l’œuvre du sculpteur dépend de la manière dont les éléments sont associés, ainsi que de l'expression générale. Premièrement, la combinaison des parties doit montrer chez l'artiste l'unité de conception et de but. A cet effet, il faut qu'il tienne compte de la dépendance de certains éléments quant à leur position et à leurs proportions relatives. Deuxièmement, l'expression doit être en rapport avec le sujet, et chacune des parties, concourir à rendre la composition claire et saisissante. C'est une condition sine qua non d'unité. L'art de la composition, pour le sculpteur, consiste donc principalement à bien grouper les éléments et à leur donner l'expression qui leur convient. Comme nous avons déjà étudié ces qualités du beau dans la sculpture en général, nous ne les considérerons ici que du point de vue de l'invention et de la technique.

Faisons remarquer d'abord que la qualité du groupement, dans une composition sculpturale, dépend beaucoup plus du développement des facultés esthétiques de l'artiste que des principes sur lesquels il peut s'appuyer, car ce groupement peut se faire d'une infinité de manières. Les principes, ici, se déduisent plutôt des œuvres individuelles des maîtres que de l'ensemble de la sculpture. Ils ne sont donc pas applicables à tous les cas. Il est cependant des formes de composition généralement agréables, des arrangements du tout et des parties universellement reçus comme esthétiques. L'artiste ne peut facilement s'en départir sans détriment pour son œuvre. Telles sont les dispositions fondées sur les deux principes suivants.

- Le premier s'énonce ainsi : les formes de groupement qui plaisent le plus à l’œil sont celles qui se rapprochent de la pyramide, du cône, du cercle et de l'ovale. L'expérience est là pour le prouver. La disposition qui donne à l'ensemble une forme plus ou moins pyramidale est souvent employée, parce que, dans toute composition, il y a nécessairement une partie principale et une ou deux autres parties de moindre importance. La pyramide toutefois doit être dissimulée, car si elle était trop apparente, elle produirait un effet désagréable. C'est pourquoi il faut briser la ligne d'ensemble en certains endroits.
- Le deuxième principe est celui-ci : la répétition, l'uniformité, en composition sculpturale, est ordinairement inesthétique, excepté dans certains sujets allégoriques, décoratifs ou religieux, où l'on cherche un effet de repos, une expression du sublime ou une impression profonde quelconque. Enfin rappelons que les personnages sont ordinairement plus rapprochés en sculpture détachée (plein relief) qu'en peinture. On diminue par là le volume de la matière et on supprime les masses inutiles.

Si la composition se réduit à un seul personnage, à une statue, la tâche du sculpteur est évidemment simplifiée. Il lui reste quand même à chercher pour son sujet — comme d'ailleurs pour chacun des personnages d'un groupe — l'attitude, le geste, le vêtement et surtout l'expression, que nous allons maintenant étudier.

Commençons encore ici par une notion générale, en faisant remarquer que les marbres antiques, excellents modèles de beauté plastique, ne peuvent guère rendre l'expression, la grandeur d'âme, les sentiments élevés et surtout la piété. Les divinités grecques, devant généralement leur origine à la glorification de quelque passion, ne pouvaient donner d'autres exemples que ceux d'une beauté corporelle hautement idéalisée et d'une expression saisissante de puissance, de bonté et de dignité. C'est déjà beaucoup, il est vrai, et l'on peut même dire que l'art de Phidias — le plus pur qui fût chez les Grecs — contenait en germe ce spiritualisme religieux que le christianisme est venu étendre, élever et vivifier. Car la révélation a ouvert au monde une voie autrement plus vaste à l'expression des sentiments de l'âme que celle de l'antiquité. L'amour de Dieu, la pureté du cœur, la contrition, etc., sont autant de vertus et d'affections surnaturelles inconnues de l'ancienne Grèce et qui spiritualisent l'art chrétien. Or le reflet de la beauté morale rayonnant sur la figure des saints est un sujet autrement digne d'être idéalisé que la beauté des dieux de la mythologie.

Mais comment rendre cette haute expression ? Il est impossible ici d'indiquer des procédés. Si le sculpteur n'est lui-même pénétré de sentiments vertueux, il ne peut les informer en son marbre. S'il nourrit depuis longtemps son âme de pensées pieuses, les moyens didactiques lui sont inutiles. On ne peut pas non plus facilement étudier cette expression d'après le modèle vivant, car les formes que prennent certains muscles de la face, dans les émotions et affections de l'âme, sont causées par des contractions et des détentes involontaires qui dépendent uniquement de la sensibilité. Il reste cependant une dernière ressource : l'étude des chefs-d’œuvre de l'art religieux, surtout de ceux du moyen âge, qui rendent si bien la vie morale. Quel reflet de douce sérénité, de calme tendresse, de parfaite pureté dans les statues des cathédrales gothiques !

Quant à l'expression sur le visage, de la peur, de la colère et de toutes les émotions violentes, nous avons vu qu'elle ne se prête pas à la statuaire et que c'est par exception que le sculpteur peut y avoir recours. C'est du moins le sentiment de plusieurs auteurs. Quoi qu'il en soit, les règles relatives au jeu de la physionomie peuvent se résumer comme suit : dans les sensations agréables les muscles se dilatent ; ils se concentrent vers le milieu du visage dans les émotions pénibles 1.

L'attitude et le geste, autres facteurs de clarté dans l'expression, sont soumis à des règles d'une application plus facile que les précédentes. Tous les membres doivent prendre des poses qui aident à traduire les sentiments de l'âme, mais le geste, l'un des principaux interprètes de nos émotions, doit particulièrement être expressif. Or le mouvement du bras et de la main sera d'autant plus expressif et esthétique qu'il sera plus naturel.
J.-I. Samson a écrit : L'art, c'est le naturel en doctrine érigé.

De même que l'acteur modèle quelquefois son geste sur la statuaire, surtout la statuaire antique, de même le sculpteur peut s'inspirer du geste de l'acteur, pourvu qu'il en bannisse l'exagération permise au théâtre. En outre, comme il a été dit plus haut, l'action ici doit être idéalisée, c'est-à-dire rendue typique, durable. En opérant cette idéalisation, on fera bien de se rappeler que la passion incline à étendre le geste, la réflexion à le contracter, l'affection à le modérer.

L'énergie de l'expression, traduite par l'attitude du corps et des membres, ne doit pas nuire à l'harmonie. Une pose est harmonieuse, ordinairement, quand il existe un équilibre parfait entre les différentes parties du corps de chaque côté de son centre de gravité.

Une pratique contraire à l'harmonie, c'est l'emploi de l'angle droit dans la position des membres. Il faut préférer l'angle obtus, qui est plus gracieux. Enfin beaucoup d'autres notions sur la pose et le geste s'obtiennent par l'étude de l'antique et du modèle vivant, étude que rien ne peut remplacer.

Ce qui précède est bien de nature à persuader que la statuaire est un art difficile, qu'il faut du talent et une préparation sérieuse pour l'exercer. C'est pourquoi, sans doute, il existe moins d’œuvres de sculpture que des autres arts plastiques — entendez des œuvres originales et non des reproductions. Le sculpteur se forme par des études constantes, beaucoup d'observation, une grande pratique du dessin et un soin particulier à développer son sentiment esthétique. "Nous transposons d'après notre vision, disait Rodin, et qui n'a point l’œil rompu au dessin, aux nuances de la forme, ne voit point juste ni aussi bien que nous." Ce n'est donc que par un travail opiniâtre que le sculpteur parvient à une grande puissance de conception et d'exécution. Mais aussi, quelle consolation, quelle joie, quel triomphe, quand il a réussi à dégager une beauté plastique idéale, qu'il a pour ainsi dire recréé un type humain parfait ! De quel amour fier il considère ce type reproduit en une forme immuable et qui vivra peut-être pendant des siècles !

Cependant la beauté corporelle seule ne suffit pas pour produire un chef-d’œuvre, et il est bon de le rappeler en terminant. Il n'y a pas de grand art sans élévation morale. "Dans les sublimes inspirations réalisées par Phidias et Michel-Ange, dit Roger Peyre 2, apparaissent toujours, à l'honneur de l'humanité, ces deux idées : la divinité et la patrie." C'est le christianisme qui a porté la statuaire à sa plus haute expression. Pour le sculpteur chrétien, ce qui intéresse, ce qu'il faut voir à travers le corps de l'homme, c'est l'âme immortelle, l'âme aux idées immuables. La beauté corporelle, pour lui, n'est qu'un moyen de faire transparaître cette âme et d'atteindre par sympathie celle de ses semblables, pour les élever vers l'idéal souverain, l'idéal de l'infinie et adorable Beauté. Comprenant la puissance civilisatrice et l'influence morale de son art, le sculpteur sent qu'il n'a pas été créé simplement pour reproduire les œuvres divines, mais pour en être, en quelque sorte, le continuateur. S'il idéalise et transfigure la beauté humaine, c'est pour imiter Celui qui en a été le premier auteur. Ainsi le commencement et la fin de l'art chrétien se trouvent en Dieu. Divine est son origine, divine est sa fin.

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1) Cette règle sera développée dans un article sur le beau en peinture.

2) Histoire générale des beaux-arts.

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Message  Roger Boivin Lun 02 Jan 2012, 5:13 pm

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CHAPITRE IX


LE BEAU EN PEINTURE




I. — NOTIONS GÉNÉRALES SUR L'ART DU PEINTRE


L'ART pictural est le plus parfait des arts du dessin. Il ressuscite la forme et la couleur des objets, engendre la lumière qui les éclaire et traduit même toutes les conceptions de l'esprit. A l'inverse de l'architecture et de la sculpture, qui se lient simplement au monde extérieur, la peinture crée son milieu, son air, sa lumière. Elle dispose pour ainsi dire des éléments et les combine à son gré. Aussi des trois arts plastiques la peinture est-elle le plus populaire. Facilement comprise des foules, elle les attache par une attirance secrète.

La peinture est restée longtemps rudimentaire. Pourquoi s'est-elle développée plus lentement que les deux autres arts du dessin ? Probablement à cause de son caractère moins utilitaire. Elle ne fut d'abord qu'une coloration symbolique des bas-reliefs qui ornaient les temples. Décorative elle-même, elle arriva plus tard à produire des effets grandioses, mais toujours sans se détacher de la muraille. Les maîtres grecs lui procurèrent une certaine indépendance par l'exécution de quelques tableaux distincts. Mais il paraît bien qu'elle ne s'émancipa complètement qu'avec le christianisme. Il fallait à celui-ci un art éminemment expressif, qui pût reproduire la figure humaine dans ce qu'elle a d'intime, qui permît enfin d'exprimer parfaitement la beauté et l'élévation morales ; et, seule, la peinture pouvait réaliser cet idéal. La religion chrétienne l'éleva donc à l'honneur sous toutes ses formes. Cependant elle n'atteignit sa plus grande perfection qu'à l'époque si féconde de la Renaissance. Les maîtres d'alors, en opérant l'alliance harmonieuse de la beauté plastique avec l'expression des sentiments chrétiens, élevèrent l'art pictural à sa plus haute perfection.

La peinture fournit à l'artiste de grandes ressources. Le dessin, la couleur, la perspective, la lumière et l'ombre s'unissent en elle pour reproduire d'une manière ravissante la figure humaine et toutes les beautés de la nature. Aussi les avantages du peintre sur le sculpteur sont-ils multiples. Celui-ci représente des situations, des états d'âme ; celui-là, des actions, des scènes animées, ce qui touche beaucoup plus le spectateur. Le peintre étant moins embarrassé par la matière, il peut davantage donner libre cours à son imagination et varier ses compositions à l'infini. Il place par exemple ses figures sur des plans terrestres qui paraissent plus ou moins éloignés, ou sur des nues qui semblent les porter. Il les glisse dans la profondeur d'un paysage, ou les pose sur un vaisseau ballotté par les flots. Ici elles sont campées dans une lumière éblouissante; là, à peine montrées dans la quasi obscurité d'un jour atténué. Et toujours, elles apparaissent avec la vie, l'animation, le coloris qui leur sont propres, au milieu d'objets qui leur donnent encore plus de relief et de vérité. Les effets nombreux, variés et puissants dont dispose la peinture pour s'emparer des sens et de l'esprit, lui assurent une influence exceptionnelle. Elle est capable d'élever l'âme des nations par la dignité de ses représentations, comme elle peut en abaisser le niveau moral par des spectacles lascifs ou obscènes. C'est l'idée qu'émettait Paul Reynier quand il dédiait à Overbeck les vers suivants :

Maître, tu comprends bien ta mission austère.
L'art ne fut point créé pour ramper sur la terre ;
A travers l'idéal il doit montrer le ciel.
Malheur à l'insensé qui souille son génie,
Si par la volupté sa palette est ternie !
Plus riche est son pinceau, plus il est criminel !


Charles Blanc 2 a écrit de belles pages sur l'influence moralisatrice de la peinture. En voici l'un des passages les plus saillants : ''Sans être ni un missionnaire de la religion, ni un professeur de morale, ni un maître de gouvernement, la peinture nous moralise, parce qu'elle nous touche et qu'elle peut éveiller en nous de nobles aspirations ou d'utiles remords. Ses figures, dans leur éternel silence, nous parlent plus haut et plus fort que ne le feraient les philosophes ou les moralistes, des hommes semblables à nous. Leur immobilité met notre esprit en mouvement. Plus persuasives que le peintre qui les a créées, elles perdent le caractère d'un ouvrage humain, parce qu'elles semblent vivre d'une vie supérieure et appartenir à un autre monde, au monde idéal."

L'objet de la peinture, d'après la définition même de cet art, s'étend à notre existence entière. C'est donc avec raison qu'on a nommé la peinture le miroir de la vie. Mais ses représentations ne doivent pas être toutes placées au même rang. L'importance d'une œuvre dépend nécessairement de celle du sujet, ainsi que de la difficulté de l'exécution. Considérera-t-on avec le même intérêt la peinture d'un corps inorganique, ou d'un animal, et celle de l'homme, la forme la plus belle, la plus noble, la plus élevée du monde visible ?

_______


1) Grammaire des arts du dessin, pp. 483 à 486.

2) Avec son extraordinaire mine de plomb, taillée pour son génie, à la fois solide comme un burin et plus légère qu'une antenne de libellule, Ingres produisait des effets de force. C'est ainsi qu'avec la même simplicité d'écriture, il donne aux visages des femmes une suavité incomparable et à ceux des hommes l'énergie expressive que nous avons eu lieu d'admirer. —H. Lapauze, les Anna- (..)



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Message  Roger Boivin Lun 02 Jan 2012, 7:14 pm

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I. — NOTIONS GÉNÉRALES SUR L'ART DU PEINTRE (suite)


L'art pictural, avons-nous dit, se compose de quatre éléments : le dessin, la couleur, la perspective et le clair-obscur.

L'élément essentiel est le dessin, qui reproduit la forme des objets et que l'illustre Ingres appelait la probité de l'art." Le dessin, disait-il, comprend les trois quarts et demi de ce qui constitue la peinture." Et il est hors de doute que l'auteur du Vœu de Louis XIII s'y entendait mieux que personne 3. Le dessin ne doit pas être une servile imitation de la forme, car une photographie serait dès lors la perfection du genre, et elle devrait être préférée à un tracé de Raphaël ou de Michel-Ange. La représentation la plus fidèle n'est pas toujours la plus vraie, ni le travail mécanique et aveugle un digne substitut à l’œuvre intelligente du dessinateur. Comme l'indique si bien sa vieille orthographe (dessein), qui était encore en usage au XVIIe siècle, le dessin est un projet ou l'expression d'une pensée. En cette qualité, il doit nous révéler quelque chose de supérieur à la réalité. Il traduit le caractère de l'objet dessiné, son aspect typique, ou bien il reflète le tempérament de l'artiste, sa manière, son style. Voilà comment sont rendus intéressants les croquis des maîtres. Pendant qu'ils atténuent ou négligent sciemment certaines formes accidentelles, ils en augmentent ou en amplifient d'autres plus significatives et plus caractéristiques. De cette manière, le crayon d'un maître, au lieu d'être l'esclave de la nature, s'en fait le dominateur.

Le deuxième élément de la peinture est la couleur. Ayant à reproduire toute la nature, le peintre ne peut la rendre expressive sans lui emprunter son langage, qui est le coloris aussi bien que la forme. La couleur devient nécessaire surtout quand il s'agit de représenter les corps inorganiques, car c'est par elle que s'affirme leur caractère principal. Mais combien d'autres idées une image monochrome serait impuissante à exprimer ! Par exemple, comment, sans couleur, rendre la pâleur d'un mourant ou l'émotion qui fait rougir le coupable ? La palette du peintre est donc, après son crayon, le meilleur moyen de révéler les sensations et les sentiments des personnages. Il a été dit souvent que l'on devient dessinateur et que l'on naît coloriste. Cela n'est pas juste. L'art de la couleur, soumis à des règles sûres, s'enseigne comme le dessin. En outre, il est aussi facile de l'apprendre que celui du trait, dont le succès et les principes tiennent moins de l'enseignement que du développement esthétique de chacun.

La perspective est le troisième élément de la peinture. Elle permet de creuser des profondeurs apparentes sur des surfaces planes et de les montrer comme on les voit dans la nature. Le peintre ne peut se dispenser de connaître les lois de la perspective. Une forme quelconque offre des parties saillantes, des parties rentrantes, des côtés fuyants. Pour la représenter comme elle paraît à l’œil, il faut avoir recours à l'effet produit par la convergence des lignes dans la perspective linéaire. La perspective aérienne n'est pas moins indispensable. Celle-ci consiste à tenir compte de la décoloration et de l'indécision que prennent les objets éloignés par la couche d'atmosphère interposée entre eux et le spectateur. C'est par cette sorte de perspective que les maîtres ont reproduit des lointains merveilleux.

Enfin le clair-obscur, la lumière et l'ombre sont les facteurs d'un complément de vie dans la composition picturale. "Fille de la lumière, dit Charles Blanc 1, la peinture crée à son tour une lumière à elle, et, tout en imitant les effets lumineux qu'elle a observés dans la nature, elle porte en elle-même les sources de sa clarté et de son obscurité. C'est le soleil, il est vrai, qui éclaire la toile du peintre ; mais c'est le peintre qui éclaire lui-même son tableau. En y représentant à sa volonté les apparences de la lumière et de l'ombre qu'il a choisies, il y fait tomber un rayon de son esprit. Libre ainsi d'illuminer son drame d'une manière qui restera invariable, il n'est pas à craindre que la lumière extérieure vienne jamais contredire le sentiment qui l'a inspiré, et cette liberté est justement ce qui lui permet de faire servir le clair-obscur 2 à l'expression."

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3) On sait que la lumière solaire contient toutes les couleurs.

1) Op. cit.

2) Ce mot désigne principalement l'art d'éclairer une composition. Il signifie aussi la quantité de lumière et d'ombre dans un tableau, et quelquefois un ton crépusculaire qui tient le milieu entre le jour et les ténèbres.


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Message  Roger Boivin Lun 02 Jan 2012, 7:31 pm

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II. — LES CONDITIONS DU BEAU EN PEINTURE



Nous connaissons les éléments qui constituent la peinture. Nous verrons, par l'application des qualités du beau à cet art, comment chacun de ces éléments concourt à la beauté de la composition picturale. Dans la peinture, comme dans les autres arts, les qualités du beau sont : l'expression, la proportion, la variété, l'unité et l'harmonie.

L'expression. — Le domaine de l'expression en peinture est beaucoup plus étendu qu'en sculpture. L'art du peintre, moins matériel que celui du sculpteur, s'adresse plus directement à l'esprit et possède plus de moyens de le charmer. Il n'a pas à sa disposition, il est vrai, les trois dimensions, qui font vivre l’œuvre en pleine atmosphère. Mais il offre, par ailleurs, l'apparence de la forme, la couleur, la perspective, qui, nous l'avons vu, lui permettent de conquérir l'attention du spectateur et de définir nettement les idées exprimées. La peinture tient le milieu entre la statuaire, qui laisse voir et toucher ses œuvres, et la musique, que l'on ne peut ni voir ni toucher. Ainsi que la statuaire, la peinture ne peut exprimer à la fois qu'une seule action et, dans cette action, qu'un seul instant. Mais les limites du mouvement y sont moins restreintes et, pourvu que l'action ne soit pas convulsive, ni offensante pour le regard, le peintre a toute liberté. Par exemple, les poses hardies, permises dans les bas-reliefs, parce que les personnages sont apposés à un fond qui les soutient, sont à plus forte raison acceptées dans la peinture, où tout se réduit à une seule surface plane. Mais cela ne veut pas dire que la peinture atteint toujours les limites de son domaine en expression. Volontiers elle donne à deviner ce qu'elle ne veut pas exprimer, soit pour laisser au spectateur le plaisir de trouver lui-même toute la pensée de l'artiste, soit pour ne pas représenter une action qui blesserait le regard. Le fou rire, par exemple, les mouvements violents, le paroxysme de la douleur ou de la colère, déplaisent toujours sur une toile où ils s'éternisent. Déplaisent aussi certains dénouements tragiques trop réalistes et que, pour cette raison, le peintre laissera soupçonner seulement. " L'horreur en étant imaginée au lieu d'être vue, dit Charles Blanc, chacun saura la concevoir et se la ménager, pour ainsi dire, selon son tempérament."

Les principaux moyens d'expression, en peinture comme en sculpture, sont l'attitude, le geste et le jeu de la physionomie. Le peintre, par l'observation, prend connaissance des formes extérieures qui, chez l'homme, disent d'une manière véritable et frappante les passions et les sentiments. Il en fait ensuite une étude et choisit ce qu'il convient de reproduire dans ses œuvres. Certains gestes, certains jeux de physionomie, quoique naturels et significatifs, sont d'une vérité trop vulgaire, tandis que d'autres, manquant de vitalité et d'énergie, n'expriment qu'imparfaitement les émotions de l'âme. De là, pour le peintre, la nécessité d'adoucir les mouvements exagérés et d'accentuer ceux qui sont trop faiblement expressifs. La perfection dans l'art du geste, c'est de concilier le naturel de la forme avec la beauté du mouvement. Raphaël est en cela incomparable. Il a le secret de traduire par un seul geste de ses figures plus de choses qu'il n'en fait voir. Quelle vérité, quelle expression dans son Elymas frappé de cécité ! La nature a fourni le geste de celui qui cherche de la main, mais l'artiste en a revisé le mouvement et l'a stylisé en conciliant la vérité avec la noblesse.

L'imitation n'est pas le but de la peinture. Les effets d'illusion obtenus par des imitations fidèles peuvent intéresser un moment, ils ne produisent pas d'impression profonde. Au surplus, ils s'éloignent de la vraie fonction de l'art, qui est la représentation idéalisée de la nature. Supposons un tableau représentant avec une réalité frappante un salon illuminé rempli de monde, ou bien un beau et riant paysage animé d'un troupeau de moutons à leur pâture. Regardez ce salon ou ce paysage longtemps. Les gens, dans le premier, sont toujours immobiles et silencieux. Tout, dans le second, est également sans mouvement. Les moutons sont fixés à leur pâturage, et à chaque heure du jour, ils projettent les mêmes ombres sur le sol. L’œuvre qui nous aurait d'abord trompés par son réalisme servirait elle-même à nous tirer de notre erreur. L'imitation seule, par un juste retour de la vérité ou de la vraisemblance, au lieu de nous causer du plaisir, nous ferait prouver du mécontentement. L'illusion est donc impossible en peinture.

Il ne faut pas l'oublier, dans une composition picturale, les personnes et les choses ne sont pas là principalement pour être représentées, mais bien pour exprimer une conception idéale de l'artiste. Combien est considérable, par conséquent, la part de la fiction en peinture ! Au théâtre, nous admettons qu'Athalie ou Polyeucte parlent français. De même, nous trouvons naturel que le peintre reproduise sur la toile des figures incompatibles avec l'illusion, mais qui élèvent nos pensées et élargissent la sphère de notre intellectualité.

La peinture, contrairement à la statuaire, peut représenter le laid. Pour intensifier l'expression, le peintre est parfois obligé de sacrifier la beauté physique à la beauté morale. Mais il ne doit la sacrifier que dans la mesure du nécessaire. Et même il s'efforce de rendre la laideur acceptable par le prestige de la lumière et de la couleur, ainsi que par un choix heureux de circonstances environnantes. Surtout il se contient dans une sage discrétion, pour garder à son œuvre de la dignité et de la grandeur.

Comment conservera-t-il particulièrement cette dignité ? En idéalisant les figures par le style. Le peintre, comme le statuaire, stylise ses personnages en leur imprimant un caractère typique, un accent générique. Par exemple, s'il veut représenter un brigand, il s'efforcera de lui donner tous les trais qui font le voleur de grand chemin. En regardant le type qu'il a peint, on doit pouvoir dire immédiatement : " Cet homme est un malfaiteur." Du point de vue de l'expression, il existe donc une différence notable entre la sculpture et la peinture. Ce que le sculpteur ne peut rendre palpable dans le marbre comme étant trop vulgaire, le peintre peut le reproduire sur la toile, parce que, au lieu d'une sorte de réalité, la peinture n'offre que des images insaisissables et embellies par les moyens que l'on sait. En somme, pour employer les mots mêmes de Charles Blanc, " le sculpteur recherche le beau jusqu'à redouter l'expression, qu'il modère, tandis que le peintre veut l'expression jusqu'à ne pas repousser la laideur, qu'il idéalise ".

Le peintre peut atteindre le sublime, mais non par les procédés de son art. Le sublime, a-t-on dit, est une échappée de vue sur l'infini. Comment donc les arts plastiques, qui ne peuvent exprimer des idées qu'au moyen de la forme, peuvent-ils s'élever à une telle hauteur ? Si, par un trait de génie, le peintre suggère des pensées grandioses et subites, s'il provoque des émotions fortes et inattendues, et cela sans les exprimer directement par le dessin et la couleur, il arrive au sublime.

Robert de la Sizeranne, dans son livre la Peinture anglaise contemporaine, nous parle d'un tableau d'Alma Tadema 1 , dont la composition tient du grand, du sublime. Nous citons presque mot à mot la description qu'en fait l'auteur. "Caligula vient d'être assassiné. Les conjurés victorieux se sont répandus jusqu'au fond du palais, qu'ils ont couvert de cadavres. Arrivé dans un réduit, un des soldats, qui marche en avant, déploie le rideau dans lequel se cachait Claude, l'oncle de l'empereur mort. Il s'incline profondément et le salue des mots : Ave Caesar ! Le vieillard, blême de peur, honteux d'être découvert, stupéfait d'être acclamé, se rejette en arrière, essayant de se faire un voile du rideau qu'il roule en sa main crispée. Dans cette minute décisive, grosse d'un siècle, où se joue le sort du monde, il se demande si ces vivats ne sont pas une dérision sanglante, s'il est temps de se montrer, et, devant l'empire qui se dresse, demeure inerte. Puis, au milieu de la scène, dominant toutes les têtes vivantes, sur un cippe 2, le buste impassible, en marbre, d'un vrai César, tourné vers un tableau qui représente un combat en mer et, sous ce tableau, un seul mot, cette antithèse : Actium." La forte impression que produit cette toile de l'artiste anglais, les grandes pensées et les souvenirs frappants qu'elle évoque, la font toucher au sublime.

Charles Blanc rappelle deux autres exemples bien choisis d'une inspiration d'art pictural. Le premier est un dessin de Rembrandt qui représente le Christ à Emmaüs. L'artiste exprime le moment où le Sauveur disparaît ne laissant à sa place qu'une lumière éblouissante et mystérieuse. Les deux disciples regardent, étonnés, le siège vide et illuminé où était assis le maître. N'est-ce pas un trait sublime de génie que cette clarté impalpable révélant un Dieu soudainement disparu ? Le deuxième exemple est de Nicolas Poussin. Dans un paysage sévère mais varié de l'Arcadie, le peintre a groupé quatre bergers autour d'un tombeau. Le personnage le plus âgé, un genou en terre, déchiffre cette épigraphe à demi effacée : Et in Arcadia ego — Et moi aussi, je vivais en Arcadie. Cette parole, sortie pour ainsi dire de la pierre tombale, attriste tous les visages, et la pensée de la mort plane sur le groupe. L'idée dominante n'est sans doute pas exprimée. Elle jaillit d'elle-même de la composition. En jetant brusquement l'âme du spectateur dans la considération de l'éternité, elle produit le sublime.

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1) Peintre anglais d'origine hollandaise.

2) Cippe, nom masculin, ( latin : cippus, borne, colonne). petite colonne, quelquefois cylindrique, le plus souvent quadrangulaire, sans base ni chapiteau, dont les Anciens faisaient différents usages.

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Message  Roger Boivin Lun 02 Jan 2012, 11:00 pm

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La proportion. — L'art des bonnes proportions en peinture est aussi très important. Il se rapporte au dessin et à la quantité de lumière et d'ombre. Dessinateur avant tout, le peintre recherche premièrement la forme des corps à revêtir de couleur. Or, dans la forme, ce sont les bonnes proportions qui importent le plus. L'artiste les cherche d'abord dans l'ensemble de son tableau. Une fois devant la nature, la première chose qui se présente à son esprit, c'est le choix de la scène à reproduire, son étendue et le nombre d'objets qu'elle doit embrasser. Un tableau est le résultat d'une impression et doit comprendre ce qui sert à l'exprimer.

Le peintre détermine ensuite sur sa toile la hauteur de la ligne d'horizon, qui divise le champ visuel en deux parties complémentaires — l'espace céleste et l'étendue terrestre — et situe les points de toutes les horizontales fuyantes. Le choix de cette ligne, on le voit, est très important et il est soumis à des règles stables. Étudions-les un moment.

La hauteur de l'horizon dépend beaucoup du sujet choisi ou de la scène à peindre. Quand il s'agit d'une marine 1, la ligne d'horizon, qui est alors le niveau de la mer au loin, doit être peu élevée, parce que c'est ainsi qu'elle nous apparaît du rivage ou du pont d'un bateau. Les peintres flamands, qui vivent dans des pays bas, affectionnent d'ordinaire les horizons de peu de hauteur. Mais pour les autres scènes, comme les paysages, les vues d'intérieur, on peut élever le point de vue et la ligne d'horizon. L'école moderne a cru devoir adopter comme loi de bon goût celle de placer cette ligne au tiers inférieur de la peinture pour les marines et les plaines, et au tiers supérieur pour les vues panoramiques ou réunissant une grande foule de personnes. Ainsi en ont usé généralement les maîtres. Corot, dans le Lac et le Printemps, et Théodore Rousseau, dans le Soir, ont placé l'horizon au tiers inférieur de leurs tableaux. Pour la Kermesse de Rubens ou les Noces de Cana de Paul Véronèze, il était nécessaire d'élever l'horizon, afin de dérouler une scène aussi grande que possible aux yeux du spectateur. S'agit-il d'un intérieur, qui, renfermant peu de monde, laisse facilement voir tous les personnages ? Alors il est conseillé de placer l'horizon à la hauteur de leurs yeux, afin de faire éprouver au spectateur l'impression qu'il est lui-même présent.

Déterminante des grandes lignes, la loi de proportion s'affirme aussi dans la représentation des objets. La peinture, avons-nous dit, met en scène toute la nature. Or celle-ci, dans son ensemble comme dans ses détails, se développe et remplit ses fonctions suivant des lois invariables. Le Créateur a imposé notamment des proportions bien déterminées à chaque espèce d'êtres vivants. Donc, lorsque la peinture en réunit un certain nombre dans un tableau, ils doivent nous apparaître avec leur grandeur relative. Et ici se présentent deux cas. Si les objets sont au même plan 2 , leurs dimensions ne varient pas. Quand ils sont situés à des plans différents, leurs grandeurs deviennent apparentes : elles sont soumises alors aux lois de la perspective et ne peuvent être appréciées que par elles.

Pour ce qui concerne les proportions de l'ensemble et des parties d'un même objet, y a-t-il des principes pour les dessiner justes ? Oui, et ils sont très simples au premier abord. Prenons par exemple l'axiome "le tout est plus important que sa partie". Est-il vérité plus évidente ? Cependant que de fois elle est méconnue par les dessinateurs ! Lorsque nous sommes devant un modèle, l'ensemble d'abord doit occuper notre attention. Ce n'est qu'après avoir établi les proportions principales et avoir esquissé la forme générale de la figure, que nous devons procéder au tracé des détails. Agir autrement conduirait à un dessin inexact, ou du moins nécessiterait un grand nombre de reprises et de corrections, car il faut les grandes lignes pour situer sûrement les parties. Aussi tous les maîtres ont suivi et enseigné cette méthode. "Lorsque vous dessinez, dit par exemple Léonard de Vinci dans son Traité de la peinture, cherchez toujours premièrement le contour de votre figure tout entière." Chez Raphaël, cette habitude de la synthèse graphique est facile à reconnaître quand on examine ses études. Aussi ne voit-on aucune inégalité dans ses dessins, qui informent au contraire une idée de dignité et de grandeur et sont remarquables de caractère et de style.

Jusqu'ici, nous avons considéré le peintre dessinant d'après nature, et c'est ce qu'il fait autant que possible, parce que la nature est la meilleure inspiratrice de l'art. L'artiste lui emprunte ses belles configurations, ses grâces naïves, ses caractères aimables. Il cherche dans le répertoire immense des formes qu'elle lui présente, les types les mieux proportionnés, les plus parfaits, du moins ceux qui répondent le mieux à son idéal, puis il les stylise et en fait les éléments constitutifs de ses œuvres. Mais obligé parfois de se passer de modèles qui puissent traduire son émotion ou sa pensée, le peintre dessine aussi de mémoire ou d'imagination. Alors il s'aide de ses études ou croquis antérieurs. Quant aux proportions du corps humain, il se rappelle les canons établis par les maîtres. Il a été parlé de ces systèmes de proportion au sujet du beau en sculpture, et tout ce qui en a été dit peut s'appliquer à la peinture, avec cette différence toutefois que le peintre doit tenir compte des raccourcis que lui apporte la perspective. Ces raccourcis constituent de grandes difficultés pour l'artiste. D'aucuns admettent, par exemple, qu'il est aussi difficile de dessiner une main en perspective qu'une tête vue de face. Raphaël a montré sa supériorité comme dessinateur dans la représentation des mains. Les raccourcis y sont merveilleusement rendus, et il a su communiquer à ces membres un naturel et une aisance incomparables.

Il nous reste à considérer la loi de proportion relativement au clair-obscur, qui a été défini : "la quantité et la disposition de la lumière et de l'ombre dans un tableau." Qu'une peinture soit claire ou sombre, elle assigne toujours une partie de sa surface à la lumière, et l'autre, aux ombres. Mais quelle doit être la proportion de chacune ? A cette question, l'on ne peut donner de réponse précise, parce que cette proportion dépend beaucoup de la nature du sujet, et que le goût de l'artiste peut s'accorder ici une grande marge. Rubens, le peintre des magnificences extérieures, cherchait la grande lumière et en imitait les splendeurs. Rembrandt, au contraire, voulait un atelier obscur, où il ne laissait pénétrer qu'un rayon mesquin et affaibli ; il prodiguait les ombres, mais les rendait profondes et transparentes. Des peintres plus récents, comme Prud'hon, choisirent les ténèbres adoucies et la clarté atténuée ; et s'ils peignaient des scènes de nuit, c'est par un beau clair de lune qu'ils les éclairaient. Corot aimait la poésie attendrissante des émanations matinales qui, répandant sur toute la nature leurs vapeurs indécises, enveloppent d'un charme spécial les objets les plus prosaïques. D'autres préfèrent l'heure calme et non moins poétique du coucher du soleil. L'astre jette alors ses derniers rayons de lumière dans le firmament, sur lequel se détache la configuration des montagnes, pendant que toute la nature est envahie peu à peu par une ombre douce et mélancolique. Enfin d'autres encore se plaisent dans les effets de lumière artificielle. Une personne placée le soir près d'un foyer ou d'une lampe, la lueur sinistre d'un incendie qui empourpre le ciel sombre en éclairant à demi le faîte des maisons et la cime des arbres, un forgeron travaillant dans son atelier à la lumière rouge du feu de son fourneau, sont des sujets qui les passionnent.

Mais quel que soit par rapport à la lumière le choix du peintre, il doit disposer avec art les clairs et les ombres. Pour produire un effet agréable et varié, il a été reconnu qu'une partie de la surface éclairée doit se trouver dans l'ombre, et une partie de l'ombre dans la lumière. Le résultat de ces contrastes sera un équilibre harmonieux de la composition, pourvu toutefois que la distribution en soit faite avec goût. Si les taches de lumière et d'ombre sont trop petites ou trop faibles, l'effet d'équilibre n'est pas produit ; trop grandes ou trop intenses, elles détruisent l'harmonie de l’œuvre. Ici l'expérience sera plus utile que toutes les règles.

Cependant la plus grande partie de la surface du tableau est couverte par les demi-teintes, et c'est en celles-ci principalement que la loi de proportion dans le clair-obscur trouve son application. Ordinairement la partie éclairée doit se fondre doucement dans l'ombre, réservant aux demi-teintes environ la moitié de l'espace à couvrir. C'est la moyenne conseillée pour plaire aux yeux. Les peintres vénitiens adoptèrent cette proportion. Seuls des génies comme Rembrandt peuvent se permettre de limiter le champ lumineux à un huitième environ de la surface. Rubens, à l'inverse de Rembrandt, accordait à une lumière intense le tiers de ses tableaux. De là cet éclat séduisant, cette magnificence attachante qui distingue ses œuvres. Des peintres impressionnistes de nos jours, baignant leurs tableaux de lumière, vont jusqu'à supprimer presque entièrement les ombres. Entre ces extrêmes, la liberté du peintre peut se mouvoir suivant le sentiment à exprimer ou l'impression à produire. Mais il est sage en général de se rapprocher des proportions établies plus haut.

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1) Tableau qui représente une scène maritime.

2) En peinture, les plans sont des surfaces fictives plus ou moins éloignées par rapport au spectateur.


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Message  Roger Boivin Mar 03 Jan 2012, 8:32 pm

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La variété. — C'est toujours la variété qui apporte le plus de vie à une composition, à quelque genre qu'elle appartienne. En peinture, cette qualité doit résider principalement dans la forme et le mouvement, dans le ton et la couleur.

La répétition d'objets similaires, surtout de personnes dans les mêmes attitudes, rend inesthétique une composition picturale, parce qu'elle y introduit de la monotonie. Seule la représentation de motifs d'architecture ou de décoration peut motiver ici le retour des mêmes formes. Pour rendre un tableau intéressant, le peintre doit donc en diversifier les lignes et les éléments. Ainsi, s'il veut par la reproduction d'un site champêtre créer un effet suffisamment agréable et varié, il ne se contentera pas de peindre une chaumière, un pont, accompagnés uniquement de leurs alentours immédiats ; il agrandira la vue de manière à embrasser d'autres éléments, comme des arbres, des rochers, qui ajouteront de l'intérêt à son œuvre. La présence de l'eau, ce miroir de la nature, est une source importante de variété et de beauté dans un paysage. La couleur et la forme renversée des objets qui se mirent à la surface limpide d'une rivière ou d'un lac ajoutent considérablement à la richesse de l'effet pictural. Enfin, le peintre veut-il procurer encore plus d'animation et de diversité à la scène, lui apporter un dernier et doux accent de poésie, il y placera quelques êtres vivants, une ou deux personnes par exemple, ou quelques animaux au pâturage 1 . Le monde a été créé pour l'homme, et une scène où l'homme ne paraît pas, où l'on ne voit pas au moins quelque chose qui indique sa présence, ne nous intéresse qu'à demi. On fait aujourd'hui, il est vrai, du paysage pour sa beauté propre, mais l'on se souvient toujours, semble-t-il, que les beaux sites de la nature ne sont là que pour la jouissance de l'être humain. Rappelons-nous ces vers de Delille :

Souvent, dans vos tableaux, placez des spectateurs,
Sur la scène des champs amenez des acteurs ;
Cet art, de l'intérêt, est la source féconde.
Oui, l'homme, aux yeux de l'homme, est l'ornement du monde.
Les lieux les plus touchants sans lui nous touchent peu.
C'est un temple désert qui demande son Dieu.


Un tableau composé de plusieurs personnages doit aussi être vivifié par une variété suffisante d'attitudes, de mouvements et de gestes. Surtout, quand pleine liberté est laissée à l'artiste, quelle excuse invoquerait- il pour ne pas diversifier sa composition ? Afin de reconnaître jusqu'où peut aller la variété dans la pose et le geste, il suffit d'examiner les œuvres des maîtres.

Prenons, par exemple, la Cène de Léonard de Vinci. Quelle diversité dans les allures, les mouvements et les physionomies ! Et cela, chez onze personnages tous remués par la même émotion : une surprise douloureuse à l'annonce d'une révoltante trahison. Les uns expriment l'indignation ou la douleur, les autres, la loyauté ou la candeur. L'ardent saint Pierre, par exemple, est prêt à venger son maître, tandis que saint Jean, dans un amoureux abandon, ne pense qu'à mourir avec son Dieu. Stendhal 2 a fait, avec beaucoup de sagacité, une analyse des gestes des apôtres dans l’œuvre immortelle de Léonard. La voici résumée : "Saint Jacques (le Mineur), passant le bras par-dessus l'épaule de saint André, avertit saint Pierre que le traître est à ses côtés. Saint André regarde Judas avec horreur. Saint Barthélemi, qui est au bout de la table, s'est levé pour mieux voir le traître. A gauche du Christ, saint Jacques (le Majeur) proteste de son innocence par un geste très naturel : il ouvre les bras et présente sa poitrine sans défense. Saint Thomas quitte sa place, s'approche vivement de Jésus, pendant que, élevant un doigt de la main, il semble dire au Sauveur : " Un de nous ? "... Saint Philippe, le plus jeune des apôtres (après saint Jean), par un mouvement plein de naïveté et de franchise, se lève pour protester de sa fidélité. Saint Matthieu répète les paroles terribles à saint Simon, qui refuse d'y croire. Saint Thaddée, qui le premier les lui a répétées, lui indique saint Matthieu, qui a entendu comme lui. Saint Simon, le dernier des apôtres à la droite du spectateur, semble s'écrier: "Comment osez-vous dire une telle horreur ?..."

La variété est toujours possible, même quand le sujet paraît peu s'y prêter. Si, par exemple, le peintre veut fixer sur la toile une procession solennelle, une assistance à un spectacle, ou toute autre scène où les personnes sont immobiles ou accomplissent la même action, il peut encore varier la stature, le sexe, le vêtement, un peu même les attitudes et beaucoup les physionomies. Voyez le tableau d'Hoffman, le Christ prêchant au bord de la mer. Quelle multitude de postures différentes parmi les auditeurs, qui semblent tous néanmoins prêter la plus grande attention aux paroles du Sauveur ! Et comme les trois petits enfants qui s'amusent au bord de l'eau ajoutent de l'animation à cette scène déjà si heureusement ordonnée !

Il n'y a pas lieu d'insister sur la variété que l'artiste peintre doit maintenir dans les tons et les couleurs de son œuvre. Cette variété s'affirme d'elle-même dans la traduction fidèle de la nature. C'est par le coloris que la peinture reproduit les nuances innombrables qui distinguent les êtres de la création, comme c'est par le coloris principalement qu'elle frappe et captive les regards du spectateur. De nos jours, l'habitude de peindre en plein air a fait découvrir l'éloquence de cet élément de l'art pictural. Pour reproduire les splendeurs de la nature, les artistes ne craignent pas de déployer toute la richesse de leur palette. Aussi fournissent-ils des plaisirs et des fêtes inoubliables aux regards de ceux qui visitent les Salons.

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1) Ces figures n'étant qu'un accessoire dans un paysage, elles doivent être peintes très sommairement et sur des plans éloignés, pour ne pas ôter d'importance au sujet principal, ni en distraire l'attention.

2) Histoire de la peinture en Italie.


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Message  Roger Boivin Mar 03 Jan 2012, 10:03 pm

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L'unité et l'harmonie. — Un tableau est la représentation d'une scène qui exprime un sentiment, une pensée, et qui peut être embrassée d'un seul coup d’œil. D'autre part cette représentation s'adresse à l'âme, qui est une par nature et qui ne perçoit qu'une idée à la fois. Il est donc essentiel que la composition picturale se réduise à l'unité. A cet effet, toutes les parties du tableau doivent concourir à une action principale, à un centre commun, vers lequel tout gravite et d'où rayonne l'animation et la vie. Le peintre obtiendra ainsi l'unité optique, celle qui satisfait l’œil, et l'unité morale, qui s'adresse à l'âme et qui consiste à ne traduire qu'une pensée ou qu'un sentiment. On peut ajouter une troisième unité, celle des grandes lignes, qui ont un rapport secret avec les impressions intérieures. Ainsi les horizontales expriment le calme, le repos solennel, et elles doivent dominer dans une œuvre où le peintre veut évoquer ces sentiments.

La Transfiguration de Raphaël a été souvent critiquée comme renfermant deux compositions en une seule : le groupe supérieur, représentant Notre-Seigneur avec Moïse et Élie, et celui de la base, où l'on voit les apôtres et les possédés. Ce défaut d'unité, qui s'est introduit par exception dans l’œuvre du maître, s'accentue encore par la disposition contraire des deux parties, dont l'une est de forme pyramidale et s'oppose par conséquent à la masse horizontale de la seconde. Pour être conforme à la loi d'unité, il aurait fallu rapporter, ainsi qu'il vient d'être dit, toutes les parties de l’œuvre au personnage principal, Notre-Seigneur. C'est du reste ce que fit Raphaël dans ses autres tableaux, où il se montre admirable ordonnateur.

"Composez, dit Montabert 1, selon votre sentiment ; mais quelles que soient vos combinaisons, ramenez les lignes, les groupes, les masses, les directions, les dimensions à l'unité que vous aurez choisie, que vous aurez sentie." Au moyen de ce principe, l'artiste peut avoir du succès, même quand, par ailleurs, sa méthode de composition n'est pas parfaite.

L'unité et l'harmonie tiennent aussi à une juste combinaison de la lumière et de l'ombre, à une liaison logique de l'une et de l'autre. Les parties du tableau qui ne sont occupées ni par les clairs ni par les ombres, sont couvertes de demi-teintes, qui implantent dans l’œuvre la cohésion nécessaire pour qu'elle n'offre aucun heurt, aucune opposition trop rude. Si le contraste dont il a été parlé plus haut existe, il doit se combiner avec la gradation des demi-teintes et s'harmoniser avec elles. De cette sorte le clair-obscur, quelle que soit sa répartition, voit toujours sa beauté eurythmique subordonnée à la loi souveraine de l'unité.

D' autre part, une peinture ne doit pas offrir deux surfaces éclairées d'une égale intensité, ni deux étendues ombrées d'une égale vigueur : l'effet des unes détruirait celui des autres. Dans le clair-obscur comme dans les lignes de la composition, il faut une partie qui commande. Et s'il ne se rencontre un point clair dominant dans l'ensemble des clairs, et un point sombre qui l'emporte dans l'obscurité, l'attention se divise et l'intérêt s'évanouit, parce que l'unité est rompue. Il est intéressant de constater avec quel soin les maîtres ont évité les masses égales en intensité. Rubens et Van Dick, par exemple, dans leurs portraits en buste de personnages vêtus et coiffés de noir, ont fait en sorte que les mains fussent moins claires que la figure, et que le chapeau à très large bord de l'époque occupât moins de place que l'habit, afin de ne pas neutraliser l'effet des parties de même couleur.

Enfin, pour que l'impression d'ensemble soit pleinement agréable, le peintre doit tenir compte de l'harmonie des couleurs. Reproduire le modèle fidèlement avec toutes ses nuances, sans considération pour l'effet qu'elles ont les unes sur les autres, ne constitue pas nécessairement une œuvre harmonieuse. " Mais, dira-t-on, le peintre ne doit-il pas imiter le modèle avec son coloris ?" Distinguons. Certaines couleurs inhérentes au modèle ne peuvent être changées sans contredire la nature, mais d'autres sont libres et peuvent être choisies de manière à s'allier harmonieusement avec les premières. Puis il y a l'idéalisation de la couleur comme celle de la forme. Il faut reproduire les objets, les êtres, tels qu'ils apparaissent et non tels qu'ils sont. Or l'aspect des êtres varie suivant la lumière, la distance, le point de vue, contingences diverses que l'artiste utilise au profit de son œuvre. L'essentiel est d'éviter les tons durs et crus, leur juxtaposition violente, de chercher au contraire une harmonieuse combinaison de nuances agréables, une heureuse alliance de tons chauds et lumineux, et cela surtout dans la peinture d'une scène en plein air, à la riante clarté du soleil 2.

L'harmonie parfaite résultera donc de l'unité d'action, de spectacle, qui s'adresse au regard ; de l'unité d'expression, de sentiment, qui s'adresse à l'esprit, au cœur, et qui doit être d'accord avec l'unité d'action ; du sens bien choisi des lignes et de la cohésion unifiante marquée par les demi-teintes ; enfin de la suavité de l'impression d'ensemble produite par des couleurs qui s'appellent et se combinent avec art. Et une fois de plus l'on constatera que l'harmonie est la résultante des autres qualités du beau, surtout de l'unité dans la variété. C'est par l'harmonie principalement que l'art est supérieur à la nature. Celle-ci est aveugle et ne pense pas ; elle n'a pas conscience des beautés qu'elle nous présente. L'artiste voit et comprend ces beautés ; sa pensée et son travail communiquent aux œuvres de la nature des qualités qu'elles ne possédaient pas, notamment une plus grande harmonie, et, par là, leur procurent une existence plus parfaite, en font des œuvres excellemment artistiques.

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1) Traité complet de peinture

2) On peut voir sur l'harmonie des couleurs : L. Libonis, Traité pratique de la couleur; Charles Blanc, Grammaire des arts du dessin, livre II, chap. XIII ; Charles Martel, The Principles of Colouring in Painting.

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ESSAI D'ESTHÉTIQUE, LA CONNAISSANCE PRATIQUE DU BEAU, par le frère MARTINUS  - Page 3 Empty Re: ESSAI D'ESTHÉTIQUE, LA CONNAISSANCE PRATIQUE DU BEAU, par le frère MARTINUS

Message  Roger Boivin Mar 03 Jan 2012, 11:57 pm

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III. — LA COMPOSITION PICTURALE



Complétons ce chapitre par l'exposé des principales règles qui gouvernent la composition picturale. Inventer, composer, pour le peintre, ce n'est pas imaginer de nouvelles figures, de nouvelles formes ; c'est concevoir des combinaisons originales, trouver des dispositions neuves qui conviennent à l'art pictural ; plus précisément, c'est choisir les pensées et les sentiments à exprimer par la peinture (le sujet), déterminer les figures à mettre en scène pour cet effet, enfin imaginer la nature, le décor qui encadrera le théâtre de l'action.

Il semble évident que le choix du sujet en peinture est de première importance. De ce choix dépend en grande partie le succès de l’œuvre auprès du public. Le pinceau de l'artiste doit en outre se réserver pour des scènes dignes d'être représentées. " Il faut, dit Dufresnoy 1, choisir un sujet beau, noble, qui par lui-même soit susceptible de toutes les grâces, de tout le charme possible, et se prête à la couleur et à l'élégance du dessin." Ce point arrêté, le peintre cherche l'ordonnance du tableau et l'expression des personnages. En ces deux parties principalement se révèle l'art de la composition picturale. Étudions-les sommairement, considérant surtout en elles les moyens techniques qu'elles fournissent au peintre.



Trouver les grandes lignes, choisir les figures et les draperies, surtout prévoir la disposition, les mouvements et les gestes des personnages, telles sont les opérations que comprend l'ordonnance. C'est concevoir le drame du peintre, ainsi que disaient les Grecs. Au moyen âge, la symétrie était à peu près la seule disposition en usage pour les tableaux. Une ordonnance plus compliquée eût embarrassé les artistes de cette époque, et de plus, une sorte de respect pour les sujets pieux les portait vers les dispositions qui répondent à un sentiment d'ordre, de recueillement et de solennité. Mais bientôt les peintres, au lieu de ranger leurs personnages en nombre égal de chaque côté d'un axe, se contentent de former des groupes équivalents dont les masses se balancent. Au moyen de cette liberté contenue, de cette symétrie partielle ou cachée, la composition conserve son équilibre, et l’œil, secrètement charmé, jouit de la variété de l'ordonnance, sans apercevoir les moyens employés pour l'obtenir.

Ce passage de la composition régulière et symétrique à la peinture mouvementée et libre peut s'observer dans les œuvres de Raphaël, au Vatican. Voyez la Dispute du Saint-Sacrement, l'un des chefs-d’œuvre du maître. La partie supérieure y est encore ordonnée suivant les règles de l'ancienne régularité. Mais dans l'École d'Athènes, où le génie inventif de Raphaël paraît à son apogée, la symétrie n'est observée que pour le décor architectural. L'arrangement des figures présente une sorte de désordre apparent et voulu, où règnent la plus parfaite vraisemblance dans les groupements, la plus heureuse expression de la vie et du mouvement dans les personnages. C'est le dernier mot de la beauté dans l'ordonnance.

Il fut donc inauguré par Raphaël cet art de multiplier les figures sans symétrie frappante et d'en peupler un tableau en les disposant avec un équilibre parfait. Aussi fut-il dès lors reconnu comme le meilleur. Mais d'autres combinaisons s'écartant davantage du parti symétrique peuvent être également bonnes, et cela explique le grand nombre de peintures où la symétrie est complètement absente. Ainsi, la représentation d'une action violente, comme l'Enlèvement des Sabines, par David, nécessite des lignes mouvementées, impétueuses, qui ne se prêtent pas à une ordonnance régulière.

Dans tous les cas, quelle que soit la disposition adoptée, elle est subordonnée à la loi d'unité exposée plus haut. Une dominante à laquelle se rattacheront toutes les parties du tableau attirera le regard du spectateur. L'attitude, le geste des personnages, l'expression de leur physionomie, tout devra concourir à l'unité.



Puisque nous parlons du geste et qu'il fait partie de l'ordonnance, c'est le moment de rappeler que sa qualité est une condition importante de la beauté picturale. Mais comment arriver au geste esthétique, c'est-à-dire élégant, naturel et expressif ? Et si l'on admet qu'on peut prêter aux figures du peintre, qui n'ont ni épaisseur ni pesanteur, des mouvements plus hardis et plus libres qu'aux figures du sculpteur, jusqu'où peuvent aller cette hardiesse et cette liberté ? La réponse à ces deux questions est en partie contenue dans ce qui a été dit plus haut. Les mouvements qui révèlent le feu de la passion sont permis en peinture, pourvu qu'ils soient bien choisis et suffisamment stylisés. Quant à la qualité du geste, c'est à l'artiste de la découvrir dans la réalité vivante, de dessiner en traits hâtifs les beaux mouvements qu'il voit, pour les comparer et en faire un choix judicieux.

Mais les modèles esthétiques de gestes ne sont pas toujours faciles à rencontrer, et combien d'ailleurs sont fugitifs et ne peuvent être saisis par le crayon du dessinateur ! D'autre part, comment une personne, même en posant, pourrait-elle obéir parfaitement à toutes les volontés, servir de modèle à toutes les fantaisies de l'artiste ? Dans cette difficulté, le peintre a recours au mannequin, qui lui devient nécessaire surtout lorsqu'il s'agit de représenter des figures dont les mouvements sont trop précipités pour être dessinés d'après le modèle vivant. Cette figure mouvante, le mannequin, présente la forme générale du corps humain et se prête à toutes les exigences du peintre. Les poses, pouvant passer à son gré de la plus faible signification à la plus forte, lui font voir le moment juste où le geste est assez énergique sans devenir violent, où il concilie le vrai et le naturel avec la dignité et le style. Or, encore un coup, c'est avec ces qualités qu'il sera un élément de beauté dans la composition.

Quant aux draperies, le peintre consulte le costume historique, s'il y a lieu, pour en vêtir ses personnages, puisqu'ils apparaissent sur la toile comme les acteurs d'un drame. Il se conforme de même aux données de la géographie et de l'histoire pour ce qui est du paysage, du décor architectural, des meubles et de tous les accessoires qui servent à situer l'action représentée.



Après avoir déterminé l'ordonnance, la disposition des personnes et des choses, le peintre s'occupe de l'expression. Or celle-ci s'incarne et s'objective principalement dans la physionomie. Mais quels sont pour le peintre les moyens d'expression de ce miroir de l'âme ? Les données suivantes sont souvent utiles 2.

Le caractère général de la face dépend beaucoup de l'importance que l'on donne à la partie supérieure de la tête. Un front large, saillant, et une petite bouche, sont la marque d'un homme intelligent,tandis qu'un front fuyant et une grande bouche indiquent des instincts sensuels et vulgaires ou l'idiotie.

Les cheveux courts et forts montrent de la virilité ; les cheveux longs et fins donnent une apparence de douceur. La barbe est le caractère de l'âge, et partant contribue à produire une impression de dignité, d'expérience, de sagesse.

Les sourcils sont arqués dans le doute, la surprise, la peur, le rire et l'admiration ; contractés et abaissés dans la colère, le désespoir et la jalousie ; contractés et élevés vers le milieu du front dans la peine et la douleur.

L’œil, en union avec les sourcils, peut exprimer une infinité de sentiments. Dans la dévotion, dans l'extase, il regarde en haut, ainsi que dans la mort et souvent dans la douleur corporelle et l'extrême faiblesse. Les paupières se compriment et se plissent dans le rire et le pleurer. Elles s'ouvrent pleinement dans la peur et la surprise. De grands yeux ont toujours été regardés comme indispensables à la beauté, ainsi qu'à l'expression de la noblesse et de la douceur. Les yeux petits, au contraire, sont la caractéristique de la ruse, de la violence, de l'égoïsme. Un œil saillant, qui paraît vouloir sortir de son orbite, marque généralement un manque d'intelligence. Et celui qui est enfoncé sous le front indique la faiblesse ou la souffrance. Le bel œil, l’œil parfait, est celui qui, gardant son ampleur, est bien à sa place et brille d'un doux et agréable regard.

Le nez est l'organe de la respiration et, comme tel, indique les mouvements de la poitrine dans certaines émotions violentes de colère et de peur. A part ces cas, il paraît peu expressif des sentiments de l'âme et sa forme dépend généralement de conditions ethnologiques.

Il n'en est pas de même de la bouche, qui sert à la parole et à l'expression. Les lèvres comprimées indiquent la fermeté, la décision de caractère. Ouvertes, elles paraissent un signe de médiocrité intellectuelle. Leurs angles s'abaissent dans le mépris, le mécontentement et la jalousie. Dans la colère, les angles sont retirés en haut et en arrière. Les lèvres légèrement séparées manifestent de la dévotion. Violemment ouvertes, ou convulsivement fermées, elles marquent la colère. Dans le sourire, elles ne font que s'allonger un peu. Elles s'ouvrent complètement dans le grand rire.


Tels sont les principaux moyens que possède le peintre pour faire parler la physionomie de ses personnages. Mais combien d'autres il trouve par l'étude et la pratique ! Car, au peintre comme au sculpteur, rappelons-le en finissant, le talent ne suffit pas, et le travail constant est indispensable pour arriver au succès. Des tableaux qui semblent nés sans effort sous le pinceau de l'artiste sont ordinairement le fruit de longues et persévérantes études. Les plus grands chefs-d’œuvre ont coûté le plus de calcul, de labeurs et de sacrifices. C'est à ce prix que la peinture satisfait, instruit et touche. Il n'est personne qui ne ressente devant la splendeur d'une toile de maître une émotion pleine de douceur, d'admiration et d'enthousiasme ; mais l'auteur seul connaît l'ardeur qu'il a fallu apporter à l’œuvre pour la féconder à ce point.

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1) L'Art de peindre.

2) Ces données sont tirées, pour la plupart, du Guide to Figure Drawing, par J. C. Hicks.[/i]

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Roger Boivin
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