ESSAI D'ESTHÉTIQUE, LA CONNAISSANCE PRATIQUE DU BEAU, par le frère MARTINUS

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Message  Roger Boivin Dim 08 Jan 2012, 11:18 pm

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La proportion. — Caractérisée et vivifiée par l'expression, la belle œuvre musicale est équilibrée par la proportion. La loi de proportion, en musique, est moins rigoureuse et moins précise que dans les arts plastiques. La matière, qui se développe dans l'espace, est tangible et fixe, mais les sons, produits dans le temps, sont subtils et fugitifs. C'est pourquoi, en musique, la raison, le jugement, le bon goût, doivent souvent tenir lieu de règles.

En ce qui concerne l'ensemble de la composition, la loi de proportion veut que la forme musicale soit en rapport avec le sentiment qui domine, et que l'expression de celui-ci soit bien accentuée. Elle exige aussi que l'entrée ou exposition et la conclusion soient plus courtes que le développement ou le corps de la composition. Quant aux autres parties intégrantes, il ne faut laisser à chacune que l'étendue et l'importance qu'elle doit avoir relativement aux partie principales. Une proportion existe également entre les longueurs relatives des périodes. "Entre elles et les repos, il y a certaines corrélations de symétrie qui concourent puissamment au bon équilibre de la phrase et qui ont le même effet que la rime en poésie 1."

Quelles règles la proportion impose-t-elle aux trois éléments de la musique ? La durée et l'intensité des groupes de notes sont réglées par le rythme, qui pourrait être défini l'ordre et la proportion dans le temps. Le rythme résulte de la tendance de l'esprit humain à ramener tout à l'unité. La proportion tend à un but semblable, puisqu'elle veut un rapport logique entre le tout et ses parties. L'esprit humain éprouve une satisfaction à constater les divisions et les subdivisions d'un monument de manière à pouvoir les comparer avec l'ensemble. De même, il se complaît dans les divisions et les subdivisions rythmiques d'une composition musicale bien équilibrée. Ce rapprochement explique comment Goethe et Mme de Staël ont pu appeler l'architecture une "musique gelée ".

La proportion restreint la mélodie dans les limites qui assurent l'unité à la composition, en la maintenant dans la tonalité convenable, nous voulons dire en lui interdisant les modulations trop fréquentes ou à des tons trop éloignés. Dans la musique vocale notamment, les modulations d'un ton à un autre doivent être plus rares que dans la musique instrumentale. Dans celle-ci, en effet, la beauté formelle dépend beaucoup plus de la modulation que dans la première. Il convient d'admirer, avec Ernst Pauer, la sage modération des grands maîtres sur ce point. Ils ont reconnu que moduler trop souvent, c'est rendre la composition légère et la jeter dans une confusion qui la prive de tout caractère. Le musicien peut être comparé au peintre qui se sert tantôt d'une couleur vive et prononcée, tantôt d'une couleur pâle et terne, mais ne fait usage de l'une et de l'autre que pour arriver à représenter son sujet.

L'harmonie est peu soumise aux lois de la proportion, sinon dans les détails, parce qu'elle est subordonnée au rythme et à la mélodie. Pourtant ce qui a été dit de la mesure à garder dans la modulation mélodique peut s'appliquer à la modulation harmonique. Le sens des proportions maintient le compositeur dans de justes limites en tout ce qui concerne son art. "Vous le nommez grand," disait Grillparzer de Mozart à ses compatriotes, " il l'est, parce qu'il a su se limiter. Ce qu'il a fait et ce qu'il s'est interdit de faire pèsent d'un poids égal dans la balance de sa renommée."

La proportion conduit à la symétrie et la symétrie à la répétition. " En musique, dit Jules Combarieu 2, la répétition n'est pas seulement permise, elle est le fait normal, constant, le procédé artistique par excellence." L'art musical peut être comparé sous ce rapport aux arts décoratifs, où la répétition est si fréquente. En ces deux arts, musique et décoration, ce qui donne tant d'importance au retour du même motif, c'est que le détail y est perçu d'abord et l'ensemble ensuite. "Écoutons, dit Vincent d'Indy, dans son Cours de composition musicale, écoutons une symphonie, la Ve de Beethoven par exemple. Que percevons-nous en premier lieu ? Un détail, un dessin particulier et précis auquel notre esprit s'attache, une idée que nous suivons avec intérêt à travers tous ses développements jusqu'à son épanouissement final. La mémoire, constamment en jeu dans ce travail d'assimilation, nous rappelle l'idée principale chaque fois qu'elle reparaît sous un aspect nouveau, et nous nous élevons ainsi progressivement à l'impression synthétique de l'ensemble par la perception successive des détails."

C'est sans doute pour une raison semblable que l'on aime mieux entendre une musique déjà connue qu'une composition nouvelle. Lorsque l'auditeur est familier avec une mélodie, il en saisit dès le commencement les relations harmoniques et en goûte d'autant plus les accents. "Une succession de sons, dit Gevaert, n'a de sens musical qu'autant que leur condition harmonique peut être saisie."

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1) Vincent d'Indy : Cours de composition musicale — première partie.

2) Op. cit.


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Message  Roger Boivin Dim 08 Jan 2012, 11:40 pm

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La variété. — Fruit de l'activité et du mouvement, la variété vivifie, elle aussi, une composition musicale. Cette qualité est ici la plus facile à obtenir, car tout se prête à la diversité : le rythme, la phrase mélodique, les accords symphoniques, la voix, les instruments et les formes musicales. Dans l'ensemble d'une composition, la variété s'obtient aussi par l'alternance des chœurs et des soli, des forte et des dolce, des lento et des presto. Les membres de la composition se font ainsi valoir par contraste et apportent un intérêt qui soutient l'attention des auditeurs. Une trop grande uniformité, au contraire, produirait l'ennui.

En ce qui concerne le rythme, par exemple, il est facile de concevoir que des divisions égales de temps qui se suivraient avec la même intensité revêtiraient, une régularité monotone, qui ne s'observe que dans les mouvements mécaniques ou dépourvus de vie libre. Mais si l'on apporte une différence dans l'intensité des temps ou la durée des sons, l'activité mentale, satisfaite, reste éveillée. Si nécessaire est cette variété du rythme que, si elle n'existe pas, notre esprit la crée. Écoutez attentivement le tic-tac d'une horloge, et vous ne pourrez vous empêcher d'accorder à l'un des deux bruits plus d'importance qu'à l'autre.

On peut citer des exemples de pratiques musicales qui sont des modèles de régularité, de correction, et qui ne produisent pas l'impression de la beauté, parce qu'elles sont trop monotones. Il suffit de comparer les fugues pour étude d'Albrechtsberger, le savant maître de Beethoven, avec celles de Sébastien Bach, si pleines de variété. Les premières laissent l'auditeur indifférent, tandis que les dernières le transportent d'admiration.

La mélodie apporte aussi sa part de variété, part très grande, puisqu'elle affecte à la fois la durée, l'intensité et l'acuité des sons. La variété mélodique peut être comparée à celle que l'on remarque dans le langage parlé. Par exemple, dans une question ou au commencement d'une phrase, la voix s'élève, et elle s'abaisse pour répondre ou pour finir ; la supplication l'adoucit, la menace l'enfle ; elle s'alanguit dans la douleur et se précipite dans la joie. Les mélodies les plus populaires sont celles qui s'approchent de ces intonations, que l'on peut regarder comme l'origine des piano, des dolce, des crescendo, des forte et de toutes les nuances musicales.

En passant d'une tonalité à une autre, la modulation crée un nouvel élément de variété qui n'est pas le moins effectif. On conçoit quelle source de diversité elle apporte à la musique, quand on songe que chaque note principale d'une tonalité peut devenir le point de départ d'une phrase mélodique.

L'harmonie musicale est un des facteurs les plus importants de diversité. Par ses mouvements d'oscillation entre les quintes aiguës et les quintes graves, par l'alternance de ses accords consonants et de ses accords dissonants, par l'usage des notes accidentelles ou étrangères, elle soutient l'intérêt et garde l'esprit continuellement en suspens.

La variété dans les éléments crée la variété dans le tout. Mais, pour que la diversité des parties ne nuise pas à la cohésion de l'ensemble, il faut entre elles des liens ou des rapports de ressemblance qui les fondent et les ramènent à l'unité, qui est une condition indispensable de l'harmonie.

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Message  Roger Boivin Lun 09 Jan 2012, 12:09 am

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L'unité. — La règle de l'unité doit ordonner un morceau de musique comme un discours. Les plus longues compositions sont formées ordinairement d'un petit nombre de phrases musicales que l'auteur varie par divers moyens, mais qui gardent toujours un air de parenté et qui se lient les unes aux autres par l'expression, la mesure, le rythme et les cadences ou repos. L'ordonnance générale révèle ainsi l'unité de conception et d'inspiration chez le compositeur et montre la correspondance qui existe, ou du moins doit exister, entre la forme de la musique et le sentiment que veut traduire le musicien. L'ensemble de la composition se présentera comme une peinture où les éléments apparaissent simultanément et charment le spectateur par une ordonnance unifiante et harmonieuse.

Le rythme doit former une continuité logique et régulière de la première note à la dernière. Néanmoins, rien n'empêche qu'il ne change au cours d'une composition, surtout si elle est longue, afin de diversifier le mouvement. "L'oreille, dit Ernst Pauer, a la sensation inconsciente de l'exactitude et de la régularité avec laquelle les traits mélodiques se succèdent. Nous écoutons avec plaisir cette sorte de pulsation sonore et entraînante qui symbolise la jeunesse et la vie." Le rythme soutient ainsi la mélodie, marquant clairement la place de chaque son et contribuant par là même à l'intelligibilité de l'ensemble.

Sans contrainte, le mouvement mélodique se pliera aux nuances de l'expression. La modulation se fera ordinairement dans les tonalités voisines 1 et ne s'éloignera pas sans motif de la tonique. Moduler trop souvent dans les tons éloignés serait nuire à l'unité, laquelle demande de la cohésion dans la formation organique du tout.

L'harmonie s'identifiera avec le mouvement mélodique pour le soutenir. Son but est d'établir l'unité dans la diversité des sons et dans leurs rapports entre eux. Elle doit donc contribuer puissamment à former un tout homogène où s'observe une aisance absolue et vivante. Que des liens sensibles relient entre elles les diverses parties, qu'une même atmosphère anime toute l’œuvre, et l'unité sera parfaite.

Ainsi doit être entendue l'unité dans la variété, axiome commun à tous les arts et condition essentielle de la beauté. On le sait, il n'y a pas de perfection dans une œuvre sans des rapports étroits qui en unissent les parties, en définissent et illuminent la forme, en rendent l'expression intelligible, logique et agréable.

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1) Les tons voisins sont ceux qui n'ont qu'un accident de plus ou de moins à la clef.

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Message  Roger Boivin Lun 09 Jan 2012, 12:25 am

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L'harmonie et le beau idéal. — De toutes les qualités dont nous avons parlé — expression, proportion, variété et unité — résulte l'harmonie, ce terme étant pris, cette fois, dans son sens général d'accord parfait entre la forme et l'idée, entre le tout et ses parties. Car l'harmonie dont il est ici question est une sorte de qualité passive, résultante de toutes les autres, mises en parfaite concordance dans la même œuvre et subordonnées à la manifestation d'une même pensée. Oui, que l'expression soit intelligible et appropriée au sujet, qu'une proportion logique règne entre toutes les parties de l’œuvre, que les trois éléments de la musique offrent assez de variété pour que la composition soit bien vivante, qu'une liaison enfin soude les phrases mélodiques et les accords symphoniques de manière à en former un tout inséparable et complet, et l'on pourra dire que la pièce est harmonieuse. Ce sera le plus bel éloge qu'on en puisse faire, parce que l'harmonie est aussi élevée au-dessus des autres qualités du beau que la fin au-dessus des moyens. L'artiste recueille le succès en proportion de son habileté à combiner les éléments en une harmonieuse unité.

Avec la pratique, l'observation de ces conditions du beau en musique devient plus ou moins naturelle. Instinctivement on acquiert le sentiment de l'ordre, de la proportion, de l'unité, de l'harmonie. Le même sentiment est éprouvé d'une manière inconsciente par l'auditeur. Celui-ci ne ressent nul besoin d'analyser l’œuvre pour en goûter la beauté. La musique n'a pas pour fin de démontrer la justesse des principes, mais d'être entièrement une expression agréable de sons. Aussi, plus une composition musicale est compliquée, plus le musicien doit cacher la méthode employée pour en établir la structure. Sébastien Bach est parvenu à pénétrer d'une essence admirable de beauté des oeuvres soumises cependant à un ensemble de règles très sévères. En les écoutant, on oublie qu'elles sont des compositions dues à la science musicale, parce que l'auteur a su se rendre maître des sons sans laisser voir les moyens qui lui ont permis d'obtenir la correction de la forme. Quand une oeuvre soutient et excite la sympathie de l'auditeur au point d'enchaîner son attention, il n'y a pas de doute à émettre sur l'excellence de cette œuvre. La sorte d'attraction magnétique qu'elle exerce sur l'esprit provient d'un don mystérieux accordé seulement aux génies vraiment maîtres de leur art.

Cette considération nous amène à dire un mot de ce qui procure à une oeuvre musicale sa plus haute perfection, nous voulons dire la beauté idéale. Cette beauté, en musique, est celle qui, s'emparant de la sublimité de l'expression, de la vertu du symbolisme, nous élève au-dessus de la réalité. Mais ici les règles font défaut." L'impression que la beauté idéale produit sur un esprit cultivé, dit Ernst Pauer, dépend de l'intensité avec laquelle l'idéal est lui-même senti et compris. On ne peut suivre cet idéal qu'à travers le sentiment intime de l'âme ; car la faculté plus froide de l'intelligence ne saurait saisir, ni s'assimiler, une idée dont l'essence caractéristique consiste à échapper à l'analyse de toute règle et de toute mesure. Les compositions de Beethoven nous offrent les plus beaux exemples de beauté idéale en musique. Ce maître possédait à un haut degré la puissance de l'intelligence, la profondeur du sentiment et la chaleur de l'inspiration. Ce sont les qualités du parfait compositeur. La preuve en apparaît dans ses mélodies, animées d'un feu et revêtues d'un éclat qui transforment le son en accents surhumains. Elle apparaît surtout dans ses admirables symphonies, où l'idée jaillit grandiose et géniale des modulations et des combinaisons des sons, pour s'épanouir au moyen de ressources inépuisables et variées et plonger l'auditeur dans l'idéalité et le ravissement."

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Message  Roger Boivin Lun 09 Jan 2012, 12:34 am

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Avant de conclure ce chapitre, il conviendrait de parler aussi de la composition musicale, suivant le programme que nous nous sommes imposé pour les autres arts. Mais cette sorte de composition est trop compliquée et soumise à un trop grand nombre de règles pour qu'il soit possible d'en donner un aperçu en quelques pages. Nous consacrons à ce sujet tout le chapitre suivant.

De la présente étude sur le beau musical découle, semble-t-il, la conclusion suivante. La musique est vraiment une munificence du Créateur pour charmer notre sensibilité et, par-dessus tout, pour élever notre cœur vers lui, centre de toute harmonie. Que l'on considère l'origine de cet art, sa nature ou ses éléments ; que l'on étudie sa puissance d'émotivité, ses qualités esthétiques ou sa fin, toujours il nous apparaît grand, sublime, divin. Son origine ne peut être attribuée qu'à Dieu. Celui-là seul qui organise dans l'univers cet immense concert dont le charme nous touche si profondément, pouvait déposer dans le cœur humain le secret d'un art aussi mystérieux et aussi enchanteur que la musique. La nature de cette suave expression des sentiments de l'âme se rattache donc aux instincts cachés de notre propre nature. Les éléments de la musique — le rythme, la mélodie et l'harmonie — pour ceux qui les connaissent bien, se prêtent, nous l'avons vu, à des compositions splendides, grandioses, qui font briller les qualités du beau du plus vif éclat. Quant à l'émotivité de l'art des sons, elle est exceptionnellement remarquable. Non seulement la belle et grande musique charme la sensibilité, mais elle s'empare de l'être humain tout entier, le ravit, pour ainsi dire, à ce monde sensible et le jette dans des sphères supérieures où il oublie son existence terrestre. Cette puissance d'émotivité, la musique la trouve dans l'effet des vibrations sonores bien ordonnées, dans les qualités esthétiques de la composition musicale. Enfin la mission de la musique, sa fin principale, est d'élever le sens moral et l'intellectualité. Son charme nous introduit en un instant dans le monde des esprits, où l'âme s'abreuve et se vivifie à la source des idées et des sentiments les plus élevés. Elle éprouve alors des impressions profondes, indéfinissables, qui la mettent en présence du Créateur et lui donnent comme l'avant-goût de la félicité infinie.

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Message  Roger Boivin Mar 10 Jan 2012, 8:29 pm

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CHAPITRE XI

LE BEAU DANS LA COMPOSITION MUSICALE


DES compositeurs ont comparé l'harmonie musicale à l'ordre qui règne dans l'univers. Beethoven a écrit : " La musique est en tout ; un hymne sort du monde." En effet, la musique est comme l'écho de ce concert mondial qui a fait dire au psalmiste : "Les cieux et la terre chantent un hymne ; le jour le répète au jour, la nuit le redit à la nuit, et leur voix atteint jusqu'à l'extrémité de l'univers." (Ps. XVIII, 3.) Oui, tout est harmonie ici-bas et dans les cieux ; tout chante la gloire et la bonté du Très-Haut. "Il existe, dit Lamennais 1 , une musique non moins vaste que la création, une musique qui embrasse tous les sons, tous les bruits, et leurs combinaisons innombrables, et leurs lois de tous ordres : depuis la goutte d'eau qui gémit en se brisant sur un brin d'herbe, jusqu'à l'océan qui ébranle avec des mugissements formidables les bases souterraines de la terre ; depuis le jonc des bords du fleuve, jusqu'à l'oiseau qui soupire la nuit au fond des forêts ; depuis l'insecte imperceptible qui murmure des tristesses ou des joies inconnues dans le calice d'une fleur, jusqu'à l'homme dont les chants s'élèvent de monde en monde vers leur éternel architecte."

Mais toutes les créatures inférieures restent passives dans cette eurythmie universelle. Au roi de la création, être intelligent et libre, la Providence a réservé un rôle actif. A cet effet, elle a déposé en son âme, avec l'instinct et l'amour raisonné de l'ordre, l'intuition des belles sonorités. En ces derniers siècles surtout, elle a communiqué à certains hommes un peu de ce souffle divin qu'on appelle le génie et qui leur a permis de se complaire dans des compositions admirables et sublimes, dans des œuvres qui élèvent les âmes vers les hauteurs de l'idéal.

Seulement, on ne saurait comprendre parfaitement ces œuvres sans connaître les lois qui régissent leur création. Ce n'est pas jouir pleinement de la musique que de s'arrêter à la perception de vibrations sonores plus ou moins agréables. Il y a dans le dynamisme et la combinaison des sons des beautés incomparables qui échappent aux profanes. Seule la connaissance des règles relatives à la composition musicale permet de les goûter, de les apprécier d'une manière adéquate. "On se trouve alors, dit Albert Lavignac 2, en possession de jouissances d'une nature toute particulière résultant de l'analyse et de la dissection des œuvres des maîtres, de l'appréciation et de la comparaison des procédés par eux employés : jouissances purement intellectuelles et n'ayant aucun rapport, même lointain, avec l'impression sensuelle qu'éprouve l'amateur du goût le plus élevé, mais non harmoniste."

Peu d'arts par conséquent méritent plus que la composition musicale d'être connus, d'être étudiés. Elle apprend, dit Amédéé Gastoué, à laisser naître la pensée, la réflexion, sous le vêtement sonore. Prenons donc connaissance des principales notions relatives à cet art. Si elles ne nous permettent pas de produire des œuvres remarquables, du moins nous feront-elles mieux saisir, nous le répétons, les beautés contenues dans celles qu'il nous sera donné d'entendre.

L'art de la composition musicale suppose la connaissance du solfège, base de toute musique vocale ou instrumentale. Il n'en sera pas question ici, parce que nos lecteurs sont censés connaître cette partie élémentaire de l'art des sons. La présente étude se divisera comme suit :
1° les trois éléments de la musique dans la composition : mélodie, rythme et harmonie ;
2° les deux grandes formes musicales, métrique et fuguée ;
3° les différents genres de compositions musicales, genres religieux et profanes.

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1) De l'Art et du Beau.

2) Cours d'harmonie théorique et pratique.


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Message  Roger Boivin Mar 10 Jan 2012, 10:59 pm

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La mélodie. — L'art de la mélodie repose sur la tonalité, qui est le résultat des rapports qui existent entre un certain nombre de sons différents et successifs. Toutes les fois que s'entendent plusieurs notes formant mélodie, le sentiment musical cherche instinctivement à les rattacher à un son principal qui est la tonique. Si l'enchaînement mélodique ne provoque pas cette sensation, c'est qu'il ne forme qu'un assemblage de notes sans unité, sans cohésion, que l'oreille et le goût repoussent également. Aussi la tonalité est-elle la condition la plus importante de l'art musical. L'ensemble des notes qui concourent à l'effet tonal constitue la gamme, qui prend le nom de sa tonique ou première note. La tonalité entraîne donc nécessairement l'existence de l'une des deux gammes-types, et l'on dit que le ton est majeur ou mineur suivant la gamme à laquelle il appartient.

Ce nombre restreint de tonalités ou de modes 1 ne resserre pas les limites de la musique et ne l'empêche nullement de multiplier ses ressources à l'infini. Il permet de varier la mélodie par la modulation, et cela suffit à lui procurer toute l'animation et toute la vie désirables. Qu'est-ce donc que la modulation ? C'est l'art de passer d'une tonalité à l'autre sans blesser l'oreille. Les modulations d'un ton quelconque à un ton relatif 2 ou à un ton voisin sont les plus naturelles et les plus agréables, par conséquent celles qu'on doit le plus souvent employer.

Toute mélodie, même la plus simple, doit moduler au moins un instant. Mais comment ? Les mélodies courtes modulent dans un ton voisin. Les longues appellent d'abord une modulation principale, qui ne fait que développer le thème ou motif 3. Cette modulation s'exécute aussi de préférence dans les tons voisins, qui la rendent douce et naturelle. Viennent ensuite les modulations accessoires, qui ont pour but de solliciter l'attention de l'auditeur. Ces dernières seront brusques, inattendues, et causeront d'autant plus de plaisir qu'elles porteront sur des tons plus éloignés. A cet effet répondent les modulations enharmoniques, c'est-à-dire celles qui se font par intervalle de seconde diminué d'un dièse ou d'un bémol.

Le compositeur peut choisir son moment à discrétion pour moduler. Il est libre de changer le ton au commencement ou au cours d'une phrase et dans un endroit quelconque de la composition. Néanmoins il convient généralement de moduler vers le milieu de la mélodie, lorsque déjà l'idée particulière au morceau a été bien exprimée. On insistera d'ailleurs un instant sur cette idée avant de finir.

La nature de la modulation devra être en rapport avec le sujet. S'il s'agit, par exemple, d'un morceau qui demande une expression de tristesse, on modulera de préférence dans le mode mineur, ou encore dans un ton majeur portant un ou plusieurs bémols à la clef. On remarquera, en effet, que ces dernières gammes revêtent une teinte de mélancolie qui les rapproche du ton mineur 4.

Facteurs importants de la mélodie, la tonalité et la modulation ne sont pas les seuls. Il y aussi la forme mélodique ou contexture d'un morceau, nous voulons dire la manière dont s'agencent les diverses parties nommées phrases et périodes. D'abord, en quoi consistent ces deux dernières dans le langage mélodique ? Un enchaînement de notes qui constitue un sens musical satisfaisant s'appelle phrase. On nomme période un développement de plusieurs phrases ou membres de phrase qui forment un sens complet. Étudions principalement la phrase musicale, qui est au fond la génératrice de toute mélodie.

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1) En musique, certains termes différents ont une signification presque identique. Les mots ton et tonalité particulièrement sont souvent pris l'un pour l'autre. Il y a cependant une nuance. Le mot tonalité a une signification abstraite, générale : c'est la qualité d'un morceau écrit dans un ton déterminé. Au mot ton est attaché un sens spécifique : il désigne nettement la tonalité prédominante d'un morceau. Dans un sens plus général, le mot ton signifie le son musical considéré par rapport aux autres, c'est-à-dire suivant qu'il est plus ou moins élevé dans la gamme ; le mode est la manière d'être d'un ton, d'une tonalité, selon qu'ils appartiennent à l'une ou à l'autre des deux gammes.

2) On appelle tons relatifs deux tons correspondants dont l'un appartient au mode majeur et l'autre au mode mineur.

3) Thème, motif ou dessin, en musique, signifient la phrase modèle, la phrase type sur laquelle s'opèrent les variations.

4) Le timbre de certains instruments (basson, violoncelle) produit une impression semblable.



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Message  Roger Boivin Mer 11 Jan 2012, 2:14 pm

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La mélodie. — (suite)

De même que la mesure se compose de temps, la phrase se compose de mesures. Le nombre en est déterminé comme celui des pieds ou syllabes dans nos vers. La phrase de quatre mesures, celle de six et celle de huit sont les plus employées. Elles sont d'une facture facile et agréable. Le rythme d'une seule mesure ne se voit pas plus que le vers d'un pied. Celui de deux mesures ne peut exister que dans des mouvements très lents, ce qui le fait équivaloir au rythme de quatre mesures. Les phrases à mesures impaires sont rarement admises.

Quelle est la structure de la phrase musicale ? Toute phrase se compose de deux parties, qui sont comme les deux hémistiches du vers français. La première fait éprouver à l'oreille la sensation d'une question posée ; on l'appelle demande ou antécédent. La seconde partie est comme une réplique à la première ; elle se nomme réponse ou conséquent. Cette réponse doit contenir essentiellement le même nombre de mesures que la demande ; les ornements 5, les modulations y doivent être disposés dans le même ordre. La phrase est d'autant plus parfaite que le rythme de la seconde partie rappelle mieux, même dans les détails, le rythme de la première. Cette symétrie constitue ce que l'on nomme la carrure de la phrase.

Quelquefois le compositeur ajoute deux mesures à la fin d'une phrase, ou bien il répète les deux dernières mesures, ce qui forme une coda ou finale ayant cela de commun avec la coda d'un morceau qu'elle n'en fait pas partie essentielle et peut en être détachée. Parfois encore une mesure est surajoutée pour exprimer une exclamation ; alors aussi elle peut être regardée comme une parenthèse ou mesure détachée qui ne modifie en rien la carrure de la phrase. Il en est de même de l'écho, qui consiste à faire répéter par d'autres voix à l'octave ou à la quinte les dernières notes émises. Si l'écho se trouve dans l'antécédent, il doit reparaître dans le conséquent. Il peut y avoir aussi des mesures sous-entendues. C'est ce qui arrive lorsqu'un membre de la phrase finit là où le nouveau membre commence, sans que le précédent soit terminé, ainsi que cela se rencontre fréquemment dans les duos. Mais la phrase n'en reste pas moins carrée. La mesure qui n'a pas été exprimée, qui manque dans la partition, a été rétablie dans l'esprit, et la phrase garde son équilibre.

Assez souvent, dans les mélodies, on rencontre des phrases immédiatement répétées, soit sous une forme absolument semblable, soit avec de légères variantes. Alors la réunion de la phrase et de sa répétition prend le nom de période. D'autres fois plusieurs phrases se répètent et reviennent dans le même ordre. La répétition est naturelle à la musique. Elle y trouve le développement organique de son être. "Cette imitation de soi-même, dit Camille Bellaigue, constitue non pas le procédé, mais la nature de la musique et véritablement sa vie."

Le discours musical a sa ponctuation, qui consiste dans les cadences ou repos. Elle règle la respiration dans le chant, mesure les phrases et leurs parties dans toute musique. La phrase doit donc avoir ses cadences, celle de la demande et celle de la réponse. Elles doivent être sur un temps fort de la mesure, ordinairement sur le premier. Les phrases peuvent aussi commencer un temps ou deux avant la première mesure pleine.

Mais comment s'agencent les phrases, comment se développe la mélodie ? Le chant le plus simple comprend ordinairement trois phrases. La première pose l'idée essentielle de la mélodie, idée qui semble d'abord un peu vague et fait désirer des développements. La deuxième phrase paraît, au début, s'éloigner un peu de l'idée principale, tout en conservant avec elle une idée de parenté, mais ses dernières mesures préparent et font désirer le retour de la première phrase. Enfin la troisième phrase est à peu près la reproduction de la première, avec cette différence que sa dernière mesure forme conclusion. Beaucoup de mélodies — cantiques, hymnes ou chansons — se composent de deux phrases alternées ayant un certain degré de ressemblance, avec une variante pour terminer la dernière. La mélodie populaire Au clair de la lune est composée d'une première phrase répétée sans aucun changement, d'une autre phrase ayant absolument même rythme que la première, puis d'une répétition de la première phrase. Dans le chant 0 Canada, les phrases sont toutes un peu différentes : les antécédents des troisième et quatrième phrases sont seuls parfaitement semblables. On voit par ces exemples que la forme de la mélodie peut varier à volonté, pourvu que l'on reste fidèle aux règles de la structure de la phrase musicale.

Si ces lois sont bien observées, le mouvement des membres mélodiques, qui tantôt s'élèvent, tantôt retombent, rappelle celui des vagues de la mer dans leur flux et reflux. Il berce l'âme avec douceur et lui fait éprouver une impression de calme et de repos.

La théorie qui précède concerne principalement ce que l'on peut appeler la mélodie populaire. Souvent la composition musicale est d'une plus grande envergure. Dans ce cas, l'agencement des phrases se développe comme en poésie, lorsque au lieu d'un simple sonnet l'auteur écrit tout un poème. Les mouvements de la mélodie ont alors de l'analogie avec la silhouette d'un monument. "La musique et l'architecture, disait un jour M. Widor à Emile Bayard, obéissent aux pareilles lois du nombre et de la symétrie ... Lorsque j'explique à mes élèves l'ordonnance d'une symphonie, je dessine au tableau noir un palais, un monument, parce que tout premier morceau se construit de la même manière... Voici deux pavillons surélevés de chaque côté du développement central ; c'est l'harmonie éternelle des balancements... De gauche à droite, notre "pavillon" sera bâti sur deux motifs : un motif thématique, qui domine dans toute l'œuvre, et un autre motif dans un ton relatif au premier, mais toujours différent... Partons ensuite dans le développement central ou corps du bâtiment. Ici l'idéal est de jouer avec l'un des deux thèmes, ordinairement le meilleur, à travers différentes tonalités... Il faut ensuite préparer notre rentrée dans le ton initial ; et nous voici dans le pavillon de droite, où nous retrouvons ce ton. Même symétrie qu'en architecture, avec cette différence pourtant qu'en musique nous observons une légère nuance dans le finale."

La marche indiquée par Widor pour son premier morceau est celle qui est ordinairement suivie. Un grand morceau comprend ; l'entrée ou introduction ; le thème ou idée principale ; les développements, dont le but est de fixer le thème dans l'esprit des auditeurs ; les épisodes ou incidents ; la rentrée ou retour ; enfin le finale ou conclusion.

Le thème, le motif principal, est la partie constituante, la base de la composition. "L'expression, la vitalité intellectuelle du thème principal, dit Ernst Pauer 6 donnent la couleur caractéristique au morceau, pendant que la relation claire et logique des phrases mélodiques, incidentes ou subordonnées, consolide et intensifie le caractère de l'œuvre entière." D'où l'on voit combien il est important que le thème principal soit irréprochable du côté de la correction, de la clarté et de l'accent. Car, sans ces qualités, l'auditeur ne pourrait comprendre la déduction logique des phrases, ni l'idée mélodique de l'ensemble. Aussi Vincent d'Indy et tous les maîtres de la composition musicale insistent-ils sur ce point.

L'idée musicale est une sorte de floraison du thème. Lorsqu'une pièce comporte plusieurs idées, le développement exprime généralement toutes les phases d'une lutte entre elles. Si, au contraire, l'idée vivante est unique, le développement offrira plutôt l'impression de sentiments différents qui se modifient tour à tour sous l'influence d'un être fictif.

Peut-on distinguer plusieurs sortes de développements ? D'après Vincent d'Indy 7 , l'on doit : en distinguer trois. "Les développements, dit-il, sont rythmiques, mélodiques ou harmoniques. Un développement rythmique est celui qui fait entendre avec persistance le rythme déjà connu du thème préexposé, tandis qu'apparaîtront d'autres mélodies ou d'autres harmonies reliées par ce rythme même à l'idée ainsi développée... Un développement mélodique consiste, au contraire, à conserver à peu près intacte la mélodie du thème, en lui apportant seulement quelque modification rythmique ou tonale qui permet néanmoins de la reconnaître... Un développement harmonique se révélera plutôt par l'apparition de quelque nouveau dessin rythmique ou mélodique sur une harmonie spéciale appartenant en propre à l'idée originaire ..."

Le musicien par excellence de la mélodie fut Mozart. "Entre la première note et la suivante, dit Camille Bellaigue 8, il aperçoit immédiatement les affinités les plus délicates. La mélodie de Mozart ne se prépare ni ne s'annonce ; elle ne se fait pas ; elle est tout de suite, et tout de suite elle est admirable... La mélodie initiale une fois exposée, d'autres lui succèdent et s'en déduisent, ainsi que les conséquences des prémisses ou les corollaires délicieux d'un axiome de beauté."

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5) Les ornements mélodiques ou figures sont des notes qui ne font pas nécessairement partie de la mélodie, mais qui servent à l'embellir. L'ornement n acquiert de l'importance que lorsqu'il se combine d'une manière appropriée avec la composition. Il fortifie alors et ennoblit le caractère de la mélodie. Aux figures se rattachent les variations, qui consistent à broder divers ornements sur un thème choisi.

6) Éléments du beau en musique.

7) Cours de composition musicale. Première partie.

8 ) Les Époques de la musique, tome II.

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Message  Roger Boivin Mer 11 Jan 2012, 3:00 pm

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Le rythme. — La mélodie est cadencée par le rythme, le plus indispensable des trois éléments de la musique. Il est aussi celui dont l'effet est le plus infaillible. On peut le définir : la sensation déterminée par les rapports de durée et d'intensité relative des sons. Ce qui le constitue surtout, ainsi qu'il a été dit dans le chapitre précédent, c'est le retour périodique des temps forts et des temps faibles.

Il y a deux sortes de rythme : il est binaire ou ternaire, suivant qu'il procède par termes pairs ou termes impairs. Ces deux genres renferment tous les rythmes possibles. Ils peuvent se mêler et se combiner d'une multitude de manières, au gré de l'artiste, suivant les impressions qu'il veut produire. Le rythme se confond souvent avec la mesure, surtout dans la musique populaire.

Puisque le rythme naît de la division du temps, il faut que ses différentes parties soient assez courtes pour que l'oreille et l'esprit puissent les comparer. Autrement, il ne serait pas perceptible et son effet serait nul. D'autre part, la division de la phrase musicale par le rythme se faisant au moyen du retour périodique des temps forts et des temps faibles, il est nécessaire de savoir sur lequel de ces temps commence la mélodie. C'est une règle qu'elle ne débute jamais sur un temps fort, car elle est ordinairement précédée d'une ou de plusieurs notes accessoires formant entrée ; ce que les musiciens appellent anacrouse ou avant-mesure.

Le rythme concourt à l'intelligibilité de la mélodie, parce qu'il met en relief certains groupes de notes qui jettent de la lumière sur le tout. L'effet est encore plus clair et plus saisissant quand ce rythme s'unit à celui qui, par une intensité différente des sons, met les membres en opposition les uns aux autres, comme font la lumière et l'ombre dans un tableau. Dans les fugues, il n'est pas suffisant que tout s'accommode aux relations harmoniques, mais il faut aussi que les mélodies parallèles et progressives soient convenablement rythmées.

Il est difficile d'établir des lois plus précises pour le rythme, parce qu'il peut être influencé par bien des facteurs. La durée relative des sons consécutifs, les diverses répercussions d'un même son, les différentes impulsions d'intensité qu'il reçoit, ses interruptions périodiques ou irrégulières, enfin la symétrie ou la divergence dans le nombre des notes, sont autant de valeurs qui produisent des rythmes divers, plus ou moins déterminés, plus ou moins entraînants. Dans un grand nombre de cas, c'est au sentiment musical à deviner et à apprécier l'influence de l'élément rythmique. Celui qui n'en aurait pas l'intuition n'est pas musicien, encore moins compositeur, et il perdrait son temps à vouloir le devenir. Du reste le rythme est subordonné à la mélodie ; quand celle-ci est conforme aux règles et au bon goût, le rythme se comporte bien de lui-même.

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Message  Roger Boivin Mer 11 Jan 2012, 8:49 pm

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L'harmonie. — La mélodie est souvent mise en valeur par l'harmonie, qui la soutient et la complète. La science de l'harmonie moderne est très développée. Elle renferme pour ainsi dire toutes les ressources de la musique, comme elle en enchaîne tous les éléments. Aussi quelle richesse elle apporte à l'art des sons ! Par un bon accompagnement harmonique, la mélodie gagne en intérêt et en précision. Dans chaque tonalité mélodique, il existe des sons qui appartiennent à d'autres tonalités, ce qui est cause quelquefois d'indécision, d'ambiguité. Mais avec l'harmonie, dont tous les sons appartiennent à la même gamme, aucune indécision n'est possible et la mélodie devient facilement intelligible.

L'harmonie apporte aussi de l'ampleur à la musique, tant par la quantité des sons associés que par leurs qualités d'expression. S'il est vrai qu'une abondance de moyens concourant à une même fin augmente l'intensité d'un effet, comment l'harmonie, avec la concordance de ses sons, pourrait-elle ne pas intensifier l'expression musicale ? Le sentiment que traduit ou provoque la mélodie est plus fortement marqué par les accords, et sa puissance d'expression en est par là même visiblement augmentée.

Une composition harmonique est une suite d'accords qui s'enchaînent suivant des lois déterminées. L'accord, lui, est un ensemble de plusieurs sons en concordance qui appartiennent à la même gamme. Dans cet ensemble, la note la plus grave se nomme basse fondamentale ou simplement fondamentale, et la cinquième s'appelle dominante. Chaque note de la gamme, dans les deux modes, peut servir de fondamentale à un accord. Mais, dans chaque gamme, il n'existe que trois notes et leurs octaves qui puissent former ensemble un accord dit parfait ou consonant. Cet accord est ainsi nommé parce qu'il est généralement le plus agréable. "Nous prenons plaisir aux accords consonants, dit Aristote 1, parce que la consonance est une fusion d'éléments opposés, ayant entre eux un certain rapport. Or, un rapport proportionnel, c'est l'ordre, qui est conforme à notre nature." Si l'on ajoute une ou plusieurs notes aux accords consonants, ils deviennent dissonants. Jusqu'au XVI le siècle, les maîtres de la musique n'avaient fait usage que d'accords consonants. L'introduction de la dissonance dans l'harmonie, à cette époque, fut un grand progrès, car elle apportait avec elle l'art des transitions et de la modulation tonale. Une propriété inhérente à l'accord dissonant, en effet, est de provoquer à sa suite et comme naturellement un autre accord. Ce dernier peut être lui-même dissonant ou être parfait. Cependant un morceau se termine toujours sur un accord consonant.

Les accords dissonants doivent alterner de temps en temps avec les consonants. "La composition musicale ne peut être parfaite, dit Ernst Pauer, sans l'emploi de la dissonance, dont l'effet apparaît non seulement comme un aide utile, mais comme une nécessité réelle, pour donner à la consonance un plein développement et en faire valoir toute l'importance."

Un morceau d'harmonie peut être conçu ou réalisé 2 de bien des manières, suivant le nombre et l'ordonnance des parties ou mélodies qui concourent à l'ensemble harmonique. Les parties sont ordinairement au nombre de quatre : le soprano, l'alto, le ténor et la basse. Mais ce nombre peut être diminué ou augmenté. On appelle partie principale celle dont l'intérêt mélodique est le plus saisissant. Les autres sont dites d'accompagnement. Lorsque aucune partie ne domine, celles qui frappent le plus l'oreille sont ordinairement le soprano et la basse.

Plusieurs mouvements mélodiques simultanés constituent le mouvement harmonique. Ce dernier est direct, quand toutes les parties se suivent dans la même direction ascendante ou descendante ; contraire, quand les parties se meuvent en sens opposés, et oblique, quand l'une des parties reste sur une même note. Le meilleur mouvement harmonique est l'oblique, et le moins conseillé, le direct, qui devient facilement défectueux.

La note qui sert de basse fondamentale à un accord est appelée degré, quand il s'agit de désigner la position relative de cette note sur la portée. Dans toute série d'accords concourant à une tonalité, il est certains degrés sur lesquels on doit revenir plus fréquemment que sur les autres, sous peine de diminuer l'effet tonal. Ces degrés sont le premier (accord de la tonique) et le cinquième (accord de la dominante). Il en est donc ici comme de la mélodie. En associant le quatrième degré aux deux précédents, l'effet tonal est complet, puisque l'ensemble des accords de ces trois degrés renferme toutes les notes de la gamme. A cause de leur excellence, ces trois degrés, dans les deux modes, sont appelés degrés du premier ordre. Néanmoins, pour éloigner la monotonie, on peut recourir de temps en temps à d'autres degrés qui, par leur tonalité moindre, s'opposent aux premiers et les font valoir par contraste. Car l'importance harmonique d'un accord, l'impression plus ou moins grande qu'il produit, dépend principalement de ses relations avec les accords voisins. Une concordance de sons placée dans des conditions différentes produit aussi des effets divers et parfois même opposés.

On appelle enchaînement des accords le passage de l'un à l'autre. Dans ce passage, les temps forts appellent de préférence les degrés de premier ordre et leur communiquent une énergie tonale plus grande. La durée des accords consonants sur les temps forts contribue également à procurer cette énergie.

Les cadences ont une influence marquée sur les effets harmoniques. La cadence parfaite est celle qui termine une phrase ou un morceau par l'accord de la tonique, précédé de l'accord de la dominante ou de la sous-dominante. Il ne faut pas en conclure que la cadence ne peut se faire de bien d'autres manières. Mais il serait trop long de les décrire.

Comme la mélodie, l'harmonie peut moduler en passant d'une tonalité à l'autre et elle trouve dans ce changement de ton une abondance de riches effets. C'est dans les manières de faire ce passage que consiste principalement l'art de la modulation harmonique. Mais ces manières sont si nombreuses et si variées qu'il est impossible de les exposer en peu de mots. Il faut donc y renoncer. Nous nous contenterons de citer le passage suivant du Traité d'harmonie de Henri Reber, où l'auteur définit le caractère et la nature des modulations en général : "Ce qu'on appelle le ton principal d'un morceau est généralement imposé par la phrase du début. Dès que la tonalité est affermie, le sentiment musical s'y complaît et n'accepte pas volontiers des modulations trop prématurées qui pourraient effacer la première impression tonale. Aussi, plus le morceau est court, moins y doit-on s'écarter du ton principal. Mais à mesure qu'un morceau prend des développements, la monotonie est la conséquence infaillible du maintien de la tonalité. Alors, les modulations y deviennent nécessaires pour produire la variété dans l'unité. Elles doivent se présenter comme des épisodes se rattachant à un ensemble, et, si le morceau est long, le ton principal doit y reparaître parfois et à propos afin que l'impression n'en soit pas perdue. Enfin, et en tout cas, les phrases qui servent de conclusion au morceau ne peuvent appartenir qu'au ton principal."

L'accord dissonant est soumis à des règles particulières de modulation. Comme il a été dit plus haut, cet accord appelle à sa suite un autre accord auquel il s'enchaîne, et la transition s'appelle résolution de l'accord. La résolution naturelle d'un accord dissonant se réduit à ce principe : sa base fondamentale doit faire avec celle de l'accord suivant une quinte inférieure, et la note qui forme dissonance doit se résoudre un demi-ton plus bas ou plus haut, suivant l'attraction naturelle du sens auditif.

En voilà suffisamment sur l'harmonie pour en montrer la fonction et le fonctionnement, la beauté et la puissance d'expression. Par ailleurs, certaines règles n'ont pas besoin d'être exposées, parce qu'elles tendent à disparaître, par exemple celles qui ont pour objet la préparation de la dissonance. Écoutez ce qu'en dit Albert Lavignac 3: "Nombre de compositeurs modernes attaquent couramment toute espèce de dissonance, sans qu'il soit question de préparation ; il y a là une question d'usage, d'habitude, de tolérance et d'accoutumance de l'oreille, habitude qui a varié, varie et variera selon les époques, en raison des tendances individuelles des compositeurs et aussi du degré de dureté que l'éducation musicale des auditeurs les conduira progressivement à supporter."

Nous ferons grâce aussi au lecteur de tout ce qui concerne les notes étrangères ou accidentelles : suspensions, anticipations, appogiatures, broderies, pédales, etc., parce qu'elles ne font pas partie de l'accord sur lequel on les fait entendre. Elles ont cependant leur importance, et les harmonistes ne peuvent les ignorer. "Par la façon dont elles s'appuient sur les notes principales, ou même par la manière dont elles les soutiennent, elles jettent dans la trame harmonique la clarté et l'élégance qui en font l'un de ses plus beaux ornements 4."

Concluons donc cette partie. L'harmonie est l'élément qui apporte à la musique sa couleur et sa richesse. C'est elle qui, par sa diaphane structure, enchaîne tous les éléments de la musique, produit à la fois l'unité et la variété dans les formes sonores. Elle puise ses principaux moyens d'expression et de beauté dans l'instrumentation, et la puissance qu'elle y trouve tient aux intimes relations que les instruments à corde et à vent ont avec la voix humaine. Il faut joindre à cette ressource la diversité des timbres et l'étendue de l'échelle des sons. "Aussi l'orchestre, dit Lamennais, ouvrit-il à l'art des perspectives nouvelles, immenses ; il put se dilater sans fin, sans borne, au sein de la création. Depuis l'oratorio, où les voix se mêlent aux instruments, jusqu'à la symphonie, où ceux-ci parlent seuls, quelle puissance, quelle richesse d'effets !"

Lorsqu'un grand nombre de musiciens, à la suite d'une même inspiration qui leur vient du compositeur, s'engagent dans l'exécution d'une belle symphonie, qu'ils en suivent le mouvement et les nuances savamment calculées, en un mot qu'ils en réalisent parfaitement la conception grandiose, un souffle d'émotion passe sur les auditeurs et les transporte comme hors d'eux-mêmes. Écoutons encore ici le langage solennel de Lamennais. "Quand l'orchestre, dit-il, élève sa grande voix, ce n'est pas simplement, la voix de l'univers réel, mais de l'univers conçu par l'homme et senti par lui, la voix qui en révèle le modèle idéal et tout ce que la contemplation de cette divine image réveille en nous d'instinct infini, de pensées rêveuses, d'aspirations inénarrables et d'ineffable amour..."

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1) Cité par Camille Bellaigue dans les Études musicales, 3e série.

2) Réaliser un morceau d'harmonie, c'est le rendre exécutable dans son ordonnance complète : voix ou instruments.

3) Op. cit.

4) Amédée Ga5toué: l'Édacalion musicale.


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Message  Roger Boivin Mer 11 Jan 2012, 11:24 pm

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Les formes musicales. — La mélodie, le rythme et l'harmonie sont mis en mouvement suivant une forme adoptée par le compositeur. Qu'est-ce donc que la forme en musique ? C'est la structure du morceau, la manière dont s'agencent les parties, quel que soit le genre auquel appartient la composition. Jusqu'à nos jours, le génie musical de l'homme s'est manifesté sous deux formes essentielles et bien distinctes : la forme métrique ou symétrique et la forme fuguée ou canonique 1.

La forme métrique, par les rapports équivalents de ses nombres ou groupements de notes, par l'ordonnance symétrique et mesurée de ses périodes 2 et par le retour fréquent et régulier de ses repos, se rapproche du vers dans le langage parlé. Elle se grave aisément dans la mémoire et constitue la musique de tous les peuples primitifs. C'est la forme mélodique pure, telle que nous l'avons présentée.

La forme fuguée, par l'irrégularité de ses membres, par le développement inégal de ses parties et par les artifices de son style, peut être comparée à la prose. Elle s'adresse aux intelligences exercées. L'imitation et le canon en constituent la base. L'imitation consiste à faire entendre dans une partie, à quelques mesures de distance, une phrase déjà commencée dans une autre partie. Quand une imitation se prolonge jusqu'à la fin du morceau, c'est un canon. La forme la plus curieuse de cette sorte de composition est le canon perpétuel, dont on a un exemple classique dans le chant bien connu de Frère Jacques. La fugue proprement dite se compose d'un sujet ou motif principal, d'une réponse et d'un contre-sujet (contrepoint) qui sert d'accompagnement à la réponse. Ces éléments se mêlent entre eux et avec d'autres de manière à satisfaire à l'harmonie et à former un morceau complet.

Par l'invention de l'imitation canonique et de la fugue, les compositeurs éminents des XVIe et XVIIe siècles ont légué à leurs successeurs les éléments de l'art musical tout entier. Les auteurs du XVIIIe siècle, surtout le célèbre Jean-Sébastien Bach, qui allièrent dans leurs meilleures œuvres les deux formes, métrique et fuguée, ont parachevé l'œuvre, en constituant la science complète et approfondie de l'harmonie moderne.

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1) La plupart des données suivantes sur les formes musicales sont tirées du Traité d'harmonie de Henri Reber.

2) La phrase et la période musicales correspondent à la phrase et à la période de la rhétorique.

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Message  Roger Boivin Mer 11 Jan 2012, 11:30 pm

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Les genres de compositions musicales. — D'aucuns confondent parfois les formes musicales et les genres musicaux, malgré leur différence marquée. La forme se réfère à la technique, et le genre, au caractère de la composition. Les notions qui suivent vont nous aider à établir cette distinction.

Ce chapitre ne serait pas complet, en effet, sans un coup d'œil historique sur les genres de compositions musicales, pour en mieux faire comprendre la nature, et une étude sommaire de leurs qualités et caractères, pour en montrer le rôle esthétique.



La musique religieuse est le plus ancien et le plus respectable des genres musicaux. Ce qui en fait le fond est le chant grégorien, établi par saint Ambroise et le pape saint Grégoire le Grand. Ce chant dérive lui-même de l'ancienne musique d'église, qui ressemblait à celle des Grecs et des Hébreux. Il renferme des beautés insoupçonnés de ceux qui ne l'ont pas étudié. Sa connaissance est des plus utiles, surtout aux compositeurs, parce qu'il est la science du phrasé musical. "Les œuvres les plus modernes et les plus intéressantes par le modelé des phrases et des motifs, dit Amédée Gastoué 1, doivent ordinairement ces qualités à l'étude du grégorien pratiquée par le compositeur."

Le chant grégorien est la parole rythmée et mélodique. C'est le langage de l'âme absorbée dans la contemplation sereine des choses de l'au-delà. Pas de modulations savantes, encore moins de dissonances, mais des sonorités graves, des mouvements contenus, qui portent au recueillement, à la prière. C'est la musique de l'éternité, ainsi que les Italiens appelaient celle de Palestrina.

Pierluigi dit Palestrina fut le maître de la musique religieuse polyphonique. Tous les grands musiciens de son temps ont été unanimes à le reconnaître. Rossini, notamment, qui avait un goût prononcé pour la musique ancienne, préconisait aussi celle de Palestrina. Victor Hugo ne lui ménage pas non plus ses éloges dans les Rayons et les Ombres :

Puissant Palestrina, vieux maître, vieux génie,
Je vous salue ici, père de l'harmonie !
Car, ainsi qu'un grand fleuve où boivent les humains,
Toute cette musique a coulé dans vos mains...


Le chant grégorien et la musique palestrinienne sont les deux principaux genres religieux. Leurs caractères sont la simplicité, l'ampleur et la solennité. La musique, a-t-on dit, est une transformation de la parole. Il doit donc y avoir analogie de caractère entre l'une et l'autre. Et, quand cette parole devient une prière, combien simple, combien douce doit être son expression musicale ! D'ailleurs le langage de l’Église, les paroles de ses hymnes et de ses motets, sont simples, et il ne convient pas de les noyer dans des flots de sonorités bruyantes. Puis certaines parties de la messe, qui sont destinées à être chantées par le peuple, ne doivent-elles pas être sobres de modulations ? Cette simplicité toutefois n'exclut pas l'ampleur, qui consiste dans le calme du mouvement mélodique et l'absence de complications harmoniques. La musique d'église abhorre la recherche, l'agitation. C'est quand un fleuve envahit ses bords qu'il paraît majestueux et tranquille. Les accords des chants religieux évoqueront cette musique céleste dont parle l'Apocalypse et qui est "semblable à la voix des eaux". Rien donc de saccadé, de brusque ; mais une allure régulière, libre, sereine, des phrases larges, souples et sérieuses. "Tout, d'ailleurs, dans le lieu saint, écrit l'abbé Hurel 2, réclame une musique à effets sobres, mais suivis : l'onctueuse ou austère gravité des paroles, le développement recueilli des mystères, l'assistance émue et calme des fidèles, les sons prolongés de l'orgue, surtout le sentiment de la présence personnelle de Dieu, pour qui le silence même est une hymne 3."

La solennité, troisième qualité de la musique sacrée, résulte de l'union des deux premières : simplicité, ampleur. La musique d'église, comme la pompe des cérémonies religieuses, unit l'ampleur à la simplicité, parce qu'elle exprime les rapports entre Dieu et l'homme. Par sa forme et son expression, le chant de la créature se fera simple par humilité, mais ample pour atteindre Dieu, et solennel pour glorifier la majesté suprême. Quels mystères sont plus augustes que ceux de la religion chrétienne et quels accents les célébreront dignement ?

L'effet de ces mélodies et de ces accords graves et sérieux est de réveiller en nous tout ce qu'il y a de religieux. Après les avoir entendus, on se sent meilleur. "Par cette musique, dit encore l'abbé Hurel, la prière prend un accent plus vif et plus pénétrant, l'adoration s'élève sans effort jusqu'à son objet, les sens eux-mêmes sont émus ; mais non de cette émotion qui trouble. La profonde harmonie de l'esprit et de la chair se révèle, et tous deux, le corps et l'âme, vibrent à l'unisson. Une paix inaltérable et supérieure s'établit dans tout l'être et l'on croit, par moments, que la terre s'efface ou plutôt qu'elle monte, afin de se mêler aux harmonies du ciel."

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1) Op. cit.

2) L'Art religieux contemporain.

3) L'orgue apporte au chant d église l'accompagnement qui lui convient.

On n'entend pas sa voix profonde et solitaire
Se mêler, hors du temple, aux vains bruits de la terre.
Les vierges à ses sons n'enchaînent point leurs pas,
Et le profane écho ne les répète pas.
Mais il élève à Dieu, dans l'ombre de l'église,
Sa grande voix, qui s'enfle et court comme une brise.
Et porte, en saints élans, à la divinité,
L'hymne de la nature et de l'humanité.


L'orgue lui-même est invité à fuir les styles incompatibles avec l'esprit du chant qu'il accompagne.


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Message  Roger Boivin Ven 13 Jan 2012, 8:24 am

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Les genres de compositions musicales. — (suite)

A côté de la musique religieuse , restée calme et simple , s'est prodigieusement développée et compliquée La musique profane. L'harmonie, déjà connue au moyen âge, se perfectionne à partir du XVIe siècle et devient la source de genres nouveaux, comme les pastorales et les ballets, qui aboutissent eux-mêmes plus tard à l'opéra. Claude Monteverde avait posé la base féconde de ce progrès en découvrant les dissonances naturelles de l'harmonie et par suite les modulations harmoniques qui en découlent. Au XVIIIe siècle, Jean-Sébastien Bach vint donner une impulsion extraordinaire à la musique en développant avec une science sûre et profonde un grand nombre de nouvelles formes musicales. Haydn, qui parut peu de temps après Bach, fut le créateur de la symphonie, genre que Beethoven, avec son génie puissant, porta au plus haut point de l'art.

Les principaux caractères de la musique moderne sont donc : les dissonances naturelles et les modulations savantes qu'elles suscitent, des rythmes compliqués et inattendus appropriés à l'expression des diverses passions humaines, une abondance de notes et de sonorités pleines d'harmonie, enfin une richesse de variations et de modulations qui semble inépuisable. "Cette musique est comparable, dit l'abbé Hurel, à cette pluie fine qui s'élève du pied des chutes à pic : le soleil s'y joue et fait ruisseler d'innombrables diamants jusqu'à nous éblouir."

La symphonie est la plus parfaite et la plus classique des compositions musicales. Créée pour orchestre complet, elle peut atteindre par cette variété d'instruments le maximum d'effet et d'expression. Dans la symphonie, suivant l'heureuse pensée de Camille Bellaigue, la nature communique aux métaux et aux bois de l'orchestre son âme tout entière pour la mêler à la nôtre. Cette sorte d’œuvres se divise ordinairement en quatre morceaux : l'allégro, composé dans un mouvement vif ; l'andante, qui est une mélodie très chantante ; le menuet ou scherzo, morceau vif et gai ; enfin le finale ou rondeau, consistant en un thème qui revient plusieurs fois, mais dans diverses tonalités. Avec Haydn et Beethoven, déjà mentionnés, Mozart et Mendelssohn sont les principaux compositeurs de symphonies. Mais Beethoven surtout excella dans ce genre. On a de lui neuf symphonies remarquables par la hardiesse de la conception, la richesse de l'instrumentation, la beauté de l'expression et la science des combinaisons harmoniques. Ce sont les chefs-d’œuvre de la musique. Les splendeurs de l'art musical y sont rassemblées, et la volupté de l'oreille et la joie de l'esprit trouvent également à s'y rassasier.

Toutes les compositions ont plus ou moins de rapport avec la symphonie. " Il n'y a pas un genre, pas un type musical, dit Camille Bellaigue 4, qui n'aboutisse à la symphonie comme le fleuve à la mer." La sonate, par exemple, est une composition analogue à celle-là, mais plus courte et destinée à un seul instrument (ordinairement le piano). La sonate pour piano est sortie de la "suite", une des plus anciennes formes de composition musicale. Elle a servi de base à la plupart des œuvres instrumentales classiques et aux petites pièces qu'il est convenu d'appeler musique de concert et de chambre : duos, trios, quatuors, etc. Beethoven a composé trente-deux sonates qui forment un répertoire incomparable pour la richesse et la variété des formes. La symphonie et la sonate sont des œuvres dites classiques, parce qu'elles sont soumises à toutes les règles de la musique.

Il n'en est pas de même de l'opéra, qui appartient à l'art musical dramatique et au genre libre. Il comprend le texte (livret ou libretto), ordinairement en vers, et une musique correspondante, la partie essentielle de l’œuvre. Tout y est chanté et le chant est soutenu par un orchestre. L'opéra comporte aussi des danses, des ballets. De plus, il s'exécute avec costumes et décors appropriés, splendides et variés. Ainsi la peinture, la musique et la poésie se prêtent un mutuel secours pour charmer à la fois l’œil, l'oreille et l'esprit. Nous avons le grand opéra, où l'action est toujours tragique, et l’opéra comique, qui comporte du parler, et où l'action est parfois moitié sérieuse et moitié comique. L'opéra-bouffe, entièrement comique, est un genre périmé.

Rossini et Verdi en Italie, Saint-Saëns et Gounod en France, Mozart en Autriche, Wagner et Meyerbeer en Allemagne, sont les principaux auteurs d'opéra. Rossini sut remarquablement concilier l'harmonie moderne avec la phrase mélodique, que Gounod éleva à une perfection supérieure. Verdi fut plein de véhémence. Les opéras de Saint-Saëns sont d'une facture savante, d'un style à la fois brillant, élégant et pur. Ceux de Mozart se distinguent par de ravissantes mélodies, ce maître réunissant mieux que tout autre l'inspiration et la science, la grâce et l'animation, l'aisance et la pureté. Wagner modifia la conception de l'opéra de son époque, en ne laissant rien à la virtuosité et en resserrant au contraire les liens de la musique et de la poésie — ce qui lui fut facile, parce qu'il écrivit lui-même les poèmes de ses pièces. Il chercha l'émotion dramatique dans l'instrumentation, qui devint puissante, colorée et splendide. Enfin les œuvres de Meyerbeer se font remarquer par de suaves mélodies et une orchestration à grand effet.

Comparable à l'opéra, l'oratorio est une pièce d'art musical dramatique sur un sujet religieux. Ce genre de composition est ainsi nommé de ce que ses premiers éléments furent introduits par saint Philippe de Néri, dans les réunions et les exercices de l'Oratoire. L'oratorio rappelle les grands faits historiques et décrit les spectacles grandioses de la nature pour nous faire éprouver des émotions saines et élevées. Il est ordinairement exécuté à grand orchestre et à grand chœur. Haendel et Haydn ont excellé dans ce genre d’œuvre musicale. Le premier montra une ampleur de style et une puissance dramatique inconnues jusqu'alors, tandis que le second se distingua surtout par la grâce et la sérénité de ses mélodies.

L'ode-symphonie, plus simple que l'oratorio, est un poème mis en musique. Quand ce poème est court, il s'appelle cantate. Le Désert, de Félicien David, est une des odes-symphonies les plus populaires. C'est une belle œuvre aux couleurs orientales.

Le drame lyrique ou mélodrame est une pièce dramatique où certains passages sont accompagnés ou interrompus par de la musique vocale ou instrumentale. II fut constitué par Christophe Gluck au XVIIIe siècle. Beaucoup d'opéras modernes portent le titre de drames lyriques.

Enfin l'opérette est une composition d'art musical dramatique et dont le texte est comique. Elle prend quelquefois les dimensions d'un opéra-comique (la Belle Hélène, d'Offenbach, la Fille de Madame Angot, de Lecocq). Le vaudeville est une pièce dont la musique est empruntée aux refrains populaires.

La musique dramatique (opéra, oratorio, etc.) sert à soutenir la voix humaine, cet instrument divin qui dépasse tous les autres en délicatesse, en beauté et en vertu expressive. Partant, les sonorités orchestrales, "toutes les autres voix, comme le dit Lamennais, doivent se grouper, s'ordonner autour de la voix humaine, l'accompagner, selon le sens aussi juste que profond du mot".

Puis, quel que soit le genre auquel s'adonne le musicien, il fera bien de se rappeler que rien en composition musicale n'est laissé sans but défini. " Le compositeur, dit Ernst Pauer, ne doit pas seulement posséder les règles nombreuses qui gouvernent le côté formel de son œuvre. Il doit encore étudier la nature humaine, pénétrer les arcanes psychologiques du cœur de l'homme et approfondir, par sa propre expérience, le sentiment suggéré par le sujet choisi.

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4) Les Époques de la musique, Tome II.

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Message  Roger Boivin Ven 13 Jan 2012, 8:38 am



Les genres de compositions musicales. — (suite et fin)

L'étude des œuvres de composition musicale est une source de plaisirs pour les hommes de l'art. "Étudier les divers genres de composition, dit encore le même auteur, pénétrer l'esprit des diverses œuvres, contempler les beautés qu'elles renferment, rechercher et découvrir celles qui dominent ou dans quelles parties de l’œuvre elles apparaissent, est un plaisir délicat et d'un ordre élevé pour un esprit judicieusement préparé. Non seulement nous pénétrons ainsi le mystère de l'art, mais nous nous mettons en sympathie avec les qualités individuelles du compositeur. Nous prenons intérêt à saisir sur le vif le déploiement de ses facultés intellectuelles et à déterminer les circonstances qui ont exercé une influence sur la composition de son œuvre. Et cette connaissance plus approfondie ainsi que la finesse plus grande de notre faculté esthétique avivent notre culte de l'art et accroissent notre admiration pour celui qui l'a si bien servi."

Enfin, ce grand nombre de manifestations musicales en tous les genres constitue le témoignage irrécusable du rôle immense toujours réservé à la musique. Comment expliquer ce rôle, si ce n'est par l'enchantement de cette aimable compagne de l'homme et par la suavité de cette ravissante amie ? Elle le porte doucement au repos, après ses labeurs, et lui donne l'avant-goût de l'extase éternelle. "La vraie musique, dit le Père Gratry 5, est sœur de la prière comme de la poésie. Son influence recueille et, en ramenant vers la source, rend aussitôt à l'âme la sève des sentiments, des lumières, des élans. Comme la prière et comme la poésie, elle ramène vers le ciel, lieu de repos."

La musique doit être le langage du ciel. Ce qui le fait penser, c'est que la sainte Écriture parle toujours des harmonies de la Jérusalem céleste. On représente souvent des anges chanteurs s'accompagnant d'instruments de musique. A celui qui apparut aux bergers, lors de la naissance du Sauveur, "s'unirent une grande troupe de l'armée angélique, louant Dieu et disant : Gloire à Dieu au plus haut des cieux."Tout cela ne laisse-t-il pas croire que des concerts sans fin feront partie inhérente de notre bonheur éternel, qu'ils envelopperont comme d'un voile sacré le sanctuaire du Très-Haut ? Le cantique entonné par les anges à Bethléem n'est que le prélude de ce chant immortel : "Saint, saint, saint est le Seigneur, Dieu des armées...", que répéteront, pendant les siècles des siècles les esprits célestes et les bienheureux, et qui sera pour eux la vive expression de leur amour et de leur reconnaissance envers le créateur.

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5) Les Sources.
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Message  Roger Boivin Ven 13 Jan 2012, 1:39 pm

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CHAPITRE XII


LE BEAU LITTÉRAIRE EN GÉNÉRAL

LE BEAU DANS LA COMPOSITION LITTÉRAIRE



Si l'on peut dire, avec Lamennais 1 , que "chaque sphère d'existence présente un type idéal du beau ", on peut affirmer également que chaque genre de manifestation artistique occupe un degré dans l'échelle de la beauté. L'éminence relative de ce degré tient à la nature de l'ouvrage d'art et à la somme de développement intellectuel qu'il exige. Or, l’œuvre vraiment littéraire est du caractère le plus élevé et suppose des facultés esthétiques de premier ordre. La littérature est donc l'une des plus hautes manifestations du beau, et, partant, de l'art. Aussi l'étude que nous abordons demandera-t-elle plus de développements que les précédentes. Quoique réduits aux plus essentiels, ils nous aideront à découvrir les liens intimes qui relient tous les beaux-arts, à pénétrer davantage l'essence de la littérature et à nous remémorer des préceptes que nous oublions parfois trop facilement. Rappelons d'abord des notions générales qui projetteront de la lumière sur le tout.

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1) De l'Art et du Beau.

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Message  Roger Boivin Ven 13 Jan 2012, 1:47 pm

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I. — LE BEAU LITTÉRAIRE EN GÉNÉRAL


La littérature est-elle un art ? Quelle est son origine ? Comment s'est-elle développée ? La poésie et la prose artistique sont-elles également belles ? Quelles sont les lois fondamentales de l'esthétique littéraire ? Voilà des questions auxquelles nous répondrons tout d'abord.


Des philosophes ont soutenu que la littérature n'est pas un art, parce qu'elle est impuissante à présenter à la vue, des images, à l'oreille, des sons, à l'intelligence, des signes, qui aient avec l'idée exprimée un rapport évident ; qu'elle n'offre pas de relation naturelle entre les idées, invariables de leur nature, et les mots, qui vieillissent, meurent ou changent avec le temps et les pays. La littérature n'exprime la beauté, il est vrai, qu'au moyen de signes convenus, les mots ; est-ce à dire que ce moyen ne lui suffit pas ? Les mots, on ne peut le nier, sont bien la matière première des œuvres poétiques, et s'ils sont indifférents en eux-mêmes, comme le marbre avant d'être sculpté, comme la couleur sur la palette, ils deviennent expressifs, ils incarnent une âme quand ils sont groupés suivant leurs affinités obvies ou cachées, quand ils sont maniés par un artiste de la plume ou de la parole. Ce que le poète veut extérioriser, il l'exprime, il le montre aussi bien, et quelquefois mieux, que le sculpteur, le peintre et le musicien. La littérature, qui manifeste le beau à travers des signes sensibles, est donc un art. N'étaient-ils pas des artistes, les Homère et les Virgile, les Racine et les Corneille, les Bossuet et les Chateaubriand, et ces maîtres écrivains de tous pays et de toutes langues ? II suffit, pour s'en convaincre, de pénétrer la magie communiquée par eux à l'argile des mots. Ils ont dessiné, peint ou sculpté les formes de la pensée.

Oui, la littérature est un art, et le plus expressif, le plus élevé, le plus délicat des arts, celui qui sollicite davantage la pensée et développe le mieux toutes les facultés de l'âme 1 . Elle possède ces qualités parce que son instrument est la parole, mode d'expression incomparable pour la clarté, la précision et l'étendue. Aussi de quelle splendeur l'habileté à manier cet instrument ne revêt-elle pas les ouvrages de l'esprit ? Lamennais 2 a pu écrire en toute vérité : "Le langage qui agit sur toutes les puissances de l'homme, pour produire simultanément et la vision interne du modèle idéal et le sentiment qui en constitue la possession, la jouissance intime, est la plus haute expression du beau 3."

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1) Le beau littéraire satisfait l'intelligence, toujours avide de savoir et de vérité ; la volonté qui, éclairée, pousse au bien, à la justice ; l'imagination, désireuse du pittoresque, de la couleur ; la sensibilité, amante de saines émotions.

2) Op. cit.

3) Victor Cousin, développe admirablement ces idées, dans une page de son ouvrage Du vrai, du beau et du bien.

"La poésie façonne la parole à son usage et l'idéalise pour lui faire exprimer la beauté idéale. Elle lui donne le charme et la puissance de la mesure ; elle en fait quelque chose d'intermédiaire entre la voix ordinaire et la musique, quelque chose à la fois de matériel et d'immatériel, de fini, de clair et de précis comme les contours et les formes les plus arrêtées, de vivant et d'animé comme la couleur, de pathétique et d'infini comme le son. Le mot en lui-même, surtout le mot choisi et transfiguré par la poésie, est le symbole le plus énergique et le plus universel... Armée de ce talisman, la poésie exprime ce qui est inaccessible à tout autre art, je veux dire la pensée pure, la pensée entièrement séparée des sens et même du sentiment, la pensée qui n'a pas de couleur, la pensée qui ne laisse échapper aucun son, qui ne se manifeste dans aucun regard, la pensée dans son vol le plus sublime, dans son abstraction la plus raffinée.

"Songez-y. Quel monde d'images, de sentiments, de pensées à la fois distinctes et confuses, suscite en vous ce seul mot : la patrie ! et cet autre mot, bref et immense : Dieu ! Quoi de plus clair et tout ensemble de plus profond et de plus vaste ? Dites à l'architecte, au sculpteur, au peintre, au musicien même, d'évoquer ainsi d'un seul coup toutes les puissances de la nature et de l'âme. Ils ne le peuvent, et par là ils reconnaissent la supériorité de la parole et de la poésie.

La poésie possède les plus pathétiques accents. Rappelez-vous les paroles que Priam laisse tomber aux pieds d'Achille en lui demandant le cadavre de son fils; aussi plus d'un vers de Virgile, des scènes entières du Cid et de Polyeucte, la prière d'Esther agenouillée devant Dieu, les chœurs d'Esther et d'Athalie... La parole humaine, idéalisée par la poésie, a la profondeur et l'éclat de la note musicale, et elle est lumineuse autant que pathétique ; elle parle à l'esprit comme au cœur ; elle est en cela inimitable, unique, parce qu'elle rassemble en elle tous les extrêmes et tous les contraires, dans une harmonie qui redouble leur effet, et que tour à tour paraissent et se développent toutes les images, tous les sentiments, toutes les idées, toutes les facultés humaines, tous les replis de l'âme, toutes les laces des choses, tous les mondes réels et tous les mondes intelligibles.''

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Message  Roger Boivin Ven 13 Jan 2012, 7:52 pm

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I. — LE BEAU LITTÉRAIRE EN GÉNÉRAL (suite)


On ne peut pénétrer la beauté de l'art littéraire, ni découvrir la part que le sens esthétique a prise à sa formation, sans jeter un regard sur son origine et sur son histoire. La littérature, chez tous les peuples, s'est constituée avec la langue, et par suite remonte souvent à une haute antiquité. Ce recul a permis aux philosophes anciens de mettre en doute l'origine divine du langage humain, mais leur théorie est aujourd'hui rejetée comme absurde. La parole est sans nul doute une munificence de Dieu pour permettre à l'homme de communiquer avec ses semblables. Toutefois il est certain aussi que les premiers éléments du langage n'étaient pas parfaits. Le Créateur laissait aux hommes le soin d'améliorer ces éléments, comme il leur abandonnait celui de cultiver leur intelligence. Ce qui confirme cette hypothèse, c'est que l'histoire de la plupart des langues montre un progrès constant depuis leur origine, lequel correspond ordinairement à celui de la civilisation 4.

"Trois choses, dit Scaliger 5, ont porté l'homme à perfectionner son langage : la nécessité, la pratique et le désir de plaire. La nécessité lui fit produire une série de mots reliés sans art. Par la pratique il apprit à multiplier ces mots et à leur donner plus d'expression ; mais au désir de plaire nous devons ces tournures agréables, ces dialogues heureux qui procurent à une langue l'élégance et la grâce."

C'est le langage écrit qui fixe et perpétue la pensée humaine. Il fut inventé par l'homme nul ne sait au juste à quelle époque. Après avoir imaginé plusieurs systèmes, que nous n'avons pas à décrire ici 6, il les perfectionna de siècle en siècle, jusqu'à l'adoption des alphabets modernes. Grâce à ces systèmes, nous connaissons la littérature de presque tous les peuples.

Plusieurs auteurs affirment que, dans toutes les langues, les premiers essais littéraires furent du genre poétique. " Hamann nous apprend, en effet, dit Victor Bach 7, que la véritable poésie n'est pas le fruit de la civilisation raffinée, mais bien la langue maternelle du genre humain, à l'aube de son développement ; et que le véritable poète ne s'empare pas de l'esprit de son auditoire par des artifices cachés, et comme par des pièges tendus à sa sensibilité, mais, qu'emporté par l'intensité de ses émotions, il ne chante que des chants jaillis avec une force irrésistible du plus profond de son être." C'est dans ce sens que le philosophe anglais Blackwell disait d'Homère qu'il n'était pas comme les poètes de notre temps, lesquels pensent en prose et écrivent en vers. Il y a donc une poésie de nature et une poésie d'art. Cette distinction, du reste, est établie depuis longtemps. Elle a même donné lieu à bien des discussions. Schiller, dans sa poétique, nomme la première poésie naïve, et la deuxième poésie sentimentale.

La poésie fut d'abord un élan vers le Créateur, un chant d'adoration, de reconnaissance et d'amour. Les psaumes de David et les hymnes de l'ancienne Grèce sont des louanges à la divinité. Quand le désir du savoir eut porté l'homme à développer son intelligence, que celle-ci eut acquis des notions philosophiques sur elle-même et sur la nature, apparut cette autre poésie pleine de grandeur que l'on remarque dans l'ancien Orient. "Abondante en formes, en couleurs, inondée d'une lumière ardente, dit Lamennais 8, elle se déploie avec l'éclat et la magnificence de la nature dans ces riches contrées, et, comme leurs fleuves profonds, immenses, roule ses larges ondes qui vont se perdre dans un océan insondable et sans bornes."

La poésie est naturelle à l'homme, parce qu'elle a pour objet l'homme lui-même, avec ses vicissitudes, ses désirs et ses passions. Les dieux de la Grèce antique, qui se combattent, s'apaisent, s'affligent et se réjouissent, ne sont que des hommes divinisés. Si le poète fait intervenir parfois des êtres surnaturels dans ses œuvres, comme Klopstock dans la Messiade, Milton dans le Paradis perdu, n'est-ce pas toujours l'homme qui constitue l'intérêt principal du drame ? Dante, lorsqu'il chante le ciel, le purgatoire et l'enfer, ne met-il pas en scène surtout ceux dont il voulait rappeler le souvenir ? Dans son harmonie intitulée Jéhovah ou l'idée de Dieu, Lamartine semble prendre la divine majesté pour unique objet de son chant, mais au fond il montre l'homme cherchant Dieu, et Dieu parlant à l'homme sur le Sinaï. Le Créateur s'y révèle à sa créature par la splendeur de la nature et surtout par la beauté du roi de la création :

Du grand livre de la nature
Si la lettre à vos yeux obscure
Ne le trahit pas en tout lieu,
Ah! l'homme est le livre suprême;
Dans les fibres de son cœur même,
Lisez, mortels: "Il est un Dieu."


Il est évident que la Fontaine, dans ses fables, ne veut mettre en scène que des humains. Ses bêtes parlent et agissent comme des hommes, et, ainsi que l'auteur le dit lui-même,

Les fables ne sont point ce qu'elles semblent être :
Le plus simple animal vous y tient lieu de maître.


C'est surtout l'idée de l'homme aspirant à un idéal, qui s'impose à l'esprit du poète. En effet, dans cette aspiration, l'être humain trouve sa plus haute dignité, sa plus grande noblesse. " L'heure à laquelle il se sent le plus noblement un homme, dit Auguste Dorchain 9, est celle où, se détachant de son étroite personnalité, il aspire à une vie supérieure,... à une vie où il y aurait plus d'ordre et plus de lumière, plus de joie, plus d'harmonie et plus d'amour." C'est de ce besoin qu'est née la véritable poésie, par laquelle le poète exprime pour lui d'abord, pour les autres ensuite, cette aspiration vers l'idéal.

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4) Une langue est formée au moment où se produit chez elle la meilleure rencontre de richesse et d'unité. Cette loi demande un mot d'explication. Une langue est riche quand elle possède des termes pour désigner tous les êtres et toutes les qualités applicables à ces êtres; qu'elle s'est créé aussi une syntaxe souple et claire, des combinaisons heureuses de mots et des tournures élégantes de phrases. Elle est une quand tous ses vocables ont la même origine et une dérivation identique. Aux XIIe et XIIIe siècles, le français eut dans ce sens le plus d'unité, mais il n'était pas encore parvenu à un vocabulaire assez riche. C'est sous Louis XIV que la langue fut en possession de l'unité et de la richesse, et qu'elle atteignit par conséquent sa perfection.

5) Poétique.

6) On peut voir sur ce sujet Quackenbos, Advanced Course of Composition and Rhetoric, p. 21.

7) Poétique de Schiller — Essai d'esthétique littéraire.

8 ) Op. cil.

9) L'Art des vers.

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Message  Roger Boivin Ven 13 Jan 2012, 10:14 pm

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I. — LE BEAU LITTÉRAIRE EN GÉNÉRAL (suite)


Mais la prose artistique, qui vint après les essais de langage mesuré, ne peut-elle pas atteindre, elle aussi, à la beauté supérieure, à la poésie ? Oui, sans doute, la prose peut aussi être soutenue par l'élévation de la pensée, l'inspiration poétique, et même par une succession de sons et de cadences qui ajoutent un plaisir musical à celui de l'intelligence. Voyez par exemple ces quelques lignes d'Henri Lavedan :

"Quel mot lointain, séraphique et surnaturellement doux que celui de Noël ! On dirait le pseudonyme de Dieu quand il était petit. Mot qui chante, mot qui tinte, mot qui prie dans la gaieté, mot tendre d'église, allègre et pieux, frère d'Alleluia, mot d'action de grâce, qui monte et voltige avec des dessins de cantique, et dont le musical écho se congèle si suavement dans le bleu vitrail de la grande nuit..."

Dans ces lignes, disons-nous, on retrouve la plupart des qualités de la poésie. Si ce n'est pas encore, ainsi que le dit Dorchain, cette réjouissance la plus musicale possible que donne le vers, ce sont du moins des expressions originales, variées, jolies ; des phrases élégantes, naturelles, harmonieuses ; en un mot, c'est de l'art. Cette sorte de prose ne diffère de la poésie que par l'absence de mesure régulière et de rime. Ce n'est pas à dire que la prose se passe complètement du nombre, mais elle doit le faire sentir avec moins de force et d'uniformité. Le poète chante : c'est donc naturel qu'il marque la mesure. Le prosateur converse, discute 10 : la cadence régulière dans son discours ne serait que prétention. Ce qui charme dans l'un déplairait souverainement dans l'autre.

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10) "O prose, mâle outil, et bon aux fortes mains ! " (Louis Veuillot. )

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Message  Roger Boivin Ven 13 Jan 2012, 10:16 pm

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I. — LE BEAU LITTÉRAIRE EN GÉNÉRAL (suite et fin)


Quelle que soit la puissance esthétique des mots, nous n'oublierons pas qu'ils doivent être avant tout la juste et complète traduction de la pensée. Du reste l'idée et la forme se confondent le plus souvent en littérature. N'a-t-on pas dit que le travail des mots, c'est le travail des idées ? Et " la phrase, a écrit le Père Longhaye 11, c'est la pensée même. C'est l'âme prise sur le fait, dans la plus courte de ses évolutions complètes."

Dans ce maniement du mot et de la phrase, toutes les facultés esthétiques ont leur part, surtout le goût, qu'on appelle parfois règle immédiate de la composition littéraire. Mais le goût ne réussit pas toujours à se dégager des impressions personnelles ou des opinions douteuses qui l'empêchent de porter des jugements droits et de tracer une voie sûre. Il ne peut donc servir de base infaillible. L'esthétique littéraire veut néanmoins être fondée sur des principes certains, fixes, absolus, transcendants. Quels seront ces principes ? Comment les établira-t-on ? Ils doivent se déduire de la nature même de l'œuvre écrite. Or, cette œuvre est le produit de l'intelligence et s'adresse à l'intelligence, insatiablement avide de vérité. L'œuvre de l'écrivain devra donc, premièrement, contenir la plénitude de cet aliment intellectuel, être la splendeur du vrai ; en d'autres termes, elle constituera une équation parfaite entre la pensée et son objet (vérité du fond), et entre la pensée et son expres​sion(vérité de la forme).

Le beau, c'est, ô mortels, le vrai plus ressemblant. (Victor Hugo. )

De plus, l'œuvre doit tendre au bien, sinon, "au lieu de nourrir l'intelligence, elle l'empoisonne ; au lieu d'ennoblir le cœur, elle le souille et le déprave" 12. Les païens eux-mêmes ont reconnu cette règle. Boileau l'exprime ainsi :

Que votre âme et vos mœurs, peintes dans vos ouvrages,
N'offrent jamais de vous que de nobles images...


Enfin, la forme verbale revêt une beauté propre à la langue, beauté sonore et beauté expressive qui vient au secours de l'intelligence en agissant sur l'imagination et la sensibilité. Le langage écrit donnera donc la réjouissance de l'art.

Un seul son est plus beau qu'un long parler. (Joubert. )

N'offrez rien au lecteur que ce qui peut lui plaire. (Boileau.)

Tels sont les trois principes de l'esthétique littéraire. Ils se résument dans cette formule : L'œuvre de l'écrivain a d'autant plus de valeur qu'elle exprime une plus grande somme de vérité lumineuse et de beauté morale dans une forme d'expression plus parfaite. Les deux premiers principes se réfèrent principalement au fond, et le troisième, à la forme. Comment assurer la perfection de celle-ci, qui relève davantage de l'esthétique ? En appliquant les conditions du beau à la littérature. De ces conditions en effet se déduisent les préceptes littéraires qui régissent toutes les œuvres écrites, celles de grande envergure et les plus modestes ; les ouvrages d'expression poétique, comme ceux dont la seule beauté est d'être exacts. Gardons-nous bien de mépriser ces préceptes,

Toute loi vraie étant un rythme harmonieux. (Victor Hugo. )

Loin d'entraver le talent de l'écrivain, ils le guident et l'empêchent de s'égarer dans des chemins dangereux. A les suivre, il atteindra plus haut ou ira plus loin, tandis qu'en les négligeant, il risque de se perdre en de vains efforts ou de prendre le clinquant pour de la vraie beauté.

En outre, l'étude des lois littéraires à la lumière des qualités du beau montrera que ces qualités sont bien les mêmes en littérature que dans les arts du dessin et la musique. "Sous ce rapport, dit Lamennais 13, l'art d'écrire ne diffère point des autres arts, et ses procédés aussi sont les mêmes au fond. La langue se refuse-t-elle à exprimer directement ce que l'artiste a conçu, ce qu'il a senti ? Ne le fait-elle pas jaillir de la combinaison des termes qu'elle fournit, de leur fusion, de leur contraste ?"



Les études précédentes sur les arts avaient pour but de fournir des critériums qui permissent de comparer et d'apprécier les œuvres. Aussi n'a-t-on touché à la théorie de la composition qu'après avoir appliqué aux arts les conditions du beau. Il en sera autrement pour la littérature, dont une connaissance pratique s'impose à tout le monde. Voici l'ordre qui sera suivi : le beau dans la composition littéraire, le beau dans l'expression littéraire, et le beau littéraire supérieur. Mais que le lecteur se rassure : ces trois parties seront forcément abrégées. On trouvera des développements dans les ouvrages indiqués en notes. D'aucuns jugeront-ils que les citations ont été trop multipliées ? "Souvent, dit Montaigne, l'on fait parler les autres pour mieux exprimer ses propres idées", et Cicéron a nommé les citations "les lumières du discours".

Ces préliminaires posés, abordons la première des trois parties susmentionnées.

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11) Théorie des belles-lettres.

12) Le cardinal Mercier.

13) Op. cit.

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Message  Roger Boivin Ven 13 Jan 2012, 10:21 pm

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II . — L E BEAU DANS LA COMPOSITION LITTÉRAIRE


La littérature, avons-nous dit au début de cette étude, est l'un des arts les plus difficiles et celui qui exerce au plus haut point les facultés esthétiques. L'écrivain ne peut donc songer à créer du premier coup une œuvre parfaite. C'est pourquoi il aborde séparément les opérations de l'art d'écrire, sans toutefois négliger complètement les autres. La première est la composition, qui, faut-il le rappeler ? rassemble les idées en rapport avec un sujet et les ordonne de manière à produire le meilleur effet possible. Le beau, ne l'oublions pas, est la splendeur de l'ordre ; et l'ordre consiste dans la bonne disposition des parties, dans le concours de chacune d'elles au but de l'ensemble.

L'art de la composition procure à l'œuvre littéraire la beauté du fond, la beauté logique, en attendant que les qualités de l'expression lui apportent la beauté de la forme, la beauté artistique. Ainsi l'écrivain veille d'abord à ce que la composition de son œuvre soit impeccable. La perfection d'un ornement rachète-t-elle les défauts de l'objet qui le reçoit ? Comment la beauté de l'expression pourrait-elle corriger les vices d'une pièce conçue sans art ni méthode ?

Le mot composer revêt ici le même sens que dans les autres arts, c'est-à-dire le sens de disposer, de coordonner — cum pausare. Mais cette opération, qui ne le sait, en suppose deux autres : l'une qui précède, celle de concevoir ou de choisir le sujet, ainsi que les pensées et sentiments qu'il éveille (l'invention), et l'autre qui suit, consistant à exprimer ces pensées et sentiments (l'élocution). Ainsi, indépendamment de la faculté de concevoir et de féconder un sujet, laquelle tient au développement intellectuel de l'écrivain, choisir, ordonner et exprimer, sont les trois opérations de l'art de composer. Or toutes trois impliquent l'exercice du goût, pour atteindre le beau. Elles relèvent par conséquent de l'esthétique, ainsi que nous allons le voir.

Le choix du sujet est évidemment d'une importance primordiale. De lui, dépend en grande partie la qualité de l'œuvre, puisqu'il en constitue le fond et qu'il en détermine le ton général. Les deux premières lois fondamentales de l'esthétique littéraire guideront l'écrivain dans ce choix. La parole et la plume ne sont données à l'homme que pour répandre la lumière et le bien dans le monde. Ne cherchons donc que des sujets vrais, moraux, nobles, élevés, véritablement beaux. Est estimable surtout le sujet qui, possédant ces qualités, est en même temps nouveau ou peut être traité d'une manière nouvelle ! "C'est chose difficile, dira-t-on peut-être, car elles sont rares dans le champ littéraire les fleurs non encore cueillies, et l'on est réduit, comme le disait déjà La Bruyère, à glaner après les anciens et après les habiles d'entre les modernes." Rappelons-nous que les impressions et les sentiments sont variés, et que les façons dont on peut les exprimer le sont davantage. Cela doit suffire à encourager l'écrivain. Puis, à vrai dire, a-t-il été exploité dans tous ses recoins le domaine des sujets littéraires ? Le monde intellectuel aussi bien que le monde moral et le monde physique ne restent-ils pas ouverts devant nous ? Et, de sujets, la fiction n'est-elle pas une autre source abondante, intarissable, infinie ? Pour qui approfondit les problèmes de la vie et de l'histoire, de l'empirique et de l'idéal, il y a encore matière à compositions littéraires.

Dans les pensées et les sentiments suggérés par le sujet, un triage s'impose également, sans quoi l'œuvre littéraire ne saurait être vraiment esthétique. De la première loi fondamentale, il découle que les qualités indispensables à une belle pensée sont la vérité et le naturel. La pensée vraie est en même temps naturelle, parce que la conformité à la vérité ou à la vraisemblance est dans l'ordre et facilement acceptée de l'esprit humain. Pour revêtir ces deux qualités, la pensée doit convenir au caractère des personnages mis en scène, au temps où ils vivent, au lieu et à toutes les autres circonstances du sujet. " Des mots sans la vérité des pensées, dit Frayssinous, ne sont qu'un vain bruit qui se dissipe. La perfection dans les lettres suppose toujours un sentiment profond de l'honnêteté et du beau." Et "c'est joie exquise, ajoute le Père Longhaye, qu'une vérité de bon sens entrant dans l'esprit comme le rayon dans le cristal."

Les pensées profondes et hardies, spirituelles et délicates, font aussi le plaisir du lecteur. La pensée exprime-t-elle plus que les mots qui semblent la traduire ? demande-t-elle de la réflexion pour être comprise ? elle est profonde. Elle sera hardie si elle étonne par son ampleur. On dit qu'une pensée est spirituelle lorsqu'elle charme par son ingénuité et sa finesse ; délicate, quand elle exprime un sentiment d'une manière voilée. " La délicatesse, dit Marmontel 1, est la finesse du sentiment, comme la finesse est la délicatesse de l'esprit." Toutes ces pensées embellissent l'œuvre de l'écrivain. Elles seront d'autant plus savoureuses et fécondes qu'elles paraîtront plus spontanées et avoir plutôt jailli comme de source.

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1) Eléments de littérature.

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Message  Roger Boivin Ven 13 Jan 2012, 11:09 pm

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II . — L E BEAU DANS LA COMPOSITION LITTÉRAIRE (suite)


Dans un ouvrage littéraire, nous aimons à trouver aussi des sentiments, des impressions semblables à celles qui remplissent notre vie. Il faut intéresser l'esprit, mais aussi réchauffer le cœur. Les sentiments doivent revêtir des qualités analogues à celles des pensées. Ils se confondent si souvent avec elles. La pensée proprement dite n'est pas un sentiment, mais il n'y a pas de sentiment sans pensée ; car notre âme ne peut rien éprouver si elle n'a d'abord porté un jugement instinctif ou raisonné sur l'objet de son émotion.

" Un sentiment noble et généreux nous rend un témoignage agréable de la supériorité de notre âme sur les choses basses et terrestres. Un sentiment fin et délicat nous donne un plaisir pur, qui nous saisit sans nous troubler, qui nous pénètre sans nous confondre" 1.

Nombreuses sont les pages où les grands écrivains ont montré leur exquise sensibilité. Lorsque Victor Hugo, par exemple, fait parler son cœur, il est admirable. " Il a aimé ses enfants, dit Emile Faguet, il les a chantés en jolis vers ; puis quand il les a perdus, il a été tout franchement déchiré ; puis enfin, ce moment revenu de demi-sérénité qui est le temps prospère pour que le sentiment devienne matière d'art, de sa douleur il a fait des œuvres incomparables."

Elle avait dix ans, et moi trente.
J'étais pour elle l'univers.
Oh! comme l'herbe est odorante
Sous les arbres profonds et verts !
.................................................
Lorsqu'elle disait : "Mon père !"
Tout mon cœur s'écriait : "Mon Dieu !"


Qui ne connaît aussi les sentiments délicats, nobles, généreux, sublimes, des grandes pièces littéraires ; l'Iliade, l'Odyssée, le Cid, Polyeucte,... sentiments admirables d'amour, de patriotisme, d'honneur, de religion ? Ne nous y arrêtons pas cependant, car cette étude demanderait trop de développements. Elle appartient plus, du reste, à l'histoire ou à l'analyse littéraires qu'à notre sujet 2 . Rappelons plutôt que l'important, c'est que les pensées et les sentiments n'aient rien de factice, et qu'il en soit de même du passage de l'un à l'autre. Dans ce domaine complexe, la sincérité, qui n'est que la vérité, est partout nécessaire, et il ne faut pas essayer de traduire ce que l'on n'a pas ressenti. La fausseté de l'expression ne tarderait pas à paraître et à déplaire. Toujours la loi fondamentale de vérité.

" Pour me tirer des pleurs, il faut que vous pleuriez ", a dit Boileau, et A. de Musset énonce la même vérité dans les vers suivants :

Oh! frappe-toi le cœur, c'est là qu'est le génie !
C'est là qu'est la pitié, la souffrance et l'amour ;
C'est là qu'est le rocher du désert de la vie,
D'où les flots d'harmonie,
Quand Moïse viendra, jailliront quelque jour.


" Là où vous ne voyez pas, où vous ne sentez pas, dit le Père Gratry 3, n'écrivez pas, taisez-vous. Ce silence aura son prix et rendra le reste sonore."

La sensibilité de l'écrivain est plus difficilement éveillée quand il s'agit de décrire les impressions d'autrui. Dans ce cas il faut se mettre à la place de ses personnages et tâcher de ressentir leurs impressions. Les sentiments exprimés seront vrais et naturels, si, premièrement, l'action combinée des circonstances extérieures et des réflexions qu'elles suggèrent les expliquent, et deuxièmement, s'ils concordent avec les situations et le caractère des individus 4. " Les caractères, les personnifications, dit J.-P.-F. Ritcher 5 , n'ont besoin que du langage de la volonté, des passions."

Une composition qui unit des pensées claires, vraies et naturelles à des sentiments nobles, généreux et délicats, c'est le triomphe de la conception littéraire.

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1) Le Père Yves André, Essai sur le beau.

2) Sur la beauté du sentiment dans les oeuvres littéraires classiques, voir
l'abbé P. Gaborit, le Beau dans la nature et dans les arts, 2e vol.

3) Les Sources.

4) Ces principes sont développés dans Crouzet, Berthet, Galliot, Méthode française, 2e vol., p. 402.

5) Poétique ou Introduction à l'esthétique.

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Message  Roger Boivin Sam 14 Jan 2012, 2:19 pm

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II . — L E BEAU DANS LA COMPOSITION LITTÉRAIRE (suite)


Toutefois un esprit cultivé ne se complaît parfaitement en une œuvre que si elle est bien ordonnée. La deuxième opération de la composition littéraire, la disposition, accomplit ce travail. Le mot plan, qui le désigne ordinairement, revêt ici le même sens que dans l'art architectural, auquel il est emprunté. Il exprime bien la nécessité d'une répartition méthodique des idées avant que commence le travail de rédaction. Est-il à propos d'établir cette nécessité, qui paraît si évidente ? Il faut le croire, parce qu'elle est encore souvent méconnue. Les traités de littérature rappellent l'enseignement des maîtres sur ce point, et l'on pourrait multiplier les citations à volonté. " Tout dépend du plan ", affirme Goethe, qui voyait, dans " cette force architectonique qui crée, qui coordonne et qui construit ", la faculté esthétique par excellence et le signe le plus certain du génie. M. l'abbé Thellier de Poncheville disait au Congrès de la langue française : " Il faut par-dessus tout un large plan d'ensemble, qui permette de regarder droit et de voir loin, qui invite l'esprit à monter haut et à planer à son aise, dans la pleine lumière et avec des échappées de tous côtés." On connaît les convictions du Buffon sur ce sujet. L'auteur du Discours sur le style développe tout un raisonnement pour démontrer l'importance d'un bon plan. Et c'est avec raison, car la valeur des pensées, comme des mots, augmente ou diminue suivant leur place dans la composition. " Il y a, écrivait Joubert 1 , des pensées lumineuses par elles-mêmes. Il en est d'autres qui ne brillent que par le lieu qu'elles occupent. On ne saurait les déplacer sans les éteindre." Aussi a-t-on pu affirmer que le plan achève l'invention et prépare l'élocution. Après avoir tracé en prose l'esquisse de l'une de ses tragédies, Racine disait : " Ma pièce est faite."

Mûrir son sujet est la première condition nécessaire pour dresser un bon plan. Qui donc a dit : "Avoir des idées, c'est cueillir des fleurs ; penser, c'est en tresser des couronnes" ? "Pour bien écrire, ajoute Buffon, il faut posséder pleinement son sujet, il faut y réfléchir assez pour voir clairement l'ordre de ses pensées, et en former une suite, une chaîne continue dont chaque point représente une idée."

Ainsi que le plan de l'architecte, celui de l'écrivain doit arrêter le but de la composition, déterminer les matériaux à utiliser et rechercher dans quel ordre les disposer. Quant à la manière de dresser le plan, il n'existe aucune règle précise, sinon qu'il faut décomposer le sujet en idées principales et en idées secondaires, et grouper autour d'elles les développements qui s'y rattachent, de manière à éclairer parfaitement la voie à suivre dans le travail de rédaction.

Les divisions principales surtout veulent être clairement arrêtées. En littérature comme dans les arts du dessin, les grandes lignes sont indispensables pour situer sûrement les parties. Quand le plan met en relief les idées maîtresses et qu'il les distribue dans un ordre logique, l'architecture de la composition est excellente. Les changements et les corrections qui s'imposent dans la suite ne portent que sur des détails. Mais si les idées ne sont pas bien ordonnées et qu'on veuille corriger la composition, comment y réussir sans la refaire presque en entier ?

Quant à l'ordre des idées, il varie avec les sujets. Tantôt les pensées se déduisent l'une de l'autre ; tantôt elles sont disposées dans l'ordre chronologique ou historique. Parfois la gradation commande leur place ; d'autres fois, elles sont mises en opposition ou en parallèle. Le tout est de suivre un ordre qui les éclaire. Chacune occupant son lieu, les premières illuminent les suivantes, et celles-ci, par leur succession naturelle, apportent aux premières un nouvel éclat 2.

Les qualités du beau qui doivent particulièrement briller dans le plan sont l'unité et la proportion. L'unité du plan exige que les divisions soient déduites du sujet et qu'elles soient reliées entre elles par un lien logique. A cette loi se rattache celle de progression, qui veut une marche ininterrompue des faits ou des arguments vers le but de l'ouvrage. La loi de proportion demande qu'on prévoie les développements à donner aux différentes parties. Chacune ne sera amplifiée que suivant sa valeur par rapport au sujet, afin qu'un équilibre parfait se maintienne dans toute l’œuvre. Comme ces qualités s'affirment surtout par l'élocution, elles seront étudiées en même temps qu'elle.

En résumé, tout l'art du plan consiste à disposer et à combiner les éléments de manière à produire le meilleur effet possible. Le plan convient-il au sujet et en fait-il sentir l'unité ? Est-ce qu'il en constitue une solide et diaphane structure ? Il est parfait et projettera de la lumière sur toute la composition.

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1) Op. cit.

2) Sur la nature de l'ordre et les différentes espèces d'ordre dans l’œuvre littéraire, on peut voir le Père J. Verest, s.j., Manuel de littérature.

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Message  Roger Boivin Sam 14 Jan 2012, 2:26 pm

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II . — L E BEAU DANS LA COMPOSITION LITTÉRAIRE (suite)


L'élocution 1, la troisième opération de l'art de composer, met en œuvre et exprime les pensées et les sentiments coordonnés par le plan. Opération importante et qui exerce toutes les facultés esthétiques. Il faut alors en effet finir de soumettre l'ensemble et toutes les parties aux lois ordonnatrices de l'art, aux principes inéluctables du beau ; lois et principes qui, partant, doivent rester présents à l'esprit pendant tout le travail de rédaction. A leur lumière, les éléments de l’œuvre et leurs rapports réciproques s'ordonnent : le fond et la forme s'harmonisent, une juste convenance s'établit entre l'idée et l'expression, les éléments acquièrent une variété qui les anime, et ils se joignent par des liaisons qui en constituent un tout complet et harmonieux. Bref, l'ouvrage revêt les qualités du beau : la proportion, la variété, l'unité et l'harmonie — sans compter l'expression artistique, qui sera étudiée à part. Nous devons voir maintenant ces qualités se fondre dans l’œuvre littéraire.



Considérons d'abord la proportion, qui, en littérature, s'appelle aussi convenance et mesure. La convenance adapte le style au sujet en conciliant le ton et le mouvement des phrases avec la matière et le genre de la composition. " Pour me rendre les objets tels qu'ils sont, dit le Père Longhaye 2, la parole a besoin de s'accommoder à leur caractère, être gracieuse ou forte, riante ou sévère, simple ou grandiose, diversement colorée et enfin chaleureuse, au gré de leur mobile exigence. Avant de me les traduire dans la parole, l'âme qui me parle a dû elle-même se plier à eux,... se faire, selon l'expression célèbre, ondoyante et diverse, à leur image... Cette proportion de la parole aux objets achève le naturel, qui est excellemment puissance et ordre : puissance, parce qu'il atteint à la mesure vraie des choses, ordre, parce qu'il ne la dépasse pas."

Pour observer la convenance du style, il faut réfléchir sur son sujet. L'écrivain doit comprendre les vérités qu'il expose, aimer sincèrement le bien qu'il loue, évoquer en lui les images dont il veut colorer l'imagination du lecteur, éprouver enfin lui-même les émotions qu'il veut communiquer aux autres. Comment atteindre ce résultat sans la réflexion ?
Avant donc que d'écrire, apprenez à penser.
Mais, dira-t-on peut-être, en quoi consiste exactement cette proportion entre le fond et la forme ? Par quel procédé ajuster le style au sujet ? Comment le rendre simple ou majestueux, énergique ou délicat, et, au besoin, pittoresque et coloré ?

Nul n'ignore que le style simple, le style épistolaire par exemple, est sans recherche et sans apprêt. Le naturel en est la plus grande qualité. Il n'exclut pas pour cela la délicatesse, ni les traits d'esprit à la Sévigné, pourvu qu'ils soient également naturels. Dans la lettre, le ton de la conversation affable et animée est donc celui qui convient le mieux. L'esprit et le cœur tiennent ici lieu de procédé.

Un ouvrage didactique ou de raisonnement veut un style concis. Il élague les figures et les ornements, à moins qu'ils ne servent la clarté de l'expression. Cette clarté et la force du style ne sont-elles pas ici les qualités qui conviennent le mieux ? "S'agit-il simplement de parler à l'esprit, de le convaincre, dit Lamennais 3, les qualités principales et presque uniques du style sont la clarté, l'ordre, la suite, l'enchaînement logique des idées qui procèdent l'une de l'autre, sans effort, sans lacune, s'éclairent et se fortifient mutuellement."

Le discours qui a pour but de convaincre demande un style énergique. Pour l'atteindre, on sait qu'il faut éliminer les mots qui ne sont pas absolument nécessaires. Tout ce qui est fort est bref, dit Ernest Hello 4. L'emploi du style coupé, des verbes actifs et des verbes au présent apporte aussi de la force au style. Les phrases suivantes sont énergiques : Elle va, vient, vole. Qui a dit au soleil : "Paraissez, soyez l'astre du jour ?" Le style vigoureux, avec peu de mots, suggère beaucoup d'idées. C'est pourquoi sans doute Shakespeare appelle la brièveté l'âme du génie 5.

Se présente-t-il un sujet élevé, pathétique, l'expression devient majestueuse et solennelle. Les longues périodes, les termes nobles, les fleurs de rhétorique sont ici à leur place, pourvu que ce soit sans abus. Dans un discours surtout, qui passe rapidement devant l'esprit, il faut l'achèvement de la pensée et les ornements qui la rendent aimable. On veillera donc à ne rien négliger de tout ce qui peut communiquer vie, grâce et grandeur à la parole.

Il y a plus de feu encore dans l'expression du mouvement passionné. Ici la véhémence pénètre et dramatise la phrase. " Une autre logique que celle de l'esprit préside au choix des mots et à leur arrangement, les détourne à des sens nouveaux, inattendus. Poussés et repoussés par le flot intérieur, ils se pressent, se mêlent sans règle apparente. Le discours devient figuré. Le coloris en est plus vif ; le mouvement, plus varié. Quelquefois rapide, impétueux, il court, il bondit ; quelquefois il se meut avec lenteur, fléchissant à chaque pas et comme affaissé sous une tristesse pesante... Le drame est plein de ces effets ; mais il faut qu'ils soient inspirés, qu'ils se présentent d'eux-mêmes ; cherchés, calculés, ils ont toujours quelque chose de faux qui refroidit au lieu d'émouvoir " 6. Encore la loi fondamentale de vérité.

A la description convient un style imagé, animé, car l'essence de la description est d'être vivante. Il faut donner l'illusion de la réalité par l'image sensible et le détail concret. " Plus les traits seront en relief, dit Albalat 7, mieux on verra... Le vrai réalisme, en littérature, n'est que le souci d'interpréter le vrai par le beau." Flaubert donne un bel exemple de détail concret quand, pour décrire le silence qui se produit momentanément dans une séance nocturne au sénat de Carthage, il dit : " Le silence tout à coup devint si profond qu'on entendit le bruit de la mer." " La description, dit Marmontel 8, ne se borne pas à caractériser son objet ; elle en présente le tableau dans ses détails les plus intéressants et avec les couleurs les plus vives," de manière à donner la sensation de la chose décrite 9.

Dans la narration, la peinture du décor, des personnages, des faits et des gestes, revêtira les qualités de la description. Le récit n'est-il pas une suite de tableaux ? Les caractères et les sentiments, qui sont définis par les actes, doivent être peints par des traits nets et concrets, puis expliqués ou rendus vraisemblables par les circonstances : tempérament, âge et sexe, hérédité, milieu, genre de vie et condition sociale.

Donc autant de compositions différentes, autant d'expressions diverses ; mais ces distinctions n'empêchent pas de passer d'un genre à l'autre dans la même composition, si le sujet s'y prête, car la division à cloison étanche des genres n'existe plus. Le naturel veut même parfois cette diversité, pour demeurer dans la réalité ou la vraisemblance. Rappelez-vous comment la Fontaine, modèle de naturel, sait aussi comprendre la convenance. Quelle adaptation parfaite du style aux pensées, aux sentiments et aux personnages, dans ses fables 10 !

La proportion de convenance n'est pas la seule ; une deuxième, celle de développement, mesure l'importance relative des diverses parties de l’œuvre. Prévue par le plan, cette proportion, avons-nous dit, s'affirme davantage dans l'élocution. Ici encore il faut de la réflexion et du goût. Entraîné par l'attrait du brillant ou charmé par les détails, l'écrivain oublie facilement le but à atteindre et la vue d'ensemble de l’œuvre. Après réflexion et selon les données de la raison, le goût élague les développements inutiles, refoule les mouvements désordonnés et ramène tout l'ouvrage à de justes proportions.

Deux lois influencent particulièrement la proportion de développement : la loi d'intérêt et la loi d'utilité. La première veut que l'écrivain s'attache à la partie essentielle de son œuvre et qu'il la rende intéressante par tous les détails qui peuvent piquer l'attention. La loi d'utilité demande que chaque partie ne comporte que les notions nécessaires à l'intelligence de l'idée centrale. Il est important de ne pas détourner un seul moment de cette idée l'esprit du lecteur, et de chercher à augmenter l'intérêt jusqu'à la fin. Aussi le début de la composition n'exposera que les circonstances indispensables à la clarté de l'ensemble.
Que le début soit simple et n'ait rien d'affecté.
Le développement de l'idée principale apparaîtra comme la floraison du sujet, et la conclusion sera courte et naturelle. Elle laissera l'esprit complètement satisfait.

Pierre Loti 11 , dans un morceau intitulé Fantasia arabe, introduit ainsi son lecteur dans le sujet : " Vers les dix heures,... nous apercevons là-bas, devant nous, une longue ligne immobile de bonshommes à cheval postés pour nous attendre." Vient ensuite une description vivante des cavaliers, des chevaux, des vêtements et des armes. Ils sont peints d'abord au repos, puis en mouvement, par deux tableaux frappants de vérité et de coloris. La conclusion se réduit à cette phrase: " C'est une première fantasia de bienvenue, pour nous faire honneur."

Oh! qu'il est important de garder une juste mesure à chaque partie d'une œuvre ! Sans cette valeur relative, la composition est boiteuse, elle déplaît. Le meilleur signe qu'on a bien réussi à équilibrer tous les éléments, c'est qu'on ne puisse en "déplacer aucun sans affaiblir, sans obscurcir, sans déranger le tout;...ne rien ôter sans trancher dans le vif 12 ".

Telles sont les qualités que la loi de proportion exige de l’œuvre littéraire.

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1) Le mot elocution vient d'elocutum, supin à'eloqui, parler. On a étendu sa signification à la manière de s'exprimer, puis ensuite, mais à tort semble-t-il, à une manière propre de s'exprimer, au style. En anglais, le mot élocution a gardé sa signification primitive.

2) Théorie des belles-lettres.

3) De l'Art et du Beau.

4) Herbert Spencer, dans The Philosophy of Style, montre que le signe est plus énergique que la parole, le mot court plus énergique que le mot long, et la phrase d'une seule proposition plus forte que la période.

5) "Voici, dit le Père Longhaye, le principe de la brièveté savante et forte. Parmi les mots, les uns portent une idée entière... C'est le substantif, le nom par excellence ; le verbe, nom de l'action; l'adjectif et l'adverbe, qui nous font penser tout d'abord à la notion de la qualité correspondante. Les autres ne désignent qu'un lien logique entre les idées: pronoms, prépositions, conjonctions, simples auxiliaires sans valeur ni signification complète. Pour ceux-là, l'esprit n'aime guère qu'on les prodigue.

6) Lamennais, op. cit.

7) L'Art d'écrire.

8 ) Éléments de littérature.

9) Sur ce sujet, relire Albalat, op. cil., Ne Leçon, et la Formation du style, ch. V.

10) Voir dans L. Boillin, le Secret des grands écrivains, ch. VI, une théorie sur
le mouvement des idées dans les différents genres de composition.

11) Au Maroc.

12) Fénelon. Lettres sur les occupations de l'Académie.

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Message  Roger Boivin Sam 14 Jan 2012, 4:09 pm

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II . — L E BEAU DANS LA COMPOSITION LITTÉRAIRE (suite)


D'autres conditions lui sont imposées par la loi de variété, formulée ainsi par Boileau :

Sans cesse, en écrivant, variez vos discours ;
Un style trop égal et toujours uniforme
En vain brille à nos yeux ; il faut qu'il nous endorme.


La variété résulte en grande partie de la convenance. Dans un sujet littéraire, tout n'est pas également grand ou également simple. Pour que le style soit varié, il suffira souvent de le mettre en harmonie avec l'objet de la pensée. C'est ainsi que la Fontaine passe naturellement du simple au sublime dans un exemple bien connu. Après avoir dit simplement :

Un bloc de marbre était si beau
Qu'un statuaire en fit l'emplette.
Qu'en fera, dit-il, mon ciseau ?
Sera-t-il dieu, table ou cuvette ?


il s'écrie tout à coup, pour exprimer l'inspiration soudaine qui s'empare du sculpteur :

Il sera dieu ! même je veux
Qu'il ait en sa main un tonnerre.
Tremblez, humains ! Faites des vœux.
Voilà le maître de la terre.


La variété réside dans les pensées et les sentiments, dans le tour et le coloris. Ne considérons pour le moment que les premiers, qui constituent le fond de l’œuvre. Les pensées découlent nécessairement du sujet. C'est pourquoi celles qui sont profondes, hardies ou sublimes, par exemple, ne se mêlent pas facilement aux pensées simples, naïves ou familières. On doit tendre cependant à les varier. Le même principe existe à l'égard des sentiments. Ménageons certains contrastes ou oppositions qui les fassent valoir. L'antithèse répond quelquefois à ce besoin de diversité. Elle produit dans un morceau littéraire un effet comparable à celui des clairs et des ombres dans une peinture ; elle met les idées en relief. "Les fortes pensées, dit J.-L. Boillin 1 , naissent ordinairement de la comparaison des contraires et se présentent alors naturellement sous la forme de l'antithèse." " Un lit nous voit naître et mourir : c'est un berceau, c'est un sépulcre 2 ." N'est-ce pas là un contraste éminemment propre à vivifier le discours ? Qui ne connaît l'admirable tercet de Victor Hugo sur le crucifix, tercet tout fait d'antithèses et, partant, de variété ?

Vous qui souffrez, venez à Lui, car il guérit;
Vous qui tremblez, venez à Lui, car il sourit;
Vous qui passez, venez à Lui, car il demeure.


Varions aussi les caractères des personnes mises en scène, ainsi que les sites décrits. "Un peintre, dit Fénelon, qui ne présenterait jamais que des palais d'une architecture somptueuse, ne ferait rien de vrai et lasserait bientôt. Il faut suivre la nature dans ses variétés ; après avoir peint une superbe ville, il est souvent à propos de faire voir un désert et des cabanes de berger."

Enfin, l'introduction du dialogue de-ci de-là, dans une composition un peu considérable, contribue aussi à la diversité, à l'intérêt. Avec quel art, quelle aisance, dans beaucoup de ses fables, la Fontaine passe du récit au dialogue et du dialogue au récit ! Il est encore ici un modèle. C'est également avec la tournure vive du dialogisme que Bossuet varie le passage suivant :

Je saurai bien, dis-tu, m'affermir et profiter de l'exemple des autres ; j'étudierai le défaut de leur politique et le faible de leur conduite, et c'est là que j'apporterai le remède. — Folle précaution ! car ceux-là ont-ils profité de l'exemple de ceux qui les précédèrent ?... — Mais je jouirai de mon travail. — Hé quoi ! pour dix ans de vie ! — Mais je regarde ma postérité et mon nom. — Mais peut-être que ta postérité n'en jouira pas. — Mais peut-être aussi qu'elle en jouira. — Et tant de sueurs, et tant de travaux, et tant de crimes, et tant d'injustice, sans pouvoir jamais arracher,.. qu'un misérable peut-être 3 !

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1) Op. cit.

2) Xavier de Maistre, Voyage autour Je ma chambre.

3) Pour les qualités du dialogue, voir Albalat, l'Art d'écrire, 19e leçon.

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ESSAI D'ESTHÉTIQUE, LA CONNAISSANCE PRATIQUE DU BEAU, par le frère MARTINUS  - Page 4 Empty Re: ESSAI D'ESTHÉTIQUE, LA CONNAISSANCE PRATIQUE DU BEAU, par le frère MARTINUS

Message  Roger Boivin Sam 14 Jan 2012, 5:05 pm

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II . — L E BEAU DANS LA COMPOSITION LITTÉRAIRE (suite)


Deux qualités du beau dans la composition littéraire restent à étudier, avant de clore ce chapitre : ce sont l'unité et l'harmonie.

Il faut que chaque chose y soit mise en son lieu,
Que le début, la fin, répondent au milieu,
Que d'un art délicat les pièces assorties
N'y forment qu'un seul tout de diverses parties.


Tout sujet est un, affirme Buffon, et "cette unité de dessein, ajoute Fénelon, fait qu'on voit d'un seul coup d’œil l'ouvrage entier." "Selon les vues des Grecs, maintes fois exprimées par Platon et par Aristote, une œuvre d'art est comme un être vivant ; elle se compose de parties distinctes, mais unies par une force secrète et harmonieuse. Vingt belles pensées juxtaposées ne font pas une œuvre d'art, pas plus que de beaux membres mal ajustés ne font un beau corps. Il faut donc qu'une âme circule dans tout l'ensemble et lui donne l'unité avec la vie 1 ."

La première condition pour obtenir l'unité est l'élimination de tout encombrement. " L'unité, écrit le Père Longhaye 2, commande le triage. C'est lui qui, en écartant le hors-d’œuvre, ...donne à la parole cette force où rien ne se perd, cette force concentrée sur un point unique et sans laquelle on n'est jamais ni convaincu ni ému. Où le choix a manqué, l'unité est lâche, flottante, rompue et traversée à chaque instant par des éléments disparates... Le trop, le superflu, l'étranger, n'est pas seulement sans valeur, il est nuisible, il amoindrit la lumière en distrayant l'esprit. L'unité par le choix, c'est l'ordre, et l'ordre se montre, ici comme partout, le meilleur gardien de la puissance."

La loi d'unité enchaîne les éléments de la phrase, du paragraphe et de toutes les parties de la composition. Elle exige, ne l'oublions pas, que la phrase soit le développement régulier d'une seule idée. Si on lui en associe une autre, l'esprit du lecteur se perd ; il est emporté malgré lui vers ce second objet, au moment où il était attiré par le premier. On se rappelle que les autres grands obstacles à l'unité de la phrase sont la multiplicité des sujets à des personnes différentes, les pronoms qui font équivoque, les propositions relatives dépendant l'une de l'autre (les qui en cascade), les parenthèses qui coupent le sens, et les mots qui ne répondent pas à la succession naturelle des idées. Répétons-le, la phrase est le développement d'une seule pensée, son évolution une et complète ; et le secret de l'unité, c'est de rapporter tous les éléments à l'idée exprimée, de manière à la rendre claire et explicite.

Il ne peut y avoir unité de composition sans une liaison logique des phrases. Ce ne sont pas les car, les si, les mais... qui constituent cet enchaînement, mais bien le sens. Les idées s'appellent par leurs affinités et non par des moyens artificiels. Albalat insiste avec raison sur l'importance de ces liaisons vraies. "Que les phrases, dit-il, ne paraissent pas greffées, en surcharge, mais engendrées ; non pas juxtaposées facticement, mais logiquement déduites." Qu'elles s'enlacent, ajouterons-nous, comme les fils d'un tissu, sans dureté ni brusquerie, et qu'aucune ne puisse être supprimée sans nuire à la clarté de la composition. L'esprit doit passer de l'une à l'autre sans effort, comme une embarcation qui suit le courant. "De là, écrit le Père Longhaye, la marche aisée de la phrase, ou, comme disaient excellemment les Latins, le cours paisible, le coulant du discours : flumen orationis."

L'unité du paragraphe ressort de cette définition : un groupement de plusieurs phrases qui développent une même idée. "Cette unité intrinsèque, dit M. le chanoine Emile Chartier 3 , est la grande loi qui le régit; un paragraphe où se rencontreraient des notions étrangères à l'idée qu'il a pour objet d'éclairer serait vicié par le fait même... De cette unité essentielle découlent deux corollaires. Le paragraphe exclut les digressions, tout comme la phrase... Les parties ne sauraient non plus s'étendre d'une manière démesurée sans exposer le lecteur à perdre de vue l'objet principal... Pour rendre cet objet plus perceptible, est-il nécessaire de l'annoncer dès la première phrase ? En général, il semble que ce soit préférable... Certains écrivains usent volontiers du chiasme... "

Le chiasme contribue à l'unité de la composition en reliant les paragraphes entre eux ; car ceux-ci veulent aussi des liens. Parfois ils s'attachent d'eux-mêmes les uns aux autres : le sens suffit à les relier. Souvent ils demandent à être soudés par des transitions. L'écrivain trouvera celles-ci sans effort, s'il maîtrise son sujet, s'il saisit le rapport des idées entre elles et les dispose dans un ordre naturel et logique.

Une dans chacune de ses parties, la composition veut être une aussi dans son ensemble. Toutes les idées doivent concourir à un même but, se rattacher à une idée centrale et ne former, pour ainsi dire, qu'une seule famille. Ou encore, "elles ne doivent être que des faces d'une idée plus générale, qui les englobe toutes. C'est la loi supérieure de tous les arts et qui tend à faire concourir tous les détails d'une œuvre à la traduction d'un sentiment unique 4 ."

Si l’œuvre littéraire est un livre, chaque chapitre et tout le volume doivent revêtir le cachet de l'unité. On peut faire exception à cette règle pour les anthologies, les recueils de poésie et de pensées, où il est d'usage d'admettre des pièces variées, comme l'on cueille des fleurs diverses pour en composer un bouquet. Cependant ne semble-t-il pas que, même en ce cas, une nuance d'analogie au moins doive exister entre les divers morceaux pour donner raison de les grouper sous un même titre5 ? Voici sur ce sujet l'opinion que présente Lamennais dans son Esquisse d'une philosophie : " Il existe des ouvrages qui se composent de pensées isolées, sans liaison entre elles : la Rochefoucauld, la Bruyère et d'autres. Plusieurs sont remarquables de style. Cependant les grandes œuvres d'art forment un ensemble dont les parties, ordonnées dans le tout comme les organes dans le corps vivant, concourent à un but commun6."

Les Pensées de Joubert n'ont pas été écrites dans l'intention d'en former un volume. "Le ver à soie file ses coques, disait l'auteur, et je file les miennes, mais on ne les dévidera pas." On les a dévidées, mais après sa mort. Des réflexions analogues pourraient se faire au sujet des Pensées de Pascal.

L'unité réclame donc, ici encore, un enchaînement logique et naturel de toutes les parties de l’œuvre. Une pensée maîtresse doit régner sur l'ouvrage entier, rayonner dans tous les développements, les irradier et les animer de son primordial intérêt. " Que toutes les parties de l’œuvre, dit P.-M. Quitard 7 , soient conçues et ordonnées de manière à former un tout complet, que les détails de toute espèce, en rapport avec le caractère de l'ensemble, se rapprochent, s'assortissent et rayonnent à un centre commun."

Oh ! que l'unité donne de valeur esthétique à une composition ! Elle lui procure une cohésion vivante et féconde, cette harmonie organique qui en fait un faisceau admirable d'éléments homogènes concourant tous au même but.

Mais l'harmonie parfaite est une résultante : elle découle de toutes les qualités du beau littéraire réunies : une expression élégante et souple, une proportion juste et raisonnée, une relation logique entre l'expression et l'idée, une variété de style vivante et animée, enfin l'unité synthétique dont il vient d'être parlé et qui réunit tous les éléments en un tout parfait et splendide.

Cette harmonie doit s'affirmer surtout, semble-t-il, dans l’œuvre littéraire française. Le français a hérité des fortes qualités du latin : le génie de l'ordre, le besoin de clarté, le déroulement harmonieux de la période et la disposition régulière des parties. Langue méthodique entre toutes, faite de mesure et de proportion, d'unité et d'harmonie, elle veut une charpente qui puisse porter sans fléchir les raisonnements les plus profonds comme les théories les plus brillantes ; les ouvrages scientifiques, savants, comme les conceptions gracieuses, délicates et poétiques.

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1) M. et A. Croïset, Histoire de la littérature grecque.

2) Op. cil.

3) L'Art de l'expression littéraire.

4) A. Vanier, la Clarté française.

5) Lamartine, dans les Harmonies (Avertissement), explique de la manière suivante le lien d'unité qui relie les diverses pièces de son ouvrage : " Ces harmonies, prises séparément, semblent n'avoir aucun rapport l'une avec l'autre ; considérées en masse, on pourrait trouver un principe d'unité dans leur diversité même, car elles étaient destinées à reproduire un grand nombre des impressions de la nature et de la vie sur l'âme humaine."

6) A propos d'articles de journaux qu'un de nos meilleurs écrivains a réunis en volume, M. l'abbé Camille Roy écrivait : "Ces choses fragiles ne supportent pas qu'on les assemble, qu'on les groupe, qu'on en fasse des volumes. Feuilles volantes, elles avaient leur grâce légère et ailée ; reliées ou brochées, elles prennent des allures qui ne leur conviennent plus, elles ont des prétentions que ne soutient plus leur valeur."

7) Dictionnaire des rimes.

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Roger Boivin
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