ESSAI D'ESTHÉTIQUE, LA CONNAISSANCE PRATIQUE DU BEAU, par le frère MARTINUS

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Message  Roger Boivin Mar 27 Déc 2011, 12:08 am

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CHAPITRE V

LES FACULTES ESTHETIQUES


LES œuvres d'art et leur critique sont le produit de puissances intellectuelles appelées facultés esthétiques. Ces facultés ou aptitudes permettent à l'artiste de traduire son idéal en une forme concrète et sensible, et au critique, de juger, d'apprécier le beau objectivé en cette forme. Du point de vue de l'art, l'importance d'étudier et de développer ces puissances ne peut donc être mise en doute. Ce sera l'objet du présent chapitre.

Il nous faut, naturellement, développer nos facultés. Privées d'objets sur lesquels elles puissent s'exercer, elles éprouvent, si l'on peut dire, un malaise comparable à celui dans lequel se trouvent nos organes corporels, quand ils sont condamnés à une complète inaction. " Comme toute créature, dit Ozanam 1 , se satisfait en usant de ses forces, l'âme se plaît au jeu de ses facultés... La philosophie antique l'avait compris, quand elle faisait consister la perfection et le souverain bien de l'homme dans le mouvement harmonieux de ses facultés et qu'elle le représentait comme une image de Dieu éternellement heureux dans une action éternelle."

L'objet sur lequel s'exercent les aptitudes de l'artiste et du critique, c'est, avons-nous dit, le beau objectivé en une forme sensible. Et les facultés esthétiques sont celles qui opèrent dans la perception, la production et l'appréciation de ce beau, à savoir : la sensibilité, l'intelligence, l'imagination et le goût. Nous nous attacherons surtout aux deux dernières, qui sont les plus susceptibles de se développer et les plus nécessaires pour réussir dans les arts.

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1) Discours sur la puissance du travail.

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Message  Roger Boivin Mar 27 Déc 2011, 12:26 am

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La sensibilité. — Comme faculté esthétique, la sensibilité morale est précieuse à l'artiste. Elle lui procure une facilité naturelle à s'émouvoir en présence des qualités d'une œuvre et le porte à communiquer les émotions qu'elle lui fait éprouver. " Plus un homme possède de sensibilité, plus il est apte à cultiver les beaux-arts et les belles-lettres. Il n 'y a que le cœur qui sache parler au cœur. L'artiste, le poète, l'orateur, en un mot celui qui veut plaire, charmer, émouvoir, ne le peut qu'autant qu'il est doué d'une sensibilité exquise 1 ."

En réalité la sensibilité n'est rien autre que l'activité de l'âme. Nous ne pouvons nous défendre d'avoir des émotions, des inclinations, des sentiments. Il n'y a qu'à les diriger vers un but noble, vers un but digne d'une créature raisonnable. Or la raison, ce rejaillissement de la divine clarté, est la faculté qui tend au parfait, à l'idéal en tous genres ; et ce qui correspond à cette tendance supérieure, c'est l'aspiration vers le beau, le vrai et le bien. Donc, par l'étude et la contemplation de ces trois qualités de l'être, la sensibilité se développera normalement.

La plupart des poètes eurent une grande sensibilité, et cette faculté chez eux fut la source d'où jaillirent leurs plus beaux vers. On peut citer comme exemple Lamartine, dans ses Méditations et ses Harmonies. Il est intéressant de constater aussi de quelle grande sensibilité sont imprégnées certaines œuvres musicales et avec quelle facilité cette impression se communique aux auditeurs. Voyez, par exemple, comme la musique de Schumann engendre la mélancolie, comme les mélodies de Gounod portent à la tendresse, et celles de Berlioz, aux ardeurs de l'imagination.

A la sensibilité morale se rattache le penchant appelé instinct d'imitation, qui pousse l'homme à reproduire les choses qui l'ont vivement frappé. Ce penchant, quand il est libre et réfléchi, devient l'une des sources des œuvres d'art. Il a son principe dans le besoin qu'éprouve l'homme de se mettre à la hauteur de ses semblables et même de les surpasser. Il est heureusement balancé par un autre instinct, celui de l'originalité, qui porte chacun à se distinguer des autres. En effet, l'imitation ne doit pas aller jusqu'à l'abdication de sa personnalité. Dans les arts comme dans la conduite, il ne faut pas être esclave, mais chercher toujours à s'élever. A cet effet, l'imitation doit se limiter, être dirigée par la raison et fécondée par l'imagination créatrice.

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1) F. J . , Cours de littérature.

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Message  Roger Boivin Mar 27 Déc 2011, 1:02 am

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L'intelligence. — Dans la production des œuvres d'art, l'intelligence se nomme l'esprit, le talent ou le génie. Ce sont là comme trois formes de la même faculté.

L'esprit saisit entre les objets et les pensées des rapports délicats et cachés. " C'est cette qualité qui voit vite, brille et frappe," dit Rivarol. Don de la nature plus que faculté acquise, l'esprit est très utile à la production du beau, surtout du beau littéraire ; mais il a besoin d'être contrôlé par le jugement, qui, appliqué aux œuvres d'art, s'appelle le goût. La Rochefoucaud a dit avec raison : " On peut être sot avec de l'esprit, on ne l'est jamais avec du jugement." L'esprit est précieux notamment comme faculté de voir avec rapidité. C'est aussi le premier degré d'une originalité de bon aloi dont le talent et surtout le génie sont les degrés les plus élevés. Pons de Verdun a écrit :

Entre l'esprit et le génie.
Malgré ce qu'ils ont de pareil,
La différence est infinie :
Un éclair n'est pas le soleil !


Le talent est une aptitude pour les arts, une habileté reçue de la nature ou acquise par le travail. Il dépend donc souvent de la volonté. " Le génie commence les beaux ouvrages, a dit Joubert, mais le talent seul les achève." Cette aptitude ne consiste pas en une faculté spéciale. Elle résulte d'un mélange heureux de sensibilité et de jugement qui permet de donner aux œuvres d'art une forme esthétique. L'habileté d'exécution et le sentiment de l'harmonie qui distinguent le talent s'allient très heureusement avec le génie pour l'aider à produire des œuvres de la plus haute perfection. Malheureusement beaucoup de talents ne s'épanouissent pas ou s'amoindrissent faute de culture, de confiance en soi, d'occasion de se produire, d'un milieu propice à leur développement. Par ailleurs que de talents se gâtent et se paralysent par l'inconstance, l'indolence et les habitudes vicieuses ! A noter aussi que cette aptitude, moins certaine d'elle-même que le génie, trouve souvent un écueil dans la mode. Sous l'influence de ce goût passager, elle s'épuise quelquefois en de stériles efforts à la recherche du beau. Ajoutons enfin qu'il y a autant de sortes de talents que de genres différents. L'artiste le plus heureux est ordinairement celui qui sait trouver le genre qui lui convient. Certains hommes de l'art cependant, doués d'une intelligence très souple, s'adonnent avec un égal succès aux sujets les plus divers. " Le talent, dit Vapereau, ne perd pas nécessairement en profondeur ce qu'il gagne en étendue."

Le génie est une forme supérieure du talent, une haute puissance intellectuelle qui semble s'élever comme naturellement au grand et au sublime. " Le plus précieux attribut du génie, celui qui paraît le séparer le plus profondément du vulgaire, dit Pérennès, c'est cette forme de conception par laquelle il embrasse un vaste ensemble et en coordonne habilement les diverses parties. C'est cette imagination féconde par laquelle, en combinant les éléments qu'il emprunte à la nature, il paraît créer, et, comme l'Éternel, faire sortir du chaos un monde entier." " Le génie, ajoutait le Père Lacordaire, c'est une âme en qui l'imagination, l'intelligence et le sentiment sont dans une proportion élevée... C'est une âme qui a une vue pénétrante des idées, qui les incarne puissamment dans le marbre, dans l'airain, dans la parole et dans l'écriture." Ce qui caractérisent constitue le génie, c'est donc une grande force d invention unie à un esprit supérieur. Qu'à tout cela s'ajoute le talent, comme nous le disions plus haut, et il ne pourra y avoir de discordance ou d'inégalité entre la conception et l'exécution. Les intervalles du génie sont remplis par le talent, et les vides du talent sont comblés par le génie. Quand l'un dort, l'autre veille. Quand l'un se néglige, l'autre le stimule et perfectionne l'ouvrage. Le propre du génie est de réussir en tout ce qu'il entreprend, fût-ce la réalisation des conceptions les plus grandioses et les plus inattendues. La Renaissance nous fournit plusieurs exemples de génies dans les arts. Michel-Ange fut à la fois architecte, sculpteur, peintre, ingénieur et poète. Léonard de Vinci fut tout cela et, en plus, musicien et physicien. Raphaël, le roi des peintres, s'adonna aussi avec succès à l'architecture, à la sculpture et même à la poésie. " Le génie, a écrit Ernest Hello, est un torrent qui déborde et qui fertilise toutes les contrées."

L'esprit, le talent et aussi le génie serviraient de peu s'ils n'étaient appuyés sur l'étude et le travail, qui les fécondent, les développent et les fortifient. L'amour du savoir, qui se manifeste chez tout homme, doit se révéler en particulier chez l'artiste. Quel que soit l'art qu'il pratique, il a besoin de connaître et de comprendre une foule de choses. La science est l'auxiliaire de l'art et même de l'inspiration. Tous les grands artistes ont été de rudes travailleurs.

Le talent est comme un métal
Dont la valeur tient du mystère ;
Mais le travail le rend égal
A l'or pur qu'un mineur déterre.
On applaudira le succès,
A l'expliquer on s'ingénie,
Moi je vous dis en bon français
Que le travail, c'est le génie
1.

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1) Benjamin Sulte.

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Dernière édition par roger le Jeu 29 Déc 2011, 4:20 pm, édité 1 fois
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Message  Roger Boivin Mar 27 Déc 2011, 1:40 am

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L'imagination. — L'imagination se représente et combine les images des êtres perçus antérieurement. Souvent, cette représentation intérieure procure déjà une joie réelle que nous aimons à prolonger et à renouveler. Ce premier plaisir peut être considéré comme le germe de tous les arts, en ce sens qu'il porte l'artiste à produire des œuvres qui lui rappellent l'émotion éprouvée. Un ciel azuré, un vaste horizon, des nuages fantastiques, le vent qui agite légèrement la ramure, peuvent, tout en charmant la sensibilité, exciter l'imagination à se représenter d'autres spectacles admirables et à les reproduire par les arts. La vie sous toutes ses formes, dans le règne végétal, dans le règne animal, dans l'homme surtout, invite aussi l'imagination à des créations multiples et attrayantes. La représentation d'un beau lever de soleil, d'un brillant fait d'armes, d'une épopée, n'est souvent que le produit de l'imagination, indépendant du fait naturel ou du fond historique. Néanmoins, cette représentation provoque en nous la joie, l'admiration et parfois l'enthousiasme. Les monstres et les divinités de la mythologie, les romans, les contes et toutes les aventures fictives ne sont-ils pas aussi des productions de l'imagination. Combien intéressantes cependant sont parfois ces compositions ! C'est encore l'imagination qui fournit les symboles, les emblèmes ou attributs, ces combinaisons de deux réalités, l'une visible : la matière, le réel — et l'autre invisible : la pensée, l'idéal. Ainsi, grâce à cette faculté inventive, la forme, la couleur, le son, deviennent des signes conventionnels de l'idée dans tous les arts.

Pour rendre durable le plaisir que le beau lui fait éprouver, l'homme n'a guère à sa disposition d'autres moyens que les arts, car il ne lui est pas donné de conserver longtemps les représentations que lui fournit son imagination, qui est de sa nature mobile et mouvante. Du reste, l'homme aime le changement. Soit inconstance, soit désir de trouver mieux, il ne se contente pas de la réalité, il court au merveilleux, au fictif. L'esprit trouve souvent profit à cette aspiration. " Le goût du merveilleux, dit Pellissier, a l'avantage d'élever l'esprit au-dessus des réalités. Il nous apprend à ne pas chercher à nos pieds la cause de tout ce qu'on peut observer. Il habitue à concevoir des réalités supérieures à ce que l'on voit et à ce que l'on touche. Il aide enfin à comprendre l'existence d'une âme dans l'homme et surtout l'existence de Dieu, cause suprême, être immatériel, auteur de toutes choses."

Il nous faut quelque chose, en cette triste vie,
Qui, nous parlant de Dieu, d'art et de poésie,
Nous élève au-dessus de la réalité ;
Quelques sons plus touchants, dont la douce harmonie,
Echo pur et lointain de la lyre infinie,
Transporte notre esprit dans l'idéalité
1.

A cette aspiration permanente vers le nouveau et le fictif vient souvent se joindre l'idée du beau ou la conception du parfait. Cette conception fournit un nouvel élément aux jugements portés par la raison, ainsi qu'à l'activité de l'imagination. Elle engendre l'idéal, qui devient la source des œuvres d'art les plus élevées. La faculté imaginative sera donc parfaite si elle a le don multiple d'être vivement affectée par le beau, de concevoir un type idéal et de modifier les images d'après ce type pour produire de nouvelles créations.

Afin de comprendre comment se développe l'imagination, il faut se rappeler qu'elle revêt deux formes. Elle est reproductrice, quand elle représente les objets tels que perçus ; elle est créatrice, quand elle conçoit le beau sous un aspect nouveau pour le rendre sensible. L'imagination créatrice est une forme supérieure de la faculté imaginative, celle qui est la plus nécessaire aux artistes. Cependant ses créations ne sont ordinairement qu'une combinaison spéciale d'éléments fournis par les connaissances acquises. Par conséquent, c'est à la mémoire et à l'imagination reproductrice qu'elle emprunte ses matériaux. Tributaire de ces deux facultés, l'imagination créatrice sera d'autant plus riche que la perception externe et la mémoire sensitive lui fourniront plus d'éléments. Beaucoup percevoir et beaucoup retenir, voilà les moyens de développer et d'enrichir la faculté imaginative. Par une association d'idées ou par un rapprochement d'éléments divers, cette faculté arrive parfois à des effets agréables autant qu'inattendus. C'est ainsi que, par une métaphore heureuse, l'imagination poétique de Victor Hugo a pu rapprocher des objets aussi différents que le croissant de la lune et une faucille :

Quel Dieu, quel moissonneur de l'éternel été
Avait en s'en allant négligemment jeté
Cette faucille d'or dans le champ des étoiles ?


Enfin l'imagination est un énergique stimulant de l'activité dans toutes les entreprises. Le tableau de l'avenir excite d'abord à l'action, puis soutient dans les efforts à mesure que l’œuvre avance, jusqu'à ce qu'elle soit arrivée à son terme 2. De ces considérations l'on peut conclure que l'homme, s'il cultive son imagination, développe considérablement sa puissance d'inventer, de comprendre et de s'élever. Par cette culture aussi, chacun peut devenir poète jusqu'à un certain degré. Cette pensée a fait dire à Saint-Marc Girardin : " C'est notre âme qui prête aux choses, aux lieux, aux êtres une pensée et un sentiment. Il lui faut un objet, mais cet objet lui-même n'est rien pour elle, si l'âme n'est pas d'abord capable de sentir. Ni les Alpes, ni la Suisse, ni l'infini de la mer ne sont des objets ravissants que si notre âme leur prête ce charme et cet enchantement 3 . Heureuse l'âme qui s'éveille au moindre son ! Rien n'est muet dans la nature, mais à la condition que nous ne soyons pas sourds."

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1) Octave Crémazie.

2) Malgré toutes ces bonnes qualités, l'imagination offre aussi des dangers,
même du point de vue de l'art, et il faut parfois se défier des images qu'elle présente
à l'esprit. " Elle est maîtresse d'erreur aussi bien que de vérité, dit Pascal
; sans elle, il est vrai, le jugement languit ; mais elle s'égare, sans le jugement,
et devient la folle du logis."

3) Un paysage, a dit Amiel, est un état d'âme.


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Message  Roger Boivin Mar 27 Déc 2011, 3:27 pm

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Le goût. — Le goût est la faculté de discerner ce qui est beau de ce qui est laid, ce qui peut être dit, représenté ou écrit de ce qui ne peut l'être. " C'est, dans l'individu, dit le Père Longhaye 1, le sens délicat du vrai, du juste, du beau, du touchant." Il ne suffit point de voir, de distinguer la beauté. Il faut encore la sentir, la palper en quelque sorte et en discerner les variétés jusqu'aux moindres nuances. La première qualité du goût parfait est la promptitude dans ce discernement. Une personne qui en est douée remarque immédiatement ce qui plaît et ce qui déplaît, les bonnes qualités et les défauts. Elle fait usage de l'imagination, mais ne se laisse ni éblouir ni diriger par elle. Surtout, elle a en horreur le faux, quelque brillant qu'il soit. " Le goût n'est pas une faculté séparée, dit encore le Père Longhaye, mais une puissance complexe, fleur et fruit de toutes les qualités appliquées, en concours et en ordre, à juger les choses de l'art."

Enfin, le goût, c'est souvent une aptitude dont il est intéressant de constater le germe et le développement dès le jeune âge. Si un enfant, par exemple, au lieu de rester dans la maison, aime mieux aller étudier sa leçon dans le jardin, à l'ombre d'un taillis, c'est une preuve qu'il subit à son insu les charmes de la nature, qu'il sent, d'une manière spontanée, ce qu'il y a de beau dans le firmament, la lumière et la verdure . Un jour peut-être, il chantera dans de beaux vers ce qu'il ne fait qu'éprouver dans le moment. Il y a lieu de distinguer ce goût naturel, apporté en naissant, du goût acquis, développé et perfectionné par l'exercice, et qui est toujours le plus sûr.

On parle souvent de goût fin, de goût délicat et de goût pur. En quoi consistent ces variétés ? Le goût fin sait découvrir et apprécier les moindres nuances dans les qualités d'une œuvre. La Bruyère et Raphaël avaient le goût fin. Le goût délicat se distingue par beaucoup de sensibilité. Racine et Millet possédaient une grande délicatesse de goût. Enfin le goût pur se fait remarquer par une pleine sûreté de jugement. Boileau montre un goût souverainement pur dans son Art poétique.

Celui qui a le goût élevé, épuré, évitera dans ses œuvres et sa conduite toute exagération et toute emphase, éloignera le factice et le désordonné. Son goût lui montrera , dans ces défauts, une forme du mensonge presque aussi haïssable que le vice lui-même. L'impression désagréable produite par le faux sur celui qui possède un goût pur est une preuve d'un rapport étroit entre le bien et le beau . Les personnes qui ne sont pas touchées par le spectacle des plus belles œuvres de Dieu et des hommes sont souvent trop dégradées pour goûter les nobles plaisirs de l'âme. " Quand notre esprit baisse, dit la Rochefoucaud, notre goût baisse aussi ."

Pour exercer un art avec succès, ou pour juger des œuvres d'art avec justesse, le goût est la faculté la plus nécessaire. L'art est un langage aimable qui s'adresse à l'esprit et au cœur. Or, pour comprendre et parler un langage, il faut une initiation, une éducation. Autrement, l'on reste insensible au beau, ou l'on demeure, à son égard, comme des enfants dont les facultés n'ont pas été exercées. " Dans l'art, dit la Bruyère, il y a un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature. Celui qui le sent et qui l'aime a le goût parfait. Celui qui ne le sent pas et qui aime en deçà ou au delà a le goût défectueux."

Il y a donc une éducation du goût, comme il y a une éducation de la volonté et de la sensibilité. Si l'homme était une intelligence pure, capable de saisir et de comprendre le beau par une intuition spontanée et infaillible, nous dirions : " Peine inutile que tout cela." Mais tel n'est pas le cas. Comme l'acquisition de la science, comme la formation morale, la conception claire du beau est le fruit d'un progrès lent, d'une éducation raisonnée et laborieuse.

Aussi est-ce à tort que l'on répète qu'il ne faut pas discuter des goûts et des couleurs. S'il s'agit du goût physique, la maxime populaire est évidemment vraie. Comme il relève uniquement de la sensibilité, il est personnel et ne souffre pas de discussion. Mais la maxime est fausse quand on l'applique aux œuvres de la nature et de l'art. Il s'agit ici de porter un jugement sur les qualités d'un être et de s'appuyer pour cela sur des notions rationnelles. On en peut donc discuter les données et montrer comment une forme satisfait ou ne satisfait pas aux règles du beau. Par conséquent, une grande différence existe entre le goût sensible, propre à chacun, et le goût intellectuel, qui est le produit d'une culture spéciale de l'intelligence et même de la sensibilité morale. Enfin les variations de jugement sur le beau, loin de motiver la maxime dont nous parlons, ne font que prouver l'existence de goûts contraires, de bons et de mauvais goûts.

Le caractère du bon goût est d'apprécier avec justesse le beau dans la nature et les œuvres d'art. Celui du mauvais goût se détermine en le comparant au goût dépravé, dans les aliments. Comme celui-ci incline vers une nourriture fortement épicée ou d'une saveur étrange, de même, en art, le mauvais goût choisit ce qui répugne aux autres, se plaît au maniéré, au bizarre, au burlesque, préfère la préciosité et l'affectation au simple et au naturel.

On comprendra facilement qu'un homme de mauvais goût ne puisse réussir dans les arts. Mais il ne faut pas confondre avec ce manque de goût certains travers d'esprit comme on a pu en rencontrer chez quelques grands hommes. Si parfois " le sublime a coudoyé le ridicule ", c'est que " la raison de l'homme est toujours courte par quelque endroit ". Il n'est pas moins vrai que les grands maîtres ont montré, dans leurs œuvres, un goût parfait, quelles qu'aient été, par ailleurs, leurs faiblesses.

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1) Théorie des belles-lettres.

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Message  Roger Boivin Mar 27 Déc 2011, 3:37 pm

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L'éducation du goût. — Il n'est jamais trop tôt pour commencer l'éducation du goût. De bonne heure, il faut montrer aux enfants de belles choses, leur faire saisir les beautés de la nature. Tout ce qui n'est pas beau, dans l'ordre physique comme dans l'ordre moral, est plus ou moins corrupteur du goût, et l'on doit l'éloigner de tous ceux dont on désire former le sentiment esthétique. " Il faut faire en sorte, dit l'abbé Ponsard 1, que la première fois que l'enfant prend conscience de lui-même, ce soit en face d'un spectacle de beauté." Saint Thomas parle dans le même sens. Il veut que, dès l'âge de cinq à sept ans, l'enfant soit mis dans un milieu propre à former son goût, surtout s'il est destiné à suivre une carrière artistique. Faire saisir de l'harmonie à l'enfant toutes les fois que cela est possible, devrait être considéré comme un devoir chez les parents et les éducateurs. Celui qui croit à la beauté en veut le sentiment en lui et dans les autres.

L'enfant trouve beau ce qui frappe vivement ses sens. Pour lui, une couleur brillante, le rythme élémentaire du tambour, le son éclatant du clairon, ont plus de beauté que l’œuvre artistique la plus achevée. II est plus sensible à la quantité qu'à la qualité, parce que, en lui, l'instinct domine encore la délicatesse du sentiment. Il faut lui faire comprendre, à l'occasion, et par toutes sortes de moyens, où réside la véritable beauté.

Dans l'âme du jeune homme commence à poindre le sentiment du rapport entre la forme et l'idée, entre le signe et son objet. C'est l'aurore du sentiment artistique, une sorte d'élan spontané vers l'émotion raisonnée du beau. Si la passion, les préjugés, le caprice ou les mauvais exemples n'ont pas d'empire sur l'esprit de ce jeune homme, il acquerra facilement un goût pur.

Pour l'homme cultivé et réfléchi, le sentiment et le jugement du beau deviennent encore plus aisés, le discernement entre la forme et l'expression ne lui demandant aucun effort. Il n'appartient qu'à lui de se former un goût délicat, exquis et parfait. Mais pour arriver à ce développement complet et supérieur du goût, il faut faire l'éducation de cette faculté. Même les qualités natives d'une âme naturellement artiste ne sauraient dispenser de ce travail. Quel procédé suivre pour arriver à cette formation esthétique complète ?

La culture efficace du goût comprend l'élimination des obstacles qui entravent cette culture et aussi les études et les exercices propres à développer la faculté esthétique. Les obstacles qui s'opposent à la formation du goût sont les écarts du sentiment et les erreurs de la raison, les égarements de l'imagination, les préjugés de l'ignorance et l'influence du milieu ambiant. Si l'on n'y prend garde, dans l'appréciation ou l'exécution d'une œuvre, les partialités du sentiment se substituent aux données solides d'un jugement bien appuyé. " Le cœur a des raisons... qui aveuglent la raison." La raison d'ailleurs peut porter elle-même des jugements erronés par suite d'un manque de réflexion. L'imagination a des caprices qui font prendre quelquefois le plaisir pour le bien et l'agréable pour le beau. L'ignorance sur un sujet à représenter ou à traiter peut aussi entraîner l'artiste aux erreurs. Enfin l'influence du climat et des races altère souvent le sentiment du beau. Pour éviter tous ces écueils, qu'on leur oppose les bienfaits d'une bonne éducation et d'une instruction solide, doublées de quelques études spéciales d'esthétique.

C est par la comparaison des œuvres entre elles que l'on peut découvrir les meilleures, apercevoir les nuances de beauté qu'elles renferment, discerner les écoles et reconnaître les procédés particuliers qui font le caractère de chacune. Or, on ne peut arriver à ce résultat sans une certaine érudition et surtout sans une connaissance suffisante des divers genres de productions artistiques. L'adresse de la main fait des ouvriers habiles, la culture intellectuelle fait les bons artistes et les bons juges.

Quels exercices, quels moyens peut-on suggérer pour la formation du sentiment esthétique ? La fréquentation des personnes de goût et des critiques exercés, la pratique du dessin, l'étude de la musique et des lettres, et par-dessus tout l'analyse et la critique des chefs-d’œuvre.

Le goût épuré d'un judicieux critique aide à pénétrer le secret des maîtres, souligne les beautés de détail qui échappent au regard peu exercé, révèle des fautes qui passeraient inaperçues et redresse les jugements erronés sur la valeur des œuvres. L'étude du dessin aussi cultive efficacement le goût. Par l'imitation des beaux modèles, le sentiment esthétique se forme et s'épure. Il apprend à discerner les bonnes proportions et les belles configurations, en même temps qu'à rechercher partout la symétrie, l'ordre et la précision. Pausanias, historien grec, rapporte que les Athéniens regardaient le dessin comme essentiel à la production du beau, et il ajoute qu'ils faisaient tous apprendre cet art à leurs enfants. C'est à cette pratique sans doute que nous devons la belle architecture et l'admirable statuaire que les Grecs nous ont léguées. L'influence de ces chefs-d’œuvre persiste, et, partout, l'art vrai, celui qui prétend à reproduire ou à idéaliser la nature belle et majestueuse, s'inspire des œuvres grecques. L'étude de la musique et de la littérature complète une éducation esthétique. La musique forme le goût par l'habitude de rapporter à cette faculté les règles de la mélodie et de l'harmonie, du rythme et de toutes les formes sonores. Le goût ne s'affinera pas moins par l'étude de la littérature, expression du beau dans les ouvrages de l'esprit. Qui ne sait que les préceptes littéraires sont déduits des œuvres des grands écrivains, dont le génie se conformait instinctivement aux données du bon goût ? D'ailleurs, les facultés littéraires que cette étude cultive sont-elles autre chose que les facultés esthétiques ? Enfin l'analyse et la critique sont les moyens suprêmes de se former un goût sûr et délicat. Elles valent d'être étudiées à part et nous leur consacrons le chapitre suivant.

De celui-ci, se dégage la conclusion que pour devenir artiste ou critique d'art, ou simplement pour savourer pleinement le beau dans les arts, il faut développer ses facultés esthétiques. Les principales sont l'imagination et le goût : l'imagination, qui crée le sujet par la combinaison des images déjà perçues, et le goût, qui dirige l'exécution jusqu'au parachèvement de l’œuvre.

Travaillons à acquérir un goût épuré et à prendre place parmi les initiés au beau artistique. L'art ne doit pas être le privilège de quelques-uns seulement, mais le bien commun de tous. C'est au grand nombre qu'il s'adresse, il ne tient qu'au grand nombre d'en jouir. Et comme cette jouissance n'a rien que de noble, de désintéressé et de pur, elle maintiendra l'âme au-dessus du terre à terre, lui inspirera des sentiments élevés et l'orientera vers la suprême beauté.

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1) Formation du sentiment esthétique.


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Message  Roger Boivin Mar 27 Déc 2011, 5:40 pm

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C H A P I T R E VI

L'ANALYSE ET LA CRITIQUE

L' OE U V R E d'art, produit des facultés esthétiques, sollicite naturellement l'examen et l'appréciation de la part de ces faculté?. Manifestation sensible d'un idéal, elle provoque, chez tout spectateur, l'admiration ou le blâme. De là l'analyse et la critique, deux exercices qui font saisir adéquatement la valeur des travaux d'art. L'artiste ne peut soustraire son œuvre à cette censure, qui, du reste, lui est bienfaisante, puisqu'elle lui permet de développer et d'épurer son goût. L'éducation du sens critique, indispensable pour produire, apprécier et goûter les œuvres d'art, est moins une acquisition par l'étude qu'un apprentissage par l'exercice. Si beaucoup de personnes ne savent pas lire les ouvrages de beauté, c'est faute de cet esprit critique qui leur en découvrirait la splendeur. L'analyse augmente la compréhension du beau, le fait transparaître net et ravissant, par la révélation du principe de vie communiqué au marbre, à la toile, aux sons. La critique, concentrant toutes les forces intellectuelles sur une œuvre d'art, illumine le raisonnement d'où jaillissent les justes appréciations. Pratiquons donc ces deux gymnastiques de l'esprit. D'abord, pénétrons-en la nature et les procédés.
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Message  Roger Boivin Mar 27 Déc 2011, 5:52 pm

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I . — L'ANALYSE

Étudier les parties d'une œuvre pour bien saisir leurs relations entre elles et leurs rapports avec le tout, afin de voir si elles sont conformes aux règles du beau, c'est en faire l'analyse du point de vue de l'art. Cet exercice comporte généralement une rédaction qui en est comme le compte rendu fidèle. L'analyse se fait d'ordinaire en vue de la critique et suppose comme elle un jugement droit et de la facilité d'assimilation. On distingue l'analyse d'art 1 et l'analyse littéraire, qui diffèrent beaucoup entre elles par leur objet.

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1) Les différentes acceptions du mot art donnent lieu à des équivoques, si l'on n y prend pas garde. Les arts, en général, sont toutes les applications des connaissances à l'exécution d'une conception. On dit dans ce sens : l'art de la photographie, les arts industriels, les arts mécaniques, l'art culinaire. Le mot art tout court, et parfois avec un grand A, ne signifie souvent aujourd'hui que les trois arts du dessin. On y comprend aussi parfois la musique. Les beaux-arts embrassent en plus la littérature, la poésie. D'aucuns cependant distinguent encore entre beaux-arts et belles-lettres.

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Message  Roger Boivin Mar 27 Déc 2011, 9:56 pm

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L'analyse d'art. — L'objet de l'analyse d'art, c'est la forme plastique dans les œuvres d'architecture, de sculpture et de peinture, et la forme sonore dans les œuvres musicales. Nous ne saurions ici explorer chacun de ces arts dans son domaine particulier. Arrêtons-nous à les examiner suivant leurs principes communs 1. Pour cela, il n'y a pas sans doute de méthode rigoureuse, mais on fera bien, ainsi que le conseille A. Pellissier 2, de se poser des questions analogues aux suivantes : Quel but s'est proposé l'artiste ? — Par quels moyens a-t-il cherché à atteindre ce but ? — Quel est le caractère général, le style de son œuvre ? — L'auteur a-t-il observé les conditions essentielles et les règles de l'art ? — Quels sont en somme les mérites et les défauts découverts dans le sujet étudié ? La tâche du critique est de répondre à ces interrogations, comme le plaisir de l'homme de goût est de constater les qualités que renferme l’œuvre analysée. Un mot d'explication sur chacune des questions suggérées facilitera l'examen dont nous nous occupons.

Quel but s'est proposé l'artiste ? Il a voulu, sans doute, exprimer le beau au moyen d'un idéal, et, par là, produire une impression agréable sur l'âme du spectateur ou de l'auditeur. Ce but a-t-il été atteint et cette impression ressort-elle suffisamment de la composition ? Ottfried Muller donne pour règle de critique que les "œuvres d'art ne sont belles qu'autant qu'elles émeuvent l'âme d'une façon bienfaisante, saine et conforme à la nature". En est-il ainsi pour le sujet considéré ?

Par quels moyens l'auteur a-t-il atteint son but ? Comment a-t-il disposé ou groupé les éléments, personnages, objets ou sons ? A-t-il su communiquer de l'expression à son œuvre ? A-t-il satisfait autant que possible aux autres conditions du beau, par exemple, à l'unité et à la variété ? L'unité ramène toutes les parties de la composition à un même tout, et la variété établit entre elles des divergences mesurées qui expriment le mouvement et la vie. Il faut se rappeler aussi que la loi de proportion ne souffre rien d'exagéré, d'excessif. La mesure est un caractère essentiel de la beauté. Toutes ces règles ont-elles été observées ?

Quel est le caractère général ou le style de l’œuvre ? Le critique exercé distingue avec intérêt certains caractères parfois énergiques, parfois très délicats, qui sont propres à l'artiste, au pays, au temps, à l'école, et qui constituent ce qu'on appelle le style d'une œuvre. Par exemple, en observant les différences de style, un connaisseur découvrira si une vierge est de Fra Angelico, de Raphaël, du Titien, de Rubens, de Lesueur ou de Flandrin, si un temple est de l'époque grecque, romaine, gothique ou renaissance, si un édifice est une église, un hôtel de ville, un palais, une banque ou une caserne. Ainsi on trouve un grand contraste de style entre les peintures de Raphaël et celles de Michel-Ange. Le premier se distinguait par une élégante douceur, et le deuxième, par une énergique et mâle vigueur 3.

L'artiste a-t-il observé les conditions essentielles et les règles générales de l'art ? La forme est-elle claire et intelligible ? Y a-t-il conformité entre elle et l'idée ? S'il s'agit d'une œuvre musicale, a-t-on observé les règles du rythme, de la mélodie et de l'harmonie ? Il faut se rappeler notamment que le vrai et le naturel sont des qualités nécessaires aux productions artistiques. "Pour moi, dit Fénelon, je veux savoir si les choses sont vraies avant de les trouver belles." "Ceci ne veut pas dire, a écrit Paul Gaultier 4, que toute œuvre d'art doive être véridique dans ses représentations. Si le vrai n'est pas toujours vraisemblable, le vraisemblable n'est pas davantage toujours vrai. Tandis que la vérité se réfère au réel, le vraisemblable n'a trait qu'au possible... Il n'est donc pas autre chose, somme toute, que le caractère de possibilité que doivent revêtir, en peinture comme en sculpture, en architecture et en musique, les sentiments exprimés, en témoignage de la véracité ou de la sincérité de l'émotion d'où ils procèdent..."

Quels sont, en somme, les mérites et les défauts que l'on a observés dans le sujet étudié ? Quelles sont les qualités des parties et celles de l'ensemble ? Y trouve-t-on particulièrement l'harmonie, cette résultante des autres conditions du beau, et cette sérénité qui distingue infailliblement l’œuvre d'art d'une photographie, d'une réalité ? Une composition vraiment harmonieuse plaît dans toutes ses parties. Elle n'a rien de violent, rien d'outré. Avec de l'harmonie, l'expression de la douleur même garde quelque chose de majestueux.

Uns marque évidente de la beauté d'une œuvre se trouve dans le charme qu'elle exerce sur l'âme. "C'est le privilège de toutes les choses vraiment belles, dit Pellissier 5, de ne jamais lasser l'admiration, de rajeunir et de refleurir avec éclat sous la culture d'un examen intelligent. La même observation s'applique avec une parfaite exactitude à tous les chefs-d’œuvre de l'imagination, de quelque genre qu'ils soient : à la Diane de Gabies, au Septuor de Beethoven et aux Deux pigeons de la Fontaine."

Par conséquent, toute production qui perd de son charme par l'habitude est une œuvre de second ordre. Son succès, si elle en a un, tient à la mode et passera comme elle. Au reste, le succès et la popularité ne sont pas la vraie mesure de la beauté et du mérite des œuvres d'art. Par son propre poids, la foule tombe parfois dans les excès. Le goût pur, au contraire, se maintient sagement dans la voie droite, à l'abri des écarts où incline souvent le public. L'esprit humain a la notion du parfait, mais il y arrive et s'y maintient difficilement. Instinctivement il débute par la raideur, atteint parfois le naturel, finit souvent par le maniéré. Il faut se rappeler que c'est le simple qui mène au grand. Malheureusement le grand lui-même passe facilement au boursouflé, de même que l'élégance devient vite de l'affectation. Comment retenir les les artistes sur ces pentes dangereuses ? Ce n'est pas le goût public qui les sauvera, c'est l'étude de la nature et celle des grands maîtres.

A part les qualités principales de l’œuvre d'art, les praticiens examineront ce qu'on appelle l a technique, la facture et la touche. Ces trois termes, sans être identiques, désignent des choses qui se ressemblent. Elles se rapportent au secret du métier et font la personnalité de chaque artiste. La technique est l'ensemble des procédés usités dans un art. On dira, par exemple : "la technique habile de tel peintre, de telle école". C'est un terme plus générique que précis. La facture, en général, indique la manière dont une œuvre d'art est exécutée. En musique, c'est le caractère plus ou moins savant d'un morceau relativement à l'art de la composition. La touche, en peinture, c'est le mode de travail , la façon d'appliquer la couleur sur la toile, ou, si l'on veut, la manière dont l'artiste donne ses coups de pinceau. On dit une touche large, hardie, ferme, légère, fine.

Du point de vue de l'analyse et de la critique, le procédé de chaque artiste n'offre pas autant d'importance qu'on pourrait le croire. Il convient certainement que la facture ne sorte pas de la technique reconnue et qu'elle accuse une certaine maîtrise de l'art. Mais dès q u e la forme est bien rendue; l'idée, bien exprimée, et que l'effet désirable est obtenu, peu importe le mode d'exécution, qui ne ressortit à aucune loi formelle. Il n'en est pas de même d'un défaut d'exécution, qui est réellement une tache. Les insuffisances, les maladresses, comme on en rencontre chez les primitifs, et que certains de nos contemporains ont le tort d'imiter, sont autant d'obstacles à l'expression.

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1) Pour l'analyse d'une œuvre déterminée, on peut suivre le plan du chapitre qui traite de l'art auquel appartient cette œuvre. Voir la deuxième partie du présent ouvrage, Esthétique particulière.

2) La Gymnastique de l'esprit—Cinquième partie.

3) 0n raconte à ce sujet, qu'un jour Michel-Ange alla visiter les travaux d'un de ses élèves, près d'une célèbre peinture qu'exécutait Raphaël. Comme celui-ci était absent, le fameux sculpteur prit un morceau de charbon et traça, non loin du tableau de son rival, une énergique tête d'esclave. Par la vigueur de ses lignes, cette figure contrastait avec la grâce et la douceur de l'ouvrage de Raphaël. C'était une manière, de la part de Michel-Ange, de montrer que des traits vigoureux peuvent être aussi justes qu'un dessin élégant et délicat.

4) Op. cit.

5) L'Art ancien.


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Message  Roger Boivin Mar 27 Déc 2011, 11:10 pm

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L'analyse littéraire. — L’œuvre littéraire est aussi une œuvre artistique. Elle est donc du domaine de l'analyse qui nous occupe. Les procédés de l'analyse littéraire ne diffèrent pas essentiellement de ceux de l'analyse d'art, mais l'objet en est tout autre. En littérature, la forme plastique étant absente et la forme sonore moins importante, l'analyse s'attache principalement à la forme littéraire, qui tient à la composition et au style. Les trois opérations de l'art de composer formeront donc l'objet de l'analyse littéraire. Ainsi elle comportera l'étude des idées, celle de leur groupement en un plan logique et enfin celle du style.

L'analyse des idées 1, ou analyse psychologique, "doit faire la lumière sur les états d'âme que traduit ordinairement l’œuvre littéraire 2 ". A cet effet, il faut examiner à quelle époque et dans quelles circonstances l’œuvre a été écrite, quelle idée générale s'en dégage, quel caractère cette idée lui communique, et, si l’œuvre est un fragment, à quel cadre elle appartient. Puisque le choix des pensées et des sentiments soutient l'intérêt de la composition, on se demandera : " L'auteur a-t-il été heureux dans ce choix ? L'a-t-il fait servir à une vision poétique ou à reproduire simplement l'aspect des êtres ? L'expression traduit-elle plus volontiers le sentiment ou la sensation ?"

Il est deux autres points importants à examiner : la vérité ou au moins la vraisemblance dans les idées, et la moralité du morceau. "Toute erreur dans la pensée ou l'expression rend l’œuvre défectueuse. L'esprit de l'homme est fait pour la vérité. Celle-ci est son aliment. Il souffre lorsqu'elle lui est dérobée, il jouit quand il entre en sa possession... Puis, même du point de vue strictement littéraire, tout livre, tout discours, qui prêche l'immoralité ou l'erreur, est difforme et mauvais. II produit un effet contre nature, il est monstrueux 3."

En un mot, l'analyse des idées ne négligera rien qui peut jeter de la clarté sur la composition. " Il faut, dit Vapereau 4 , pénétrer la pensée de l'auteur pour la dégager des développements où il la laisse souvent flotter ; il faut l'embrasser tout entière d'un regard ferme et sûr pour la rendre aux yeux des autres en raccourci et sans l'altérer."

L'analyse du plan, ou analyse didactique, étudie l'ordre dans l'exposition des pensées et des faits. Voyez d'abord si le plan comporte les trois parties principales qui s'imposent dans toute composition : le début, le développement et la conclusion. Examinez ensuite comment sont coordonnées les idées principales et les idées secondaires, comment elles servent au développement. Sont-elles rangées dans un ordre logique, favorable à la clarté et à l'intérêt ? De quelle manière se suivent-elles et s'enchaînent-elles ? Les transitions sont-elles factices, ou l'esprit s'achemine-t-il d'une idée à l'autre par une suite impérieuse ? L'auteur n'a-t-il pas perdu de vue la proportion, qui réside dans l'importance à donner aux diverses parties de l’œuvre ; la variété, qui s'obtient par les incidents et les tableaux ; l'unité, qui fait rester dans le sujet par la dépendance logique des idées et des faits ?

Le genre même des sujets traités impose à l'auteur des plans différents, et au critique des procédés variés d'analyse. Dans un fragment de tragédie, par exemple, cherchons surtout la valeur psychologique de l'action, analysons le caractère des personnages, pour voir leur conformité avec eux-mêmes et avec l'histoire. Dans un discours, étudions principalement la force d'argumentation, l'ordre et la gradation des raisonnements. Qu'une page d'étude de mœurs — par exemple, dans les Caractères de la Bruyère — soit examinée du point de vue de la moralité et de la valeur historique.

L'analyse du style, ou analyse esthétique, étudie les qualités de l'expression littéraire : l'originalité, la concision, la clarté et l'harmonie. Le style est-il personnel et original, par l'emploi d'expressions fortes et neuves, ou impersonnel et banal, par l'usage de clichés, d'expressions ternes et surannées ? Est-il concis, disant beaucoup en peu de mots, ou délayé en un verbiage stérile ? Rappelons-nous qu'un vocabulaire bien choisi donne de la couleur, du relief et de la clarté au style. Voyons donc si celui de la composition analysée est pittoresque par le choix d'expressions qui peignent vivement, et clair par l'emploi de termes propres, plus fidèles que leurs synonymes. La page est-elle harmonieuse par l'absence de dissonances, par l'équilibre des périodes et par le mélange approprié du style coupé et du style solennel ? La phrase est-elle variée, mouvementée, ou monotone, uniforme ? Puis que penser des figures. . 5 ?

Si la pièce est en vers, examinez sa conformité aux règles de la poésie. Le rythme ajoute-t-il à la richesse de la pensée ? Les rimes ne sont-elles pas banales ? Sont-elles bien disposées ? Les vers sont-ils harmonieux ? Quels sont les effets spéciaux produits par la longueur du vers, les coupes, les rejets ? En un mot, que votre questionnaire scrute toutes les idées, dissèque toutes les phrases pour en relever les beautés, en signaler les défauts, mais sans parti-pris de louanges ou de blâmes exagérés.

Pour bien juger les mérites d'un écrivain, et notamment sa part d'originalité dans une œuvre, il est indispensable de découvrir ce qu'il doit à ses devanciers. A quelle source a-t-il puisé ? Quels emprunts a-t-il faits ? A défaut du mérite de l'invention, a-t-il du moins conservé sa personnalité ou, comme la Fontaine, créé un genre ?

Enfin l'analyse littéraire, pour donner une intelligence plus complète du morceau, doit en sortir pour le comparer aux œuvres similaires des autres écrivains.

La méthode proposée ci-dessus n'est certes pas absolue, et d'autres existent, également bonnes 6. La manière variera du reste avec la nature de la page étudiée, comme on l'a vu plus haut. Mais toujours l'analyse littéraire sera elle-même une composition soumise aux principes de l'invention, du plan et du style 7.

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1) On objectera peut-être ici que l'idée de l'écrivain est distincte de la forme littéraire et qu'elle peut revêtir une beauté propre. Oui, mais l'analyse ne peut séparer la forme de l'idée. Ce qui nous captive le plus dans la forme, c'est la pensée qu'elle incarne. "La pensée, dit Frayssinous, brille par l'expression, comme les objets se montrent aux yeux par la lumière qui les colore." Du reste, trouver les idées qui s'ajustent à un sujet, n'est-ce pas déjà un art ?

2) Ricardou, la Critique littéraire.

3) L'abbé Antonio Camirand, Notions psychologiques et métaphysiques du beau.

4) Dictionnaire des littératures.

5) Dans l'enseignement, — surtout l'enseignement élémentaire, — on apporte une attention particulière à la langue (lexicologie et syntaxe). Voir Crouzet, Berthet et Galliot, Méthode française, 1er et 2e volume, 1917.

6) Par exemple, on peut suivre le plan des chapitres XII et XIII, qui traitent du beau dans la composition littéraire et dans l'expression littéraire.

7) Pour une étude plus complète sur l'analyse littéraire, on peut voir Mgr Georges Grente, la Composition et le Style, 4e édition.

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Message  Roger Boivin Mer 28 Déc 2011, 9:10 am

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II. — LA CRITIQUE

Il est un autre exercice plus utile et d'une portée plus ample que l'analyse : c'est la critique. Il est éminemment utile, premièrement, à la culture intellectuelle, car il aide à créer et révèle la puissance de pénétration de l'esprit. " L'esprit qui s'applique à la critique, dit Mgr Georges Grente 1 , ne se borne point à goûter le charme égoïste des beautés entrevues, il en sonde les raisons, il en apprécie la valeur, et, fixé pour son compte, il s'efforce de communiquer aux autres ses impressions et ses jugements." La critique est utile, secondement, au progrès des beaux-arts. C'est elle en grande partie qui, par ses recherches et ses études, a trouvé les règles de l'art pour les ériger ensuite en principes inéluctables. Ces règles, elle les a déduites, il est vrai, des œuvres des grands maîtres, mais elle n'a pas moins contribué à développer ce sens exquis et raffiné de la beauté, qui est l'idéal de la perfection.

La fonction de la critique est donc d'établir les principes essentiels qui répondent aux meilleures conceptions du beau, et de révéler, d'après ces principes, les qualités et les défauts des productions artistiques. En d'autres termes — ce qui est aussi une définition de cet exercice — la critique est l'art ou l'action de découvrir et d'apprécier la valeur esthétique des œuvres des artistes et de les juger avec justesse en donnant les raisons de ses jugements. L'esprit trouve dans la critique une application de l'amour du beau excité en nous par les qualités sensibles des êtres. C'est aussi un moyen d'augmenter notre admiration à la vue des beautés que renferment les produits de l'art. Bacon a dit : " L'admiration est le principe du savoir."

La bonne critique s'efforce donc de mettre en valeur la quantité d'art ou de beauté que contient une œuvre. "Comprendre et démontrer qu'une chose n'est point belle, a écrit Victor Cousin 2, plaisir médiocre, tâche ingrate ! Mais distinguer une belle chose, s'en pénétrer, la mettre en évidence, et faire partager à d'autres son sentiment, jouissance exquise, tâche généreuse ! L'admiration est à la fois pour celui qui l'éprouve un bonheur et un honneur. C'est un bonheur de sentir profondément ce qui est beau ; c'est un honneur de savoir le reconnaître. L'admiration est le signe d'une raison élevée servie par un noble cœur. Elle est au-dessus de la petite critique sceptique et impuissante ; mais elle est l'âme de la grande critique, de la critique féconde. Elle est, pour ainsi dire, la partie divine du goût."

L'art de la critique demande un jugement sûr, un goût déjà suffisamment épuré, l'intelligence des conditions essentielles de l'art 3 , une grande sensibilité, une indépendance complète d'esprit à l'égard des procédés et des écoles, enfin une certaine sagacité naturelle ou acquise à découvrir les qualités et les défauts d'une œuvre. La critique d'art dépend plus que la critique littéraire, du goût et de la sensibilité de celui qui l'exerce. Il faut, dans la première, ressentir vivement les beautés de l’œuvre, sous peine de ne saisir et de ne faire saisir que des simulacres de beauté. Que l'âme du critique vibre, avant tout, au contact de ce qui est vraiment beau, et il pourra communiquer ensuite son émotion. Par contre, il n'est pas nécessaire pour devenir bon critique de pratiquer l'art dont on juge les productions. Autre chose est de sculpter une statue, de peindre un tableau, d'écrire un poème, et autre chose de découvrir les beautés qui marquent une œuvre, ou les défauts qui la déparent. Dans ce sens, le vers de Destouches sera toujours vrai :

La critique est aisée et l'art est difficile.

Mais la critique, pour être aisée, n'en est pas moins bienfaisante aux artistes. Elle les prémunit contre les illusions auxquelles ils peuvent être sujets, elle les met en mesure de profiter des lumières d'autrui. On se rappelle ce conseil de Boileau :

Faites choix d'un censeur solide et salutaire
Que la raison conduise et le savoir éclaire...


L'objet de la critique est parfois multiple. Il comporte d'abord l'appréciation de la composition, ensuite celle de l'auteur comme artiste ou écrivain, et souvent aussi celle de l'école ou de l'époque à laquelle cet auteur appartient. Une appréciation sur l'intérêt général de la composition termine le tout. En premier lieu, la critique dira donc l'utilité du morceau analysé, ce qu'il nous apprend sur le caractère et les sentiments des personnes en scène, sur les faits racontés, sur les objets décrits, peints ou sculptés, en même temps qu'elle mettra en relief les qualités et les défauts observés dans l’œuvre, ou sa conformité aux règles de l'art. La critique révélera ensuite les goûts, les idées, la philosophie, les procédés de l'auteur et sa maîtrise du métier, en signalant, au passage, ses périodes de formation, de lutte et de maturité. Quant à l'école, la critique en déterminera d'abord les chefs, puis étudiera leur enseignement, leurs œuvres et l'influence qu'ils ont exercée.

La critique est susceptible de prendre encore plus d'envergure. Elle peut embrasser, par exemple, la genèse des œuvres d'art, l'évolution des genres littéraires, l'explication des styles par la race, le milieu et le climat (critique historique); déterminer le cadre, la nature, les faits, qui ont environné l'auteur, qui ont pu l'inspirer et auxquels on compare sa composition (critique pittoresque); ou enfin, révéler les impressions que l’œuvre produit sur la sensibilité du spectateur ou du lecteur (critique impressionniste).

Il est un élément qui, sans constituer le fond de la critique, doit cependant être pris en considération dans le jugement porté par elle, parce qu'il ajoute à la beauté d'une composition. Indépendamment de sa qualité esthétique, un ouvrage nettement moral ou religieux brille d'un autre éclat qu'une œuvre indifférente. C'est de cette façon que le choix du sujet a son importance dans les arts. Le Bénédicité de Chardin, par exemple, est souverainement supérieur à ses Ustensiles de cuisine ; une Descente de croix n'est pas comparable, par les pensées qu'elle éveille, à une Equipe de parquêteurs, et un Polyeucle, incarnant les sentiments les plus généreux que la foi puisse inspirer, est bien au-dessus d'une Henriade, œuvre froide et inféconde, malgré la beauté de quelques vers. N'est-ce pas à la grandeur des dogmes de notre sainte religion et à la pureté de sa morale que l'art chrétien doit une partie de sa splendeur ?

De même que l'analyse, la critique ne suit pas un procédé identique pour toutes les œuvres d'art. Les sujets représentés et les modes d'expression sont si divers, et si variées les formes que sont susceptibles de revêtir les productions artistiques, qu'il serait difficile de suggérer un procédé unique. Toutefois ce qui vient d'être dit sur l'objet de la critique inspirera généralement la méthode à suivre.

Tout aussi bien, l'ordre des jugements à exposer est entièrement libre. Il paraît logique cependant d'apprécier d'abord l'ensemble en quelques termes clairs et vigoureux, de passer ensuite aux points qu'il est à propos de considérer et de terminer par l'impression générale que laisse l’œuvre dans l'esprit. Un écueil est à éviter, il faut se garder des affirmations tranchantes. Suivons plutôt ce conseil de Quintilien 4 : " Il faut être extrêmement circonspect et très retenu à se prononcer sur les ouvrages des grands hommes, de peur qu'il ne nous arrive, comme à plusieurs, de condamner ce que nous n'entendons pas ."

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1) Ibidem.

2) Du vrai, du beau, du bien.

3) Les règles de l'art ont été exposées dans un chapitre précédent.

4) Institution oratoire, — cité par Mgr Georges Grente, dans la Composition et le Style.



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Dernière édition par roger le Mer 28 Déc 2011, 2:49 pm, édité 1 fois
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Message  Roger Boivin Mer 28 Déc 2011, 2:43 pm

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II. — LA CRITIQUE (suite)


Dans la critique — la critique littéraire surtout — la forme de l'expression doit être particulièrement châtiée. Quelle inconvenance n'y aurait-il pas à critiquer les œuvres des grands écrivains dans un style rude, incolore et négligé ?

Une dernière suggestion, surtout à l'adresse des jeunes littérateurs : il est nécessaire pour devenir juge compétent de lire de bons ouvrages de critique 5 . On acquerra par ce moyen l'expérience dont doivent faire preuve tous ceux qui entreprennent de porter des jugements 6 .

Indépendamment de l'excellence de la forme littéraire, une bonne et saine critique doit revêtir les trois qualités suivantes : la sympathie, la courtoisie et l'impartialité.

La critique doit être sympathique à l'auteur. Elle mettra plus en lumière la valeur esthétique, les qualités de l’œuvre que ses défauts. Si elle agissait autrement, elle paralyserait les efforts de l'artiste et paraîtrait inspirée par des sentiments peu généreux. " Comprenez-vous, écrit quelque part Ernest Hello, la tâche sublime qui se présente à la critique vraie ? Il faut qu'elle se fasse assez grande pour devenir consolatrice. Il faut qu'elle entre dans le champ de la vie..., qu'elle prenne d'une main la main froide de celui qui marche seul, et que, de l'autre main, elle le désigne au regard des hommes." "La muse de la critique, dit Faguet, c'est l'enthousiasme." Son but, il ne faut pas l'oublier, c'est de former le goût, de faire éviter les fautes, tout en encourageant les œuvres. Les censures des Zoïles sont moins éducatives que les regards admiratifs des Aristarques. La critique sera donc obligeante.

Faut-il ajouter qu'elle doit être courtoise ? Elle le sera si elle est vraiment sympathique. La bienséance a sa place partout en particulièrement dans l'appréciation d'un essai qui a coûté à son auteur bien des heures, et peut-être des semaines et des mois, d'un travail ardu. Il convient donc d'attirer délicatement l'attention de l'artiste sur les parties défectueuses de son ouvrage et d'accompagner ces observations de louanges pour les mérites et les qualités que l'on y remarque par ailleurs. La censure ainsi faite sera mieux acceptée et le but désiré mieux atteint. "Là où l'amour n'a aucune place, dit encore Ernest Hello, il n'y a rien ni de vrai, ni de beau, ni de fécond. Le caractère de la critique négative, c'est l'absence d'amour. Que la critique s'éveille à l'amour de l'infini, et la face de l'art sera changée."

Enfin la critique sera impartiale. Le jugement qu'elle porte doit être exempt de tout préjugé d'école ou d'auteur, et la signature apposée au bas de l’œuvre ne doit avoir aucune influence sur l'appréciation du critique. Celui-ci se placera assez haut pour ne pas être atteint par l'engouement de la foule et pour saisir l'ensemble du même coup d’œil. On ne peut juger ce qu'on ne domine pas. Or, on ne doit rien négliger pour émettre un jugement impartial, parce que c'est en cela que se trouve la principale gloire du critique.

Parfois il faut même savoir nous élever au-dessus des préférences personnelles. Rappelons-nous que le goût de chacun n'est pas infaillible, puisqu'il change souvent avec l'âge. A plus forte raison devons-nous dédaigner les influences du milieu où nous vivons, comme les caprices de la mode, les goûts régionaux et tous les égarements auxquels le peuple est sujet. Les seules règles qui doivent diriger le critique dans l'appréciation du beau sont celles de l'art et la pratique des grands maîtres.

On sait à quelles vicissitudes sont parfois exposées les œuvres des artistes à cause de l'instabilité des jugements du public. Plusieurs paysages de Corot, qui ont été considérés comme des croûtes par ses contemporains, sont évalués de nos jours des milliers de piastres. Ingres et Delacroix n'ont guère été mieux jugés par les critiques de leur temps. Les œuvres littéraires sont moins sujettes à ces fluctuations, parce qu'il est plus facile d'en reconnaître immédiatement la valeur.

" Le marchand, dit le Père Lacouture7 , le trafiquant d'art, qui n'a d'autre souci que le succès immédiat de son commerce, fera sagement de prendre le goût régnant pour règle de ses achats ; l'amateur, qui ne songe qu'à satisfaire ses fantaisies de luxe, les prendra nécessairement pour critérium de ses préférences ; mais l'amant du beau, qui tient avant tout à apprécier les choses à leur vraie valeur artistique, qui tient à ce que ses jugements soient ratifiés par le jury de l'avenir, veillera à s'affranchir, à ne pas se laisser dominer par les tendances de son goût personnel, ni entraîner par le courant de l'opinion du jour."

Tels sont les devoirs du critique. De son côté, l'artiste prendra en bonne part l'appréciation de son œuvre. A-t-elle mis à jour quelque défaut ? Il en fera son profit pour l'avenir. Lui paraît-elle trop sévère ? Il s'en consolera à la pensée qu'une œuvre qui attire ainsi l'attention n'est pas sans mérite, que les plus grands artistes ont été sévèrement et même injustement critiqués et que "la critique ne tue point ce qui doit vivre ". " Je ne suis pas inquiet du sort de mes compositions, disait Beethoven, parce que je sais que, dans mon art, Dieu est plus près de moi que des autres hommes." Enfin, si l'appréciation a été très élogieuse, l'artiste en prendra occasion de s'encourager à soigner davantage ses œuvres ultérieures et à mériter ainsi de nouveaux éloges. Qu'il se rappelle la parole de d'Alembert : " Si la critique est juste et pleine d'égards, vous lui devez des remerciements et de la déférence ; si elle est juste sans égards, de la déférence sans remerciements ; si elle est outrageante et injuste, le silence et l'oubli."

Enfin on peut répéter à tous les hommes de l'art ce conseil que Rondelet donne aux littérateurs : " Au lieu de se débattre et de plaider, l'écrivain qui soumet son travail à la critique tournera toute son attention et tous ses efforts contre lui-même. Il ne perdra pas son temps à chercher des arguments et des exemples en faveur de ce qu'il a pu mettre, ni à se faire accorder des circonstances atténuantes. Il emploiera, au contraire, toute sa bonne volonté et toute son intelligence à entrer dans l'esprit des critiques qui lui sont faites, à en bien saisir la portée, pour leur ménager une satisfaction."

Rendons-nous donc familiers les procédés de l'analyse et de la critique, deux exercices éminemment efficaces pour cultiver les facultés esthétiques et surtout le goût. Cette culture nous fera mieux saisir le beau, reflet des perfections du Créateur, splendeur émanée de sa gloire céleste. Nos puissances intellectuelles sont des rayons de l'intelligence divine. Elles nous désignent à la terre et aux cieux comme des créatures privilégiées. Les développer pour mieux comprendre le beau, c'est élever notre nature, c'est nous approcher de Dieu. Après l'aspiration à la perfection morale, en est-il de plus digne de l'homme ?

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5) Les histoires suffisamment développées de la littérature française, comme celle d'Abry, Audic et Crouzet (1916) et celle de Des Granges (1916), indiquent les principaux ouvrages de critique littéraire et de critique d'art, en France. Ce que les lettres canadiennes nous ont donné en ce genre jusqu'à maintenant se trouve dans les journaux et les revues, et dans les livres indiqués par l'abbé Camille Roy. (Voir son Manuel d'histoire de la littérature canadienne-française.)

6) Pour plus de développements sur les procédés de la critique, voir Ricardou, la Critique littéraire. Lire aussi, dans le Congrès de la langue française, la Critique littéraire au Canada, par M. le chanoine Emile Chartier.

7) Esthétique fondamentale.


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Message  Roger Boivin Mer 28 Déc 2011, 6:00 pm

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DEUXIEME PARTIE
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ESTHETIQUE PARTICULIERE


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INTRODUCTION


Nous avons étudié, dans la première partie, les caractères et les règles générales du beau et de l'art, les facultés de l'artiste et les conditions essentielles à la saine critique. Mais ces notions ne suffisent pas à l'homme qui veut être vraiment compétent. Pour apprécier justement une œuvre et goûter tout le plaisir esthétique qui en émane, il faut appliquer les conditions de la beauté aux différentes formes de l'art, ou, si l'on veut, étudier les règles particulières à chacun des beaux-arts. Ce sera l'objet de la deuxième partie.

Leibniz a dit : "Il y a de la géométrie partout." C'était une manière de laisser entendre qu'il y a des règles partout. Dans les arts, ces règles sont les procédés des maîtres érigés en principes. Elles sont donc le fruit de l'expérience et du génie. Bien que ces principes ne revêtent qu'un caractère assez général, ils servent à guider l'artiste dans ses œuvres. Loin d'être pour lui une entrave, d'enlever à son imagination la liberté de se mouvoir, ils lui font éviter les défauts et le mettent sur la voie de la vraie beauté.

Toutefois certaines œuvres d'art ne plaisent pas, bien que conformes aux règles, et d'autres sont admirables, quoique certaines règles y soient violées. C'est que le talent et surtout le génie peuvent suppléer quelquefois les préceptes des maîtres. Le sévère Boileau lui-même appuie cette assertion dans les vers suivants :

Quelquefois dans sa course un esprit vigoureux,
Trop resserré par l'art, sort des règles prescrites,
Et de l'art même apprend à franchir leurs limites.


Les débutants surtout trouveront dans ces lois l'aide puissante qui seule peut les mener à la perfection. Or, l’œuvre parfaite doit être le but de l'artiste, suivant cette formule commune à toutes les compositions: L'art en vue du beau, et le beau par la vie et par l'aspiration au parfait.

Dans cette partie, les développements relatifs à chaque art ont été proportionnés à leur importance. La musique, le plus populaire des arts, compte deux chapitres au lieu d'un, et il en a été consacré trois à l'art littéraire, dont la connaissance s'impose à tout le monde. L'étude de chacun des beaux-arts comprend des notions générales, l'application des qualités du beau et les principes de la composition.

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Message  Roger Boivin Mer 28 Déc 2011, 8:52 pm

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CHAPITRE VII

LE BEAU EN ARCHITECTURE




I. — NOTIONS GÉNÉRALES SUR L'ART DE BÂTIR

DU POINT DE VUE DE L'ESTHÉTIQUE

L'ART architectural est le premier, le roi des arts du dessin, parce qu'il est le plus ancien et qu'il a donné naissance aux deux autres : la sculpture et la peinture.

L'une des préoccupations principales de l'homme, à l'origine du monde, fut nécessairement de se mettre à l'abri des intempéries des saisons. Il habita d'abord des cavernes, puis se bâtit des maisons. Avec la prospérité des siècles, ces maisons prirent de l'importance et quelques-unes devinrent des palais. Mais l'homme avait été créé religieux, et la superbe nature qui s'offrait à ses regards étonnés lui rappelait tous les jours l'auteur de tout bien. Il fallait sans doute un abri à son corps, mais son âme demandait aussi un monument qui traduisît ses croyances, un temple où elle pût implorer la clémence du créateur et le remercier de ses bienfaits. Des édifices consacrés au culte s'élevèrent donc partout où les premiers humains formèrent une agglomération. C'est ainsi que se créa l'architecture, devenue dès lors " le plus utile des beaux-arts et le plus beau des arts utiles ".

Ce qui ajoute à l'importance de l'architecture, c'est qu'elle interprète et crée au lieu d'imiter. Elle vérifie ainsi d'une manière excellente cette définition de l'art que l'on trouve dans beaucoup d'ouvrages : l'art est l'interprétation de la nature.

" Le sculpteur, le peintre, dit Charles Blanc 1 , trouvent dans cette nature un modèle précis, achevé, complet, qu'il leur faut imiter pour arriver à l'expression de leurs sentiments ou de leurs idées, et l'imitation, qui n'est pas leur but, est du moins leur moyen. Quant à l'architecte, il ne copie précisément aucun modèle ; il s'assimile, selon ses forces, non les choses créées, mais l'intelligence qui les créa. Il imite le créateur, non pas tant dans ses ouvrages que dans ses pensées."

Travaillant le granit, superposant la pierre,
Il fixe son concept, simple, riche ou sévère.
Pour seoir le monument qui de beauté reluit,
Comme le créateur, sans modèle il construit.


Certains dictionnaires définissent l'architecture " l'art de construire et d'orner les édifices ". L'architecte ne serait plus alors qu'un constructeur et un décorateur. N'est-ce pas déprécier un art aussi grand et aussi lié à la gloire des nations qu'est l'art de bâtir ? La beauté d'un édifice ne consiste pas dans une décoration appliquée à une construction, mais bien dans les qualités esthétiques de l'édifice lui-même ; et pour ceux qui estiment l'architecture à sa juste valeur, le beau ne doit pas être séparé de l’œuvre du constructeur.

Telle n'est donc pas la vraie définition de l'architecture. D'après Charles Blanc 2 , c'est l'art de construire selon les principes du beau, en d'autres termes, l'art d'élever des édifices, des monuments qui répondent aux règles du bon goût. Cette définition de l'art de bâtir fait bien voir que l'esthétique lui est essentielle.

Ceux qui construisent doivent se faire un devoir d'élever des bâtiments qui satisfont notre goût pour le beau. "Tout édifice intercepte l'air que nous respirons, la lumière qui nous réchauffe, le jour qui nous éclaire... Il est donc juste qu'il nous dédommage, au moins par sa beauté, des bienfaits dont il nous prive... Le caprice d'un seul pourrait-il nous condamner, nous et nos descendants, à subir, comme un supplice de tous les jours, une difformité en pierre de taille ?... Non, les sociétés ne se forment pas à de pareilles conditions. Le respect qui leur est dû oblige le constructeur à devenir architecte et lui fait du culte de la beauté un devoir 3 . " Par suite on ne peut contester le droit qu'a l'autorité civile de promulguer des lois pour prévenir les aberrations architecturales dans les villes.

L'art de bâtir est le plus géométrique et le plus matériel des arts du dessin. Il est aussi le plus complexe. Par sa nature même, il appartient aux mathématiques appliquées, dont la connaissance est par conséquent nécessaire au constructeur. En outre, chaque édifice doit satisfaire à des conditions d'ordre, de convenance, de distribution, d'hygiène, d'éclairage, etc., qui en font une œuvre se prêtant mieux que toute autre à une analyse et à une critique précises. L'architecte est donc à la fois constructeur et artiste.

Comme constructeur, il tient compte de la qualité des matériaux, de leur poids et de leur résistance. Il les dispose ensuite de manière que ses édifices soient solides et appropriés à leur fin. Ces qualités, comme celles d'hygiène, d'éclairage, etc., il les recherche en préparant les plans et les devis.

Comme artiste, l'architecte donne à sa composition toute la beauté possible. Et c'est ici le point qui doit nous occuper. Car, en esthétique, il faut considérer l'architecture comme un art et non comme une science. Or la plupart des esthéticiens, nous l'avons vu 4 , admettent que les principales conditions du beau dans les arts sont : l'expression, la proportion, la variété, l'unité et l'harmonie. Voyons donc comment l'architecte doit satisfaire à ces conditions dans un édifice pour lui donner toutes les qualités de l’œuvre d'art.

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1) Grammaire des arts du dessin.

2) Ibidem.

3) Ibidem.

4) Chapitre I.

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Message  Roger Boivin Mer 28 Déc 2011, 9:29 pm

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II . — CONDITIONS DU BEAU APPLIQUÉES À L'ARCHITECTURE

L'expression. — L'architecture est l'art qui a le moins d'expression, parce qu'il est le plus matériel. Il doit donc, plus que tout autre, mettre à profit les diverses conditions qui dépendent de cette matérialité même. Bien que ses formes géométriques et les éléments sensibles dont il dispose n'offrent que peu de ressources, il se prête néanmoins à exprimer des sentiments variés.

L'architecture peut faire naître l'idée de la grandeur et de la majesté, même sans avoir recours à de vastes proportions et uniquement par l'aspect que l’œuvre est susceptible de prendre. Il est certain que la simplicité bien comprise, unie à une ordonnance facile à saisir, suffit pour exprimer fortement la grandeur. Au contraire, les surfaces trop divisées manquent de gravité et diminuent cette impression. Elles offrent plus de richesse que les plans unis, mais ne sont pas aussi imposantes.

Les Grecs nous ont laissé de nombreux exemples de monuments qui sont d'un aspect majestueux et ne dépassent pourtant pas les proportions ordinaires. La juste sobriété du relief sur les murs, les lignes continues et harmonieuses faisant dominer le sens horizontal, l'idée de force et de solidité qui se dégage de la construction, provoquent chez celui qui contemple un édifice grec une impression profonde de dignité et de noblesse.

Les architectes des cathédrales gothiques, tout en procédant autrement que les Hellènes, mesurèrent si bien tous les membres de leurs constructions que celles-ci en reçurent également une imposante expression de grandeur. Ils compliquèrent les formes, multiplièrent les saillies, mais leur donnèrent de la continuité dans le sens vertical.. La hauteur obtenue par ce procédé élève vraiment le sentiment et dispose l'âme à la prière. Ce genre de construction était donc bien adapté à l'époque de foi vive qui l'a inspiré. En somme, l'architecture ogivale n'a ni la solidité parfaite, ni les proportions sages et discrètes de l'art grec, mais elle gagne en élégance ce qu'elle perd en apparence de stabilité.

L'architecte doit imprimer un cachet particulier aux édifices suivant le pays et la nature qui les encadrent. L'architecture, en effet, ne peut avoir l'indépendance des autres arts du dessin. Elle est soumise trop souvent à un but qui la gêne et la contraint. Mais souvent aussi l'artiste trouve moyen de recouvrer sa liberté en faisant d'une œuvre imposée une œuvre d'art. Car, ainsi qu'il a été dit plus haut, les ouvrages d'architecture sont de pures créations de l'esprit. Si, d'un côté, l'architecte est forcé d'obéir aux lois de la matière et aux conditions du pays, de l'autre, il ne peut être assujetti comme le peintre et le sculpteur à l'imitation d'un modèle pris dans la nature.

Il faut cependant convenir que les climats ont des exigences auxquelles l'architecte ne peut se soustraire. Par exemple, les toits seront plats dans les pays tropicaux, où il pleut rarement et où l'on aime à respirer, sur la maison, la brise rafraîchissante du soir. Au contraire, dans les contrées septentrionales, les toits doivent être généralement à pentes rapides parce qu'il faut songer à faire écouler l'eau et à rejeter la neige en dehors du monument. Les autres parties de la construction subissent de même plus ou moins les influences climatériques. "Enveloppée, close, frileuse, l'architecture dit clairement au spectateur qu'elle a peur du froid, de la neige, de la pluie, du vent, et qu'elle est vêtue en conséquence. Ouverte, épanouie, souriante, ornée de délicates sculptures semblables aux broderies d'un voile léger, peinte de couleurs vives pareilles aux fraîches nuances des étoffes de printemps et d'été, elle nous apprend en termes joyeux qu'elle est née aux rayons d'un soleil ami et qu'elle a plus d'espérances que de craintes 2 ."

Les monuments du passé révèlent les mœurs et les croyances du peuple qui les a élevés, et les nouvelles constructions auront de même le caractère de leur temps. On peut lire en quelque sorte l'histoire d'un peuple, découvrir le cachet particulier de son tempérament, reconnaître même ses croyances religieuses à la vue de ses monuments. Bien plus, par le progrès ou la décadence de son architecture, on peut retrouver les degrés de civilisation par lesquels une nation a passé. " L'architecture, dit le Frère Azarias 3 , est un guide fidèle pour trouver l'esprit d'une époque ou d'un pays. L'expression d'une construction est une et par suite infaillible. C'est le même génie national qui inspire la littérature et l'architecture d'une contrée."

Par exemple, les palais, les temples, les pyramides des Égyptiens nous apprennent que, chez ce peuple, la vie collective avait une grande importance ; que l'homme, surtout l'esclave, appartenait à la société avant d'appartenir à sa famille ; que les rois exerçaient sur leurs sujets une autorité souveraine et absolue. Voilà pourquoi les maisons particulières s'effacent devant les édifices publics. Du reste, les bas-reliefs qui décorent les constructions de l’Égypte nous redisent toute l'histoire de ce pays. De même, nous ne connaissons les Assyriens que par leurs monuments. Mœurs et croyances sont gravées ou peintes sur les murailles de leurs palais. Aussi bien nous découvrons dans les temples de la Grèce le goût délicat des Hellènes et le respect profond dont ils entouraient leurs dieux ; et ce qui reste de l'ancienne Rome raconte la grandeur et les ambitions du peuple-roi. De la même façon toujours, les beffrois et les hôtels de ville du moyen âge font revivre l'organisation des communes, et les cathédrales gothiques rappellent l'esprit de foi qui animait les populations d'alors.

La cathédrale dresse sur la beauté des cieux
L'espoir immaculé de la foi catholique;
Elle est l'hymne de pierre écrit par nos aïeux
Dans les siècles d'amour et de ferveur mystique...
4

Pareillement, enfin, les demeures féodales, avec leurs épaisses murailles et leurs donjons, ne révèlent-elles pas l'esprit militaire et la puissance des seigneurs ? et la grandeur de la monarchie française ne nous est-elle pas montrée par la magnificence des châteaux de la Renaissance ? Enfin la société moderne ne se peint-elle pas dans ses édifices religieux et civils : églises, théâtres, gares, bibliothèques, musées, hôtels particuliers ?

Par le caractère et l'aspect qu'elle revêt, l’œuvre architecturale doit exprimer sa destination. Le caractère d'un édifice constitue sa physionomie spéciale. Quand la pensée qui jaillit de cette physionomie est claire et précise, celle-ci révèle au premier coup d’œil la destination de l'édifice. Une église nous dira qu'elle est la demeure de Dieu, par son aspect imposant et souvent magnifique. Ses grandes portes, son clocher, où vibrent des voix d'airain, nous montrent clairement qu'elle est aussi l'édifice où les fidèles s'assemblent. Un monastère nous annoncera, pas son extérieur grave et sévère, que ceux qui l'habitent veulent vivre loin du monde. A la vue du dehors splendide d'un château, nous reconnaîtrons la vie somptueuse que son propriétaire veut y mener. Une riante villa située au milieu de bosquets et de jardins fleuris nous dira qu'elle a été bâtie par de riches citadins qui veulent y jouir du repos de l'été. L'idée d'une vie simple et modeste se présentera naturellement à nous devant une habitation champêtre. Une prison se révèle par la massiveté, l'ordonnance sévère de sa construction ; un hôtel de ville, par son architecture plus élégante, par sa tour élevée rappelant les beffrois de jadis ; une bourse, par ses portiques d'un accès facile ; un monument funéraire, par ses formes austères ornées d'emblèmes de la mort, etc.

Enfin l'expression d'une œuvre d'architecture s'enrichit de tous les souvenirs qui y restent attachés. L'édifice nous rappelle le talent de l'architecte qui en a dressé le plan, l'habileté de ceux qui l'ont exécuté, les jours de joie et de tristesse qui se sont écoulés depuis sa construction, les générations qui ont passé autour de lui, enfin tous les événements mémorables dont il a été le témoin silencieux et impassible.

Il en résulte que, pour bien saisir l'expression d'un édifice, il faut connaître l'histoire du peuple qui l'a élevé ; de même que, pour bien comprendre l'histoire d'un peuple, on ne doit pas ignorer ses monuments. Si l'on veut apprécier justement la beauté délicate et les formes raisonnées des temples grecs, il faut non seulement se les représenter dans le pays et la nature qui les ont vu construire, mais encore se rappeler la culture esthétique de leurs architectes et les mœurs douces des habitants de l'ancienne Grèce. Pareillement, c'est faute de posséder l'histoire des monuments du moyen âge que plusieurs esprits du XVIIème siècle, doués d'ailleurs d'un goût remarquable, n'ont pas compris la beauté des cathédrales gothiques. Fénelon, par exemple, considérait comme "sans règle ni culture" les architectes de ces édifices, qui ne lui présentaient que "des pointes et des colifichets".

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1) Chapitre I.

2) Charles Lévêque, la Science du beau.

3) Philosophy of Literature.

4) Lamande.


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Message  Roger Boivin Mer 28 Déc 2011, 10:13 pm


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La proportion, — La deuxième condition du beau en architecture est la proportion. Un édifice doit porter les traces de l'être intelligent qui l'a conçu et élevé. Or, la logique est l'apanage de notre intelligence, comme les belles proportions, celui de notre corps. Il est donc juste et naturel que l'artiste constructeur fasse paraître dans son œuvre les caractères d'ordre logique, de symétrie parfaite et de proportions raisonnées qu'il trouve en lui-même. Ces qualités sont requises surtout à l'extérieur de l'édifice, car, à l'exemple du corps humain, au dedans duquel tout est subordonné aux fonctions physiologiques, l'arrangement intérieur d'une construction doit être soumis aux besoins de ses habitants, sans égard à la symétrie générale. Il faut néanmoins faire une exception pour les édifices publics, où les membres de la société se réunissent et entretiennent certaines relations. Ces monuments, au dedans comme au dehors, doivent obéir aux lois de la régularité géométrique. Les bonnes proportions forment l'une des qualités les plus importantes de l’œuvre architecturale. Elles apportent à l'édifice son principal aspect, sa physionomie plus ou moins esthétique. Considérons : 1° les proportions de l'ensemble ; 2° les proportions des parties architectoniques ; 3° les proportions entre les pleins et les vides.

Les proportions entre les trois grandes dimensions d'un bâtiment sont évidemment les plus importantes du point de vue de l'impression qu'il produit sur le spectateur. Suivant que l'édifice se développe dans le sens de la hauteur, dans celui de la largeur ou dans celui de la profondeur, il nous communique des sentiments d'élévation, de stabilité ou de mystère. Nous avons des exemples des diverses idées que les peuples ont attachées aux proportions en architecture par la préférence qu'ils ont donnée à l'une ou à l'autre des trois dimensions.


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Message  Roger Boivin Mer 28 Déc 2011, 11:50 pm

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Ainsi les Égyptiens développèrent leur architecture dans le sens horizontal et firent leurs constructions vastes et profondes. La magnificence extraordinaire qu'ils déployèrent dans leurs temples et leurs tombeaux témoigne en effet d'une ferme croyance à la vie future et à l'immortalité de l'âme. Ce désir des choses immuables s'étendit à leurs monuments et ils y cherchèrent la plus grande stabilité possible. Toutes les parties de la construction, massives et trapues, accusèrent le même caractère. Cette apparence de solidité fut encore augmentée par une inclinaison des murs vers l'intérieur, de manière à leur donner une tendance pyramidale. Les pyramides elles-mêmes n'ont-elles pas la forme de la construction la plus stable possible ?

Les prêtres de l'Inde, sachant que la profondeur sous terre inspire la terreur, creusèrent leurs temples dans le sol. " Les religions de l'Inde, dit Lamennais 1 , renferment toutes une idée panthéistique unie à un sentiment profond des énergies de la nature. Le temple dut porter l'empreinte de cette idée et de ce sentiment. Or le panthéisme est à la fois quelque chose d'immense et de vague. Que le temple s'agrandisse indéfiniment et l'idée panthéistique aura son expression. Mais, pour que le sentiment relatif à la nature ait aussi la sienne, il faudra que ce même temple naisse en quelque manière dans son sein, s'y développe, qu'elle en soit la mère pour ainsi parler..."

Les Grecs n'ont pas cherché à produire d'effet par la prédominance marquée d'une dimension sur les autres, ni par la grandeur des proportions. Dans leurs temples, les trois dimensions ne sont pas égales, ce qui eût été un non-sens ; mais la hauteur, la longueur et la profondeur diffèrent peu. Ils ont recherché avant tout les belles proportions, et l'on sait qu'ils y ont parfaitement réussi, montrant par là leur goût exquis et mesuré en toutes choses.

Au moyen âge, les architectes ont fait triompher la hauteur sur la largeur et la profondeur. Lorsqu'un voyageur tant soit peu sensible aux effets de l'art pénètre dans une cathédrale gothique du moyen âge, qu'il voit se prolonger devant lui cette nef élevée, suivie d'un sanctuaire qui se perd dans l'ombre, il ressent malgré lui une impression de respect. Tout prête à l'élévation de la pensée comme à celle du regard. L'âme est envahie par une sorte de crainte religieuse qui inspire le silence avec le monde et la prière avec Dieu.

Quand même les dimensions seraient très grandes, si aucune ne domine, elles ne produisent que peu d'effet, parce qu'elles se neutralisent l'une l'autre. Tous ceux qui ont visité la fameuse basilique de Saint-Pierre de Rome savent combien ils ont été déçus en y entrant pour la première fois. Les dimensions extraordinaires qu'on s'attend à trouver ne frappent nullement. La hauteur, la largeur et la longueur concordent tellement bien qu'elles se contrebalancent. Ce n'est que par la comparaison répétée des mesures du monument avec la stature humaine que le spectateur se rend compte des immenses proportions de la basilique.

Les rapports de grandeur entre les différentes parties architectoniques d'un édifice ont aussi leur importance. Ces proportions se déterminent de plusieurs manières. Chez les Grecs, elles étaient fixées au moyen d'une mesure commune à tous les membres de la construction. Cette mesure était le module ou demi-diamètre de la colonne à sa base. L'un des principaux caractères des ordres d'architecture est de faire partie de ce système de proportions, où la grandeur d'un élément choisi comme unité sert à régler la hauteur de la colonne, celle de l'entablement et même toutes les dimensions de l'édifice. L'entablement a généralement pour hauteur le quart de la colonne, et celle-ci compte de douze à vingt modules, suivant les ordres. Ce système de mesure est donc bien désigné par le mot ordre, puisqu'il sert précisément à ordonner tout le bâtiment. Ces par ces dispositions méthodiques des parties de la construction que la Grèce affirma son architecture et qu'elle dota ses monuments d'une beauté jusqu'alors inconnue. Aussi les ordres sont-ils restés des modèles classiques que l'on fait étudier à quiconque veut devenir architecte. Ils forment le goût par l'exemple des bonnes proportions et familiarisent avec les belles configurations architecturales.

Les Romains continuèrent la pratique des Grecs, tout en modifiant quelque peu la forme et les proportions de la colonne et en faisant un usage plus libre des ordres.

Les architectes du moyen âge procédèrent avec encore plus de liberté. La colonne ne fut point assujettie à des proportions régulières, non plus que les autres parties de la construction. Tout fut réglé d'après la stature humaine, ce qui, dans un sens, est plus logique. Car, de cette manière, les choses qui sont à l'usage de l'homme restent à sa taille ; puis l’œil, retrouvant partout une dimension connue, apprécie plus facilement la grandeur de l'édifice.

Les modernes ont réhabilité l'usage des ordres gréco-romains, mais sans suivre d'une façon aussi rigoureuse les formes et les proportions établies par les anciens. Plusieurs palais de la Renaissance italienne sont des modèles pour la distribution esthétique des membres de la construction et pour le bon emploi des ordres.

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1) De l'Art et du Beau.

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Message  Roger Boivin Mer 28 Déc 2011, 11:52 pm

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C'est par l'étude comparée des meilleurs monuments et par l'examen des proportions en usage chez les maîtres que l'on arrive à marquer soi-même de justes rapports de grandeur entre les diverses parties d'un édifice. L'histoire de l'architecture, qui met sous nos yeux les constructions les mieux raisonnées du passé et compare entre elles les formes architecturales les plus esthétiques, est donc une connaissance qui s'impose à l'architecte.

La proportion entre les pleins et les vides dans un édifice est aussi à considérer du point de vue de l'effet et de l'expression. Suivant que les premiers ou les seconds dominent, la physionomie de la construction est massive ou légère, sombre ou gaie. C'est en cette proportion que se trouve, pour ainsi dire, l'éloquence de l'architecte.

Devant un monument où la prédominance des pleins est bien marquée, un vague sentiment d'appréhension s'empare du spectateur. Que celui-ci s'approche, par exemple, d'une prison où les murs n'offrent partout au regard que des surfaces pleines ou percées de rares ouvertures, il va devenir aussitôt grave et pensif. Il comprendra qu'une séparation s'impose entre lui et les habitants de cette demeure austère.

Au contraire, on se sent comme attiré vers une maison où l'on a multiplié les vides : portes, fenêtres, arcades, etc. L'aspect hospitalier que ces ouvertures donnent à la demeure est une invitation à y entrer. Il semble que l'existence y est gaie et riante, et que ses habitants, favorisés de l'air et de la lumière, jouissent d'un paisible bonheur. Aussi donne-t-on cet aspect de douce élégance aux maisons destinées aux plaisirs des populations, comme les cafés, les villas. C'est le genre de construction adopté par les Chinois, qui aiment tant la gaieté et la lumière.

La prédominance des pleins sur les vides convient à l'architecture des forteresses, des prisons et des monuments funéraires, pour y exprimer les idées de force, de justice et de tristesse. Elle sied bien aussi, jusqu'à un certain degré, aux cloîtres et aux églises, pour donner aux personnes qui y pénètrent l'impression d'un religieux recueillement. Les anciens comprenaient bien cette expression des pleins en architecture. Par exemple, les temples égyptiens, si graves et si imposants, n'admettaient qu'une ouverture, la porte. Encore était-elle percée dans des massifs immenses de pierre ou de granit, appelés pylônes, qui formaient la façade. Le même caractère s'observe dans les temples grecs. A travers la colonnade qui les entoure parfois, ou les portiques qui règnent aux deux extrémités, on n'aperçoit qu'un mur plein et une porte pratiquée au milieu de la façade principale. Au moyen âge, dans l'art roman, les ouvertures existent en plus grand nombre, mais elles sont exiguës. Si, plus tard, l'architecture ogivale admet de grandes baies, elle en rend l'effet plus austère, par des vitraux peints, qui interceptent en partie la lumière et provoquent le recueillement.

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Message  Roger Boivin Jeu 29 Déc 2011, 4:05 pm

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L'unité, la variété et l'harmonie. — L'unité, la variété et l'harmonie sont trois autres conditions du beau dans une œuvre architecturale. L'unité de plan et l'unité de style, voilà les deux qualités qu'il faut rechercher dans un édifice, pour produire l'unité d'impression et par suite l'harmonie 1.

L'unité de plan s'obtient par l'arrangement et le lien logique des différentes parties du bâtiment. L'architecte, en étudiant la disposition intérieure des diverses pièces, doit avoir en vue, sans doute, l'utilité et la convenance. Toutefois cette disposition peut être aussi adaptée à l'effet que l'on veut produire par l'élévation ou vue de face. Quand le plan (ou section horizontale) présente beaucoup de saillies, l'élévation les reproduit en hauteur. Si, au contraire, il est très simple, la façade est elle-même très unie. L'élévation se ressent donc ainsi de la forme, des qualités et des défauts du plan. Lorsque Bramante proposa au pape Paul III de donner la forme d'une croix grecque au plan de la basilique de Saint-Pierre, il entrevoyait la beauté que l'élévation eût acquise par cette disposition, en laissant mieux apercevoir de tout côté la magnifique coupole qui couronne l'édifice.

L'unité de style, en architecture, tient à trois conditions : à l'unité de caractère, à la liaison des formes et à la symétrie des éléments. Pour être un, l'édifice doit avoir, dans toutes ses parties, le même caractère, la même physionomie. S'il est censé être grave et imposant, que tout soit sérieux, jusqu'à la décoration. Si, au contraire, l'élégance et la légèreté doivent dominer, que tout soit délicat et se ressente autant que possible de l'aspect général. Les formes architecturales et tous les ornements doivent être d'une même époque, ou, du moins, avoir entre eux une certaine similitude de caractère. S'ils n'appartiennent pas à un style historique déterminé, ils doivent pouvoir se rattacher les uns aux autres sans opposition ni contraste violent. Rien ne nuit plus à l'impression d'unité dans une œuvre architecturale que le rapprochement d'éléments disparates et sans rapport logique. Enfin, la symétrie, qui a son modèle dans le corps humain, est aussi un puissant moyen d'obtenir l'unité. Dans notre organisme, cette symétrie fait des diverses parties un tout parfaitement ordonné, en les disposant semblablement par rapport à un axe vertical. L'architecture suivra la même loi, du moins jusqu'à un certain degré. Les ouvertures et tous les membres architectoniques situés à la même hauteur seront semblables, excepté ceux qui se trouvent sur un axe 2.

Mais en quoi va consister la variété ? La symétrie dont nous venons de parler et qui exige la similitude des éléments placés à la même hauteur, s'accentue par la diversité des éléments qui sont situés au-dessus les uns des autres. Et c'est ici que la variété doit se manifester, à l'imitation toujours de ce que l'on voit dans le corps humain. Ainsi, dans un édifice élevé, les fenêtres, les membres d'architecture et l'ornementation ne seront pas semblables à tous les étages. Une diversité dans certains éléments convient surtout au soubassement, au rez-de-chaussée, à l'entresol, au premier étage et à la mansarde. Les façades offriront des saillies discrètement disposées et dont le nombre variera suivant les dimensions de l'édifice. Quelquefois ces projections consistent en de simples avances des murs en dehors du corps du bâtiment. Elles sont ordinairement situées au milieu ou aux extrémités. Tout en produisant de la variété, ces saillies contribuent à la solidité de la construction en remplissant la fonction de contreforts. D'autres fois, ce sont des tours, des tourelles ou des portiques qui viennent rompre la monotonie de la façade. Enfin les colonnes ou les pilastres, les entablements avec leurs corniches, les balcons, les balustrades et les bow-windows — si la richesse de la composition les permet — apporteront aussi leur part de variété. En tout cas, il doit y avoir assez de diversité dans les membres d'architecture et les motifs d'ornementation pour que l’œuvre puisse intéresser le spectateur.

La variété dans l'unité, loi de la nature et de tous les arts, est exprimée par le mot harmonie. En architecture, cette qualité transcendante existe lorsque toutes les parties de la construction se relient tellement bien entre elles qu'on n'en peut retrancher aucune sans nuire à l'unité de l'ensemble. Pour arriver à ce résultat, l'architecte doit tenir compte des unités de plan et de style dont il a été parlé plus haut, développer et compléter sa composition d'une manière logique et l'enrichir de l'ornementation qui convient. Que toutes les parties de l’œuvre architecturale surgissent donc de la même conception, qu'elles s'adaptent parfaitement les unes aux autres, qu'elles concourent toutes à donner à l'édifice ce caractère, cette physionomie, qui produit une impression agréable et profonde, et l’œuvre se revêtira d'harmonie.

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1) On peut y ajouter l'unité de groupement, dont il sera parlé plus loin.

2) Dans l'architecture des villas et des maisons particulières, l'élégance peut l'emporter sur la symétrie, car ici l'on doit rechercher surtout l'agréable et le confort.


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Message  Roger Boivin Jeu 29 Déc 2011, 4:22 pm

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III . — CONDITIONS D'ESTHÉTIQUE PARTICULIÈRES À L'ARCHITECTURE

Les trois conditions de beauté qui concernent particulièrement l'architecture sont la solidité apparente de la construction, la convenance de l'édifice et l'adaptation des ornements.

Une composition architecturale doit d'abord exprimer l'idée de solidité. Quand, sous prétexte d'élégance, on compromet la stabilité ou même l'apparence de stabilité du bâtiment, ses formes ne peuvent pas plaire, parce qu'elles laissent dans l'esprit un sentiment d'inquiétude qui fatigue l'imagination. La solidité doit donc être non seulement réelle, mais apparente.

La convenance, en architecture, est l'appropriation de l'édifice à sa destination. Un monument, dans son ensemble et dans toutes ses parties, doit revêtir une forme qui corresponde à sa fonction. Cette convenance contribue beaucoup à donner à l'édifice cet aspect caractéristique dont il a été parlé plus haut. La raison et le goût demandent à être satisfaits sous ce rapport, comme sous celui de la solidité. Les développements déjà donnés nous dispensent d'insister davantage sur ce point.

L'adaptation du décor consiste dans l'emploi de motifs qui sont bien en rapport avec le style et le caractère spécial de l'édifice et qui conviennent parfaitement aux formes décorées. Contentons-nous de rappeler ici que la beauté d'une décoration en relief ne consiste pas dans la profusion, mais dans le choix judicieux, la parfaite adaptation et l'heureuse disposition des motifs. Une certaine sobriété convient mieux d'ordinaire que beaucoup de richesse. Imitons les Grecs, qui ont révélé un si bon goût et tant de discrétion dans l'emploi de l'ornement. Même dans les plus somptueux décors, il doit y avoir des parties unies pour faire valoir celles qui sont ornées. De plus, les détails de sculpture ne sont toujours que l'accessoire. Ils ne doivent donc pas cacher ou altérer les lignes principales. Car la fonction de celles-ci est de relier les différentes parties du monument, et par là même,
de concourir à son unité.

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Message  Roger Boivin Jeu 29 Déc 2011, 4:31 pm

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IV. — LA COMPOSITION ARCHITECTURALE

La composition, en architecture, est l'art de grouper, de disposer de coordonner les éléments de l'édifice de manière à former un tout harmonieux. C'est l'opération principale de l'architecte, du point de vue de l'esthétique et, par suite, celle où il doit déployer le plus d'habileté comme artiste. Les qualités du beau en architecture et les règles déjà exposées se rapportent aussi à la composition architecturale ; mais nous voulons parler ici plus particulièrement de la meilleure manière de grouper les parties d'un édifice et d'employer les ordres. Ces deux choses constituent principalement l'art de la composition, en architecture, parce qu'elles font l'objet de l'invention et la disposition. Le mot composition a le même sens dans tous les arts. Il désigne toujours cette partie qui fait appel surtout à l'imagination créatrice.

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Message  Roger Boivin Jeu 29 Déc 2011, 4:50 pm

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Groupement des parties. — Dans une œuvre architecturale, il ne suffit pas que les éléments soient disposés suivant une certaine logique. Ils doivent aussi se grouper de manière à satisfaire autant que possible le regard. II faut que le spectateur puisse découvrir qu'une personne de goût, qu'un artiste s'est occupé de les coordonner. La première qualité d'un bon groupement est encore l'unité. Or, les éléments principaux d'une construction produisent une impression d'unité quand ils forment un tout visiblement complet. A cet effet, les diverses parties doivent se subordonner à un élément principal et dominant. La vue d'un bel édifice doit produire une sensation de repos ; nous voulons dire que l’œil ne sera pas embarrassé sur l'élément auquel il doit donner la préférence, mais se fixera immédiatement sur une partie principale. Quand le bâtiment ne présente qu'une seule masse, comme l'hôtel des Invalides, à Paris, par exemple, la disposition est bien simplifiée, et tous les éléments restent subordonnés à cette masse. Dans l'exemple choisi, le contour tend à une forme pyramidale, composée du corps de l'édifice et du dôme magnifique qui le couronne.

Lorsqu'il y a deux parties dominantes, elles peuvent produire un effet agréable, pourvu qu'elles soient uniformes, de même grandeur et reliées avec art. Voyez, par exemple, les deux tours de Notre-Dame de Paris et celles de la cathédrale de Reims.

Un groupe de trois éléments crée aussi d'ordinaire une heureuse impression. Quand ce sont des parties secondaires, comme des fenêtres, des arcades, elles peuvent rester de même grandeur. Mais lorsque ce sont des éléments principaux, comme des dômes, des tours, ces trois éléments doivent être absolument de deux dimensions différentes, pour que l'une domine les autres. On a tenu compte de cette loi dans la composition du plan de la basilique de Saint-Pierre, à Rome. Deux petits dômes placés latéralement et en avant du grand font valoir la forme incomparable de ce dernier. La cathédrale de Saint-Paul de Londres est un autre exemple de groupement parfaitement en harmonie avec cette règle. Deux tours semblables reliées par deux beaux portiques superposés forment la façade, tandis qu'un dôme majestueux surmonte la croisée du transept et domine tout le monument.

Quatre éléments importants, dont deux principaux et deux moindres, peuvent parfois donner satisfaction. Mais il faut que ces éléments soient placés symétriquement de chaque côté d'un axe et que l'édifice ait assez de longueur. Il est à remarquer que certains éléments secondaires, comme les arcades, les entre-colonnements, ne peuvent pas être groupés par quatre, parce qu'il y aurait une colonne au milieu, place ordinaire de la porte. C'est le nombre des colonnes qui doit être pair pour obtenir un nombre impair d'arcades ou d'entre-colonnements, et par suite un espace au centre.

Les groupes de cinq ou d'un plus grand nombre d'éléments importants ne sont jamais désirables, parce qu'ils divisent trop l'attention du spectateur. Quand ils ne peuvent être évités, la meilleure manière de procéder est de réunir plusieurs de ces éléments en un seul et de disposer celui-ci de façon à balancer les autres. Par ce moyen, le tout peut présenter l'effet d'une composition où l'on a fait dominer une partie intégrante. Dans tous les cas, il doit ressortir de l'ensemble une impression d'unité par la mise en valeur et en évidence d'un membre principal auquel les autres sont subordonnés. Il faut se garder surtout de réunir plusieurs parties égales et de formes différentes. Car alors, non seulement il n'y aurait pas d'élément dominant, mais encore le tout manquerait d'harmonie par la présence inopportune de ces parties disparates.

Telles sont les grandes lois du groupement dans la composition architecturale. Les mêmes règles s'appliquent à la coordination des parties moins importantes.

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Message  Roger Boivin Jeu 29 Déc 2011, 5:06 pm

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Usage esthétique des ordres d'architecture. — Quoique les ordres n'aient pas été créés pour servir de pure décoration, ils ne sont que trop souvent employés à cette fin. Les Grecs ont toujours bâti de manière à ne montrer qu'un étage à l'extérieur, et ils n'ont jamais employé la colonne que pour soutenir le toit. De cette façon, l'emploi des ordres était aisé et logique. Les Romains ont quelquefois superposé les étages et les ordres d'architecture. Mais par là, ils ont dépouillé ces derniers de leurs caractères propres ; car l'ordre était destiné à être employé seul et à déterminer le style de chaque construction. Il était réservé aux modernes de faire indifféremment usage des ordres et de les multiplier sans égard à leur destination primitive. Ces éléments d'architecture sont devenus ainsi de simples motifs de décoration. Les édifices à plusieurs étages présentent sous ce rapport un problème qui peut être résolu de trois manières : 1° décorer chaque étage d'un ordre différent (ordres superposés); 2° adapter le même ordre à plusieurs étages (ordre monumental); 3° se dispenser des ordres.

Il y a des inconvénients dans les deux manières d'employer les ordres pour les édifices élevés. Si l'on décore chaque étage d'un ordre différent, comme à l'hôtel de ville de Montréal, par exemple, on tombe dans le défaut des Romains ; on détruit l'unité d'impression que doit offrir le monument et l'on s'expose à obtenir des détails trop petits et trop rapprochés. Si l'on comprend deux ou trois étages dans le même ordre, comme l'a fait Claude Perrault dans la colonnade du Louvre, et comme nous en avons un exemple dans l'annexe de l'hôtel de ville de Montréal, l'effet produit est heureux, mais la logique demande que ces grandes colonnes correspondent à quelque chose de semblable à l'intérieur. Si celui-ci présente une salle à deux étages, ou de même hauteur que l'ordre, c'est très bien ; mais tel n'est pas toujours le cas. Toutefois, cette méthode semble encore la meilleure, et c'est celle qui est le plus souvent en usage aujourd'hui.

Quant aux édifices à dix, vingt étages et plus, comme on en construit dans les villes très populeuses, ils ne tiennent qu'indirectement à l'art architectural. Car il est difficile d'observer les règles du bon goût dans ces constructions percées d'une multitude de fenêtres, qui les font ressembler à des cages. Le but de ces ouvertures multipliées est évidemment d'éclairer le plus grand nombre possible de pièces sur un espace restreint de terrain. Mais aussi l'on constate aisément que le désir de la spéculation l'emporte ici de beaucoup sur l'amour de l'art 1. C'est dans ces édifices surtout qu'il vaut mieux se dispenser des ordres et avoir recours à d'autres motifs de décoration. Certains auteurs conseillent le choix du gothique, pour cette architecture commerciale, parce que ce style s'adapte mieux aux formes en hauteur. Ce serait peut-être le meilleur moyen d'arriver à traiter d'une manière esthétique ce genre de constructions.




Nous voici parvenu au terme de cette étude sur le beau dans l'art de bâtir. Les notions qu'elle renferme nous permettent, croyons-nous, d'apprécier, dans ses grandes lignes, une œuvre architecturale quelconque, et c'était là notre tâche et notre but. Nous avons considéré l'aspect esthétique de l'architecture, c'est-à- dire ce qui en fait cet art admirable qui a doté presque tous les pays de merveilleux chefs-d’œuvre. Les artistes constructeurs, en élevant dans nos villes tant de splendides monuments, imitent celui qu'on appelle souvent le divin architecte de l'univers. Rappelons à leur honneur, pour finir, ces vers de Sully Prudhomme, dans lesquels il décrit une statue allégorique de l'architecture sculptée par Carpeaux :

L'architecte, debout, orné de ses équerres,
Le pied sur une acanthe et les bras étendus.
Imposant l'ordre aux blocs savamment suspendus,
Prête un sourire auguste à la froideur des pierres !


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1) Un auteur définit ainsi les gratte-ciel de New-York : " Des ponts en fer posés debout sur une de leurs extrémités, et dans lesquels les wagons de passagers montent et descendent."

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Message  Roger Boivin Ven 30 Déc 2011, 2:18 pm

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CHAPITRE VIII

LE BEAU EN SCULPTURE




I. — NOTIONS GÉNÉRALES SUR L'ART DU SCULPTEUR

L'HOMME, toujours, eut la passion et le culte du beau. Dès les premiers âges du monde, il manifesta ce culte par l'imitation des êtres créés qu'il pouvait admirer dans l'univers. Il s'exerçait à reproduire en relief les objets que lui offrait l'inépuisable nature. La représentation pure et simple lui suffit d'abord. Telle est chez les Égyptiens l'image de la plante, de l'animal et de la figure humaine, qui devint en outre une graphique conventionnelle.

Plus tard, en Grèce, les idées se développent et l'art se perfectionne. Les sculpteurs ne se bornent plus à une simple imitation pittoresque, ils comparent les individus, copient les modèles, en tirent les formes les plus heureuses et composent des types. Puis ils taillent ces modèles dans le marbre ou les coulent dans le bronze, pour les rendre immuables et en quelque sorte immortels. Ainsi fut créé l'art sculptural, dont les productions charment si souvent le regard de l'homme.

La sculpture n'est donc pas un art créateur à la manière de l'architecture. Pour inventer, elle s'inspire des formes naturelles, et c'est ce qui la fait considérer ordinairement comme un art d'imitation. "La sculpture, dit Charles Blanc 1 , est l'art d'exprimer des idées, des sentiments ou des caractères, par l'imitation choisie et palpable des formes vivantes." C'est aussi l'art de traduire les sentiments au moyen d'éléments imaginés. Si l'imitation est souvent nécessaire au sculpteur, c'est comme moyen seulement. Il ne reproduit que pour concréter un idéal. Par la représentation de la plante, de l'animal, et spécialement de la figure humaine, l'art du sculpteur se place au rang des plus expressifs. Ces éléments fournissent à l'artiste des modèles qui, interprétés, lui permettent de traduire en des œuvres charmantes les idées les plus variées et tous les sentiments de l'âme. L'homme surtout présente, dans ses mouvements, ses attitudes et la manifestation de sa sensibilité, des beautés de forme et d'expression qu'on ne peut cesser d'admirer.

Les Grecs, qui ont excellé dans la sculpture comme dans l'architecture, ont laissé des modèles insurpassables de beauté plastique. " La sculpture grecque, dit Pellissier 2, est et restera classique, parce qu'elle unit la vérité à l'idéal et qu'elle offre au suprême degré la pureté des lignes, la grâce des contours, le naturel, l'aisance, l'animation, la noblesse expressive des attitudes."

L'objet principal de la sculpture, c'est le corps humain. Après avoir contemplé et reproduit certains éléments du monde créé, l'homme a retourné son admiration sur lui-même. Il a compris que la forme humaine, déterminée d'avance par la proportion et la symétrie, animée par l'expression et le mouvement, est, de toutes les formes vivantes, la plus parfaite et la plus capable de manifester la pensée et le sentiment. La statuaire naquit lorsque l'homme se mit à imiter son propre corps pour exprimer les idées qu'il voulait communiquer à ses semblables. Toutefois ce n'était là qu'un moyen d'expression. Mais bientôt l'artiste, épris de la beauté corporelle, s'en servit pour manifester le beau. La statuaire devint un art. Depuis, la plastique humaine a été l'objet d'une étude enthousiaste de la part des artistes. Les Grecs surtout y ont apporté une sorte de respect religieux. On eût dit qu'ils regardaient la beauté corporelle comme renfermant quelque chose de la beauté divine.

En faisant ainsi valoir l'esthétique de la forme humaine, le sculpteur s'en est constitué l'apologiste. Cependant, là ne s'arrête pas toujours sa pensée. Il travaille souvent aussi à la glorification des hommes de mérite en érigeant leurs statues sur les places publiques. Dans cette représentation de la valeur intellectuelle et morale se trouvent la part éducative et l'action civilisatrice de la statuaire. Les exemples de vertus que nous ont laissés les grands hommes se perpétuent ainsi à travers les siècles. Ils nous pénètrent de sentiments nobles et élevés. Combien de personnes, en traversant un jardin public, s'arrêtent soudainement devant une œuvre de sculpture, et, après un regard admirateur, partent le cœur remué de résolutions généreuses ! "Un statuaire, disait David d'Angers, est l'enregistreur de l'immortalité." Et Victor Hugo, soulignant pour ainsi dire la pensée même de l'artiste, lui dédiait ces beaux vers :

Va ! que nos villes soient remplies
De tes colosses radieux !
Qu'à jamais tu te multiplies,
Dans un peuple de demi-dieux !
Fais de nos cités des Corinthes !
Oh ! ta pensée a des étreintes
Dont l'airain garde les empreintes,
Dont le granit s'enorgueillit.
Honneur au sol que ton pied foule !
Un métal dans tes veines coule,
Ta tête ardente est un grand moule
D'où l'idée en bronze jaillit
3.

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1) Grammaire des arts du dessin.

2) L'Art ancien.

3) Feuilles d'automne.

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Message  Roger Boivin Ven 30 Déc 2011, 3:59 pm

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I. — NOTIONS GÉNÉRALES SUR L'ART DU SCULPTEUR (suite)


La statuaire revêt volontiers ses personnages du caractère héroïque. "Symboliser de hauts faits, de grandes vertus, d'idéales et sublimes pensées... voilà sa mission. Et c'est ce qui explique le parti que la religion a su en tirer. Elle lui a demandé, en quelque sorte, des monographies de ses saints, afin d'en décorer les triforiums de ses cathédrales, d'en orner les tympans et les porches de ses églises. Et ces beaux personnages de pierre ou de marbre, gravement alignés dans un mystique recueillement, exprimant la vie intérieure et la poésie surnaturelle de l'âme, impressionnent en effet le peuple qui franchit le seuil sacré... La statuaire chrétienne devient ainsi un agent fécond de progrès moral et religieux 1."

Chez les Grecs, l'art se confondait, pour ainsi dire, avec la philosophie et la religion. Les sages et les artistes étaient mis sur le même rang. Tous les citoyens avaient le plus grand respect pour les statues des dieux. Socrate, fils d'un sculpteur, cisela lui-même un groupe des Trois Grâces. Platon regardait la beauté du corps comme la marque ordinaire d'un esprit sain. " L'indifférence d'une nation en matière de sculpture, dit Charles Blanc, accuse un vice dans l'éducation publique... Ce n'est pas être complètement religieux que de mépriser ou seulement négliger l'étude de la forme qui est sortie des mains de Dieu si admirable, si harmonieuse, si profondément belle, que notre esprit suffit à peine à le comprendre et notre langage à le dire."

Mais cette étude ne doit pas faire tomber dans le sensualisme. Parce que le corps humain est un chef-d’œuvre, ce n'est pas une raison de le représenter dans toute sa nudité. Une telle reproduction de la beauté corporelle est de nature à ravaler la personne humaine plutôt qu'à l'élever. Du moment que l'art prend l'homme pour objet, il ne doit chercher à exprimer que ce qu'il y a de beau en lui : les formes les plus nobles du corps, le rayonnement de la vie, le reflet de l'âme sur la physionomie. Pour être suffisamment drapé, le corps ne perd rien de sa beauté. La statue de Minerve et la plupart des bas-reliefs du Parthenon, par Phidias, représentent des personnages vêtus. Les autres sont en partie drapés. En sont-ils pour cela moins beaux et moins admirables ? Est condamnable surtout le nu complet, le nu troublant, qui ne peu t être excusable, chez l'artiste, ni par le désir de révéler sa science de l'anatomie, ni par l'enthousiasme qu'excite en lui la beauté des formes humaines, puisque ces deux raisons n'empêchent nullement de couvrir ce qui doit l'être, ne fût-ce que par une draperie volante. " Les sculpteurs grecs de la meilleure époque, dit le Père Lacouture 2 , sans autre lumière que le tact exquis dont ils étaient doués, s'appliquèrent à éviter dans leurs œuvres tout ce qui pouvait provoquer les passions, afin que rien ne troublât l'admiration des spectateurs. Leurs œuvres, loin de rien perdre à cette absence d'attraits inférieurs, y trouvent une supériorité de beauté qui a fait le ravissement des siècles. De nos jours malheureusement, le plus grand nombre des artistes (en Europe) méconnaissent cette vérité et suivent une voie opposée. Leur première préoccupation paraît être de parler aux sens le langage de la passion." "Alors ce n'est plus la beauté qui charme, ajouterait Winckelman, c'est la volupté qui séduit." Hegel s'exprime ainsi sur le même sujet : " La pudeur est un commencement de courroux intérieur contre quelque chose qui ne doit pas être. L'homme qui a conscience de sa haute destination intellectuelle doit considérer la simple animalité comme indigne de lui. Il doit cacher, comme ne répondant pas à la noblesse de l'âme, les parties du corps qui ne servent qu'aux fonctions organiques et n'ont aucune expression spirituelle 3." Quand il est esthétique d'ailleurs et qu'il laisse suffisamment voir ou deviner la forme corporelle, le vêtement apporte de la variété dans une œuvre et lui aide à satisfaire aux conditions de l'esthétique. C'est ce que nous allons constater maintenant par l'étude du beau dans l'art du sculpteur.

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1) L'abbé Hurel: l'Art religieux contemporain.

2) Esthétique fondamentale.

3) Voir aussi l'Art et la morale, par le Père Sertillanges : cliquer ICI


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