ESSAI D'ESTHÉTIQUE, LA CONNAISSANCE PRATIQUE DU BEAU, par le frère MARTINUS

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Message  Roger Boivin Mar 20 Déc 2011, 11:00 am

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Le beau dans le règne animal. — L'animal respire et se nourrit comme la plante. En plus, il possède la sensibilité et l'aptitude à se mouvoir. Il goûte le plaisir et subit la douleur. Il peut se transporter d'un lieu à un autre. Or cette aptitude à se mouvoir et cette capacité de jouir ou de souffrir sont, chez la bête, de nouveaux éléments constitutifs de beauté. Ajoutez-y la variété des formes et des couleurs : forme du corps, forme et disposition des membres et des organes, forme et disposition des os et des muscles ; couleur des fourrures, des plumes, des écailles. . . L'unité, chez l'animal, résulte de cette coordination, de cette individualité si parfaite par laquelle tous les organes concourent au fonctionnement et au développement de la vie sensitive de chaque sujet. Dans tous les animaux, à des degrés divers, on constate la sagesse avec laquelle les proportions du corps ont été ordonnées, ainsi que la convenance parfaite de chacun des membres à sa fonction propre. Quelle admirable symétrie dans ces membres et dans ces organes ! Et quel ensemble complet et harmonieux n'en résulte-t-il pas !

A part ces qualités générales, chaque espèce a sa beauté caractéristique. Par exemple, on ne peut s'empêcher d'admirer, dans l'écureuil, la finesse et l'aisance du mouvement ; dans le cheval, l'élégance et la noblesse du maintien ; dans le bœuf, la robustesse des muscles, expression de sa force ; dans le chevreuil, la grâce de l'attitude ; dans le chien, l'agilité de la course ; dans le chat, surtout dans le jeune chat, une charmante gentillesse. Parfois, ce qui paraît défectueux, à première vue, chez tel animal, est plutôt un moyen d'action, une arme fournie par la nature, pour qu'il puisse vivre sa vie, étant donnés ses mœurs ou le pays qu'il habite. Ainsi, " il fallait de longues jambes et de longs cous aux hérons, aux grues, aux flamants et autres oiseaux qui marchent dans les marais et qui cherchent leur proie au fond des eaux. Chaque animal d'ailleurs a les pieds et la gueule (ou le bec) formés d'une manière qui convient au sol qu'il doit parcourir et aux aliments dont il doit vivre. C'est de leurs configurations que les naturalistes tirent les caractères qui distinguent les bêtes de proie de celles qui sont frugivores 1..."

La raison pour laquelle plusieurs animaux nous paraissent laids, c'est qu'ils ne correspondent pas à notre idéal personnel et ordinaire du beau. Ainsi le singe nous paraît disgracieux comparé à l'homme, dont nous sommes habitués à contempler les belles formes. Il est certain, au reste, que tous les animaux ne sont pas également parfaits, ni également beaux. La nature est féconde en êtres variés qui n'en composent pas moins un ensemble où resplendissent la puissance et la sagesse du Créateur.

Que de choses admirables chez les insectes ! Quelle variété dans leur organisme et leurs mœurs ! Écoutons encore Bernardin de Saint-Pierre :

"Les mouches que j'avais observées étaient toutes distinguées les unes des autres par leurs couleurs, leurs formes et leurs allures. Il y en avait de dorées, d'argentées, de bronzées, de tigrées, de rembrunies, de chatoyantes. Les unes avaient la tête arrondie comme un turban ; d'autres, allongée en pointe de clou. A quelques-unes elle paraissait obscure comme un point de velours noir ; elle étincelait à d'autres comme un rubis. Il n'y avait pas moins de variété dans leurs ailes : quelques-unes en avaient de longues et de brillantes comme des lames de nacre ; d'autres, de courtes et de larges qui ressemblaient à des réseaux de la plus fine gaze."

Parmi les insectes, les uns creusent leur demeure dans la terre ; d'autres, dans le tronc des arbres ; les uns habitent sous le gazon, les autres naissent et vivent sur les feuilles des plantes. La Providence leur a donné à tous des organes en rapport avec leur mode d'existence. Plusieurs subissent des métamorphoses passionnantes d'intérêt. Que de choses n'y aurait-il pas à dire ici sur les papillons, ces légers petits êtres " qui portent leur ciel avec eux " ?

Les poissons et les oiseaux sont, eux aussi, admirablement constitués pour vivre dans leur élément. Ainsi le corps des poissons est allongé et effilé aux deux extrémités, pour leur permettre de fendre les eaux. Leurs membres sont des nageoires. Ils ont généralement une forme élégante et une coloration agréable. Chez certains des régions tropicales, cette coloration est parfois superbe. Comme ils sont intéressants à voir évoluer, surtout quand ils sont nombreux ! " Les uns, comme de légères bulles d'air, remontent perpendiculairement du fond des eaux ; les autres se balancent mollement sur les vagues, ou divergent d'un centre commun, comme d'innombrables traits d'or ; ceux-ci dardent obliquement leurs formes glissantes à travers l'azur fluide ; ceux-là dorment dans un rayon de soleil qui pénètre la gaze argentée des flots. Tous s égarent, reviennent, nagent, plongent, circulent, se forment en escadron, se séparent, se réunissent encore pour se séparer de nouveau 2 ."

Les oiseaux dépassent de beaucoup les autres animaux pour la grâce et l'élégance des formes. Ils sont doués, en outre, d'une
grande légèreté, qui leur permet de s'élever facilement dans les airs. Leurs mouvements vifs, aisés, ne sont pas moins propres à exciter notre admiration. Ils animent tous les climats de leurs chants et de leurs ébats joyeux. La nature semble leur avoir été donnée en partage, tellement ils sont nombreux. Il y en a pour toutes les hauteurs de l'atmosphère, depuis l'aigle qui plane au-dessus des nuages, jusqu'à l'autruche qui ne peut que courir sur la terre. Les uns suivent le printemps dans les différents pays du monde, d'autres se plaisent au milieu des tempêtes qui agitent les mers. Ceux-ci vivent seuls sur la cime des monts, ceux-là s'organisent en société dans les bocages.

Un grand nombre sont charmants par la riche coloration de leur plumage, comme l'oiseau-mouche, l'oiseau du paradis, le faisan doré. . . On connaît la belle description que Buffon a faite du premier. Nous n'en citerons qu'une partie, celle qui fait surtout ressortir la beauté de l'oiseau :

"De tous les êtres animés, voici le plus élégant pour la forme et le plus brillant pour les couleurs. Les pierres et les métaux polis par notre art ne sont pas comparables à ce bijou de la nature. Elle l'a placé, dans l'ordre des oiseaux, au dernier degré de l'échelle de grandeur. Son chef-d’œuvre est le petit oiseau-mouche. Elle l'a comblé de tous les dons qu'elle n'a fait que partager aux autres oiseaux : légèreté, rapidité, prestesse, grâce et riche parure, tout appartient à ce petit favori. L'émeraude, le rubis, la topaze brillent sur ses habits. Il ne les souille jamais de la poussière de la terre, et, dans sa vie tout aérienne, on le voit à peine toucher le gazon par instants. Il est toujours en l'air, volant de fleurs en fleurs ; il a leur fraîcheur, comme il a leur éclat ; il vit de leur nectar et n'habite que les climats où sans cesse elles se renouvellent."

D'autres oiseaux charment nos oreilles par la douce mélodie de leur chant, comme le serin, le rossignol. Écoutons encore ici Chateaubriand :

"Le loriot siffle, l'hirondelle gazouille, le ramier gémit : le premier, perché sur la plus haute branche d'un ormeau, défie notre merle, qui ne cède en rien à cet étranger ; la seconde, sous un toit hospitalier, fait entendre son ramage confus ainsi qu'au temps d'Evandre ; le troisième, caché dans le feuillage d'un chêne, prolonge ses roucoulements, semblables aux sons onduleux d'un cor dans le bois ; enfin le rouge-gorge répète sa petite chanson sur la porte de la grange où il a placé son gros nid de mousse. Mais le rossignol dédaigne de perdre sa voix au milieu de cette symphonie. Il attend l'heure du recueillement et du repos, et se charge de cette partie de la fête qui se doit célébrer dans les ombres de la nuit. C'est alors seulement que le premier chantre de la création fait entendre ses modulations douces, variées et ravissantes" 3.

La sensibilité et le mouvement donnent ainsi aux animaux une expression que ne sauraient avoir les végétaux. Ils ont des tempéraments et des instincts particuliers qu'ils tiennent de la nature. Par exemple, on trouve dans l'agneau l'expression de la douceur ; dans le chien, celle de la fidélité à son maître ; dans le lion, celle de la force ; dans le tigre, celle de la cruauté . Et c'est pourquoi l'on dit cruel comme un tigre, fort comme un lion, fidèle comme un chien, doux comme un agneau. Nous pourrions multiplier ces exemples ou ces rapprochements.

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1) Bernardin de Saint-Pierre, Études de la nature.

2) Chateaubriand, Génie du christianisme.

3) Le pinson chanteur, notre rossignol canadien, n'a pas le riche répertoire de son parent d'outre-mer. Néanmoins, ses joyeuses mélodies nous rappellent assez bien le petit virtuose crépusculaire d'Europe. " Perché au sommet d'un arbrisseau, il fait dès l'aurore résonner les échos de ses merveilleuses roulades qu'il finit quelquefois sous la feuillée." (C.-E. Dionne — Les oiseaux du Canada). Quant au loriot, au ramier et au rouge-gorge, dont parle Chateaubriand, ils sont inconnus dans nos climats. Mais nous avons les fauvettes aux mille couleurs et au menu babillage ; les orioles à la parure écarlate et au limpide gazouillis ; les chardonnerets, éternels caqueteurs, si charmants sous leur habit d'or et leur calotte veloutée ; surtout les grives, les actives hôtesses de nos parterres et les premières messagères de nos printemps.


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Message  Roger Boivin Mar 20 Déc 2011, 4:13 pm

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Le beau dans les paysages et les grands spectacles de la nature. — La nature , avons-nous dit, est un vaste jardin. Les montagnes, les forêts, les rivières, les lacs e n sont les agréments. Ces accidents géographiques sont le plus souvent groupés de manière à former de magnifiques tableaux que les peintres se plaisent à reproduire. Sans sortir de notre province, prenons au hasard deux sites que la
nature a particulièrement embellis.

C'est, d'abord, l'entrée du bassin de Gaspé. Qui n'admirerait cette nappe d'eau pure, qui reflète un ciel sans nuage et brille de tous les rayons d'un soleil éblouissant ? Le bassin est entouré de collines fertiles. Au bas de l'une d'elles, et jusque sur la langue de terre qui s'avance dans la baie, se voit le village où s'entassent les maisons blanches. D'autres habitations sont distribuées sur le penchant de la côte opposée. La baie est d'ordinaire sillonnée de quelques légères embarcations. Au dernier plan s'allongent les montagnes vertes qui bornent l'horizon. Tout cet ensemble forme un tableau varié et vraiment saisissant.

Voyez maintenant — qu'on nous pardonne cette évocation qui nous est plus familière, — sur les bords de la rivière Sainte- Anne, Saint-Raymond (Portneuf), un autre coin de terre sauvage, où serpente doucement une rivière aux eaux limpides. Le calme le plus complet y règne presque toujours. Les rives sont tranquilles et les ondes aussi. Les arbres se reflètent dans l'eau transparente comme dans un miroir. A peine quelques oiseaux viennent-ils de fois à autre animer cette scène reposante. Sous les arbrisseaux des deux bords, on devine mille petits bruits mélodieux. Tout est riant, tout est radieux. Seuls font tache, comme pour mieux souligner toute cette vie paisible, quelques arbres morts, dont l'un penche déjà vers la rivière, légère note de tristesse qui rappelle que tout passe, et nous quitte et s'enfuit.

Que dire encore de la vue grandiose qui nous est offerte, par exemple, du sommet du mont Royal, du mont Belceil, de la citadelle de Québec ou du cap Tourmente ! Ici nous côtoyons le sublime. Lisez la description que nous a laissée Xavier Marmier des environs de Québec vus de la terrasse Frontenac :

"Autour de moi, la ville descendant en pente abrupte jusqu'au bord du fleuve, s'alignant le long des eaux, enlaçant, dans sa nature bigairée de toutes sortes de couleurs, les flancs d'un promontoire ; en face, l'amphithéâtre de la pointe Lévy, avec ses gradins de maisons blanches, ses champs et ses bois ; à gauche, le large ravin par lequel la rivière Saint-Charles se joint au Saint-Laurent et le riant village de Beauport, qui, le long de la colline, se déroule comme un chapelet de nacre jusqu'aux chutes de Montmorency ; à quelque distance, l'île d'Orléans, une île de sept lieues de longueur sur cinq de largeur, qui renferme cinq belles paroisses, et que le fleuve, dans sa puissance, embrasse comme un grain de sable ; à l'horizon, les sombres rives du cap Tourmente, première chaîne des sauvages montagnes qui s'étendent jusqu'aux neiges éternelles des régions polaires ; et, de quelque côté que mon regard se tourne, le fleuve, calme et superbe, qui s'en va d'ici avec ses chaloupes, ses goélettes, ses bâtiments à trois mâts, se marier à la mer, comme un roi dans toute la pompe de son pouvoir."


Sublime aussi est cette mer immense, dont les vagues viennent rouler en cadence sur le rivage, ou se briser sur la falaise.

J'aime la mer, je l'aime en ses horreurs sublimes,
Quand l'orage, grondant sur ses vastes déserts,
Y soulève des monts, y creuse des abîmes,
Déchire ses flots noirs au reflet des éclairs.
Je l'aime aussi dormante aux heures du silence,
Brodant d'argent les plis de son manteau d'azur,
Souriant à l'esquif que, dans l'ombre, balance
Le roulis cadencé de son flot lent et pur...


Paul Reynier .


Sublime encore le passage de l'orage, surtout à la campagne, où l'horizon a plus d'étendue. L'approche de cet imposant phénomène s'annonce par les grondements lointains du tonnerre et l'apparition d'un nuage noir à l'horizon. Le vent s'élève et le soleil se dérobe derrière la sombre nue qui s'avance. A tire d'aile, les oiseaux cherchent un abri. La pluie tombe bientôt par torrents, pendant que les éclairs sillonnent la nue et que les éclats de la foudre font taire toutes les voix de la nature. Durant plusieurs minutes, les plantes sont courbées sous la pluie qui inonde la terre. Puis, le calme revient. Le vent cesse, les nuages se dissipent et le soleil reparaît. Dans le firmament, l'arc-en-ciel se fond en nuances délicates, tandis que le ciel redevient serein.

Si dans ton ciel d'azur il s'élève un nuage
Que la foudre à longs traits se plaît à déchirer,
Âme, dis-toi que l'air s'assainit par l'orage,
Et que tout va sourire à qui vient de pleurer.


Fr. Raphaël.


Sublime toujours la vue d'une puissante cataracte, comme celle du Niagara. Laissons à notre Frechette de décrire ce tableau grandiose :

L'onde majestueuse avec lenteur s'écoule;
Puis sortant tout à coup de ce calme trompeur,
Furieux, et frappant les échos de stupeur.
Dans l'abîme sans fond le fleuve croule.

C'est la chute ! son bruit de tonnerre fait peur
Même aux oiseaux errants, qui s'éloignent en foule
Du gouffre formidable où l'arc-en-ciel déroule
Son écharpe de feu sur un lit de vapeur.

Tout tremble ; en un instant cette énorme avalanche
D'eau verte se transforme en monts d'écume blanche,
Farouches, éperdus, bondissant, mugissant.

Et pourtant, ô mon Dieu, ce flot que tu déchaînes,
Qui brise les rochers, pulvérise les chênes,
Respecte le fétu qu'il emporte en passant !



Sublime enfin notre lever du soleil, par un beau matin d'été. L'aurore, en embrasant la voûte céleste, annonce le roi de lumière, qui bientôt émerge, radieux, de nos grands lacs et plane au-dessus de nos montagnes ! Les sites les plus élevés s'illuminent d'abord, puis la nature entière revêt un habit de fête. L'astre du jour répand bientôt partout sa chaleur. A ses rayons bienfaisants, les fleurs fraîchement écloses présentent leur corolle. La lumière vibre dans l'atmosphère profonde, et une nouvelle vie semble animer tous les êtres. Dans la plaine, les jeunes animaux bondissent de bonheur. Les oiseaux chantent gaiement dans les airs ou sous les bosquets. C'est comme une nouvelle création. Le laboureur paraît, qui se rend aux champs, projetant sur la route son ombre allongée. A pas lents, les animaux retournent au pâturage. Cependant l'astre éblouissant continue d'avancer triomphalement dans l'espace azuré. Il monte toujours et " jamais monarque ne parut avec une aussi grande majesté ".

Un coucher du soleil, en mer ou à la campagne, n'est pas moins beau ni moins sublime. Écoutons Chateaubriand nous décrire celui dont il fut témoin en Floride :

"Le soleil tomba derrière le rideau d'arbres de la plaine. A mesure qu'il descendait, les mouvements de l'ombre et de la lumière répandaient quelque chose de magique sur le tableau ; là, un rayon se glissait à travers le dôme d'une futaie et brillait comme une escarboucle dans le feuillage sombre ; ici, la lumière divergeait entre les troncs et les branches et projetait sur les zones des colonnes croissantes et des treillages mobiles. Dans les cieux, c'étaient des nuages de toutes les couleurs, les uns fixes, imitant de gros promontoires ou de vieilles tours près d'un torrent, les autres flottant en fumées roses ou en flocons de soie blanche... Les mêmes teintes se répétaient sans se confondre : le feu se détachait du feu, le jaune pâle du jaune pâle, le violet du violet ; tout était éclatant, tout était enveloppé, pénétré de lumière..."


Qu'on nous permette encore ici ]'évocation d'un souvenir personnel. Nous sommes à Varennes, au bord du fleuve, endroit idéal pour voir l'astre du jour descendre dans son lit de pourpre. A mesure que son globe rougi s'approche de l'horizon, les nuages se teintent de violet, d'écarlate, de bleu, de jaune et de toutes les nuances intermédiaires. Ils forment, sur le bleu vert du firmament, des dessins brillants et magiques. Comment décrire le paysage céleste qui se présente alors à nos yeux éblouis ? Ce sont des lacs lumineux entourés de nuages frangés d'or, des rochers et des montagnes de corail, des îles et des caps aux formes fantastiques et aux tons inimitables. L'on voit, çà et là, des flots de lumière qui frappent de leurs reflets des pics mystérieux, ou se déversent sur des grèves qui semblent de safran.

A ce moment, le fleuve est calme et réfléchit ce tableau comme un miroir. Une ligne horizontale de verdure, formée par l'île Sainte-Thérèse, coupe la scène par le milieu. Les tons verts de l'île, estompés d'un peu de rouge, s'harmonisent merveilleusement avec cet ensemble grandiose. Tout cela n'a pas la fixité, l'immobilité d'un paysage terrestre : les silhouettes et les tons changent doucement ; les îles se transforment en presqu'îles, des lacs en rivières, des plaines en montagnes.

Cependant le crépuscule touche à sa fin et tout s'assombrit. Le paysage mouvant, tout à l'heure si distinct, devient indécis et s'efface lentement. Quelques minutes encore et il ne reste plus, à l'horizon, que des tons d'ocre sans contour, qui s'évanouissent eux-mêmes pour faire place à une grande barre brune, fondue par le haut avec la coupole bleu foncé du firmament.

Et de même, est-il moins beau, est-il moins sublime le spectacle d'un ciel étoile par une nuit sereine ? En est-il de plus propre à élever l'âme vers le Créateur ? Écoutons cette fois Lamartine :

...Un monde est assoupi sous la voûte des cieux !
Mais dans la voûte même où s'élèvent mes yeux,
Que de mondes nouveaux, que de soleils sans nombre,
Trahis par leur splendeur, étincellent dans l'ombre !
Les signes épuisés s'usent à les compter,
Et l'âme infatigable est lasse d'y monter.
Les siècles accusant leur alphabet stérile,
De ces astres sans fin n'ont nommé qu'un sur mille.
Que dis-je ? Au bord des cieux ils n'ont vu qu'ondoyer
Les mourantes lueurs de ce lointain foyer...
Oh ! que les cieux sont grands ! Et que l'esprit de l'homme
Plie et tombe de haut, mon Dieu, quand il te nomme,
Quand, descendant du dôme où s'égaraient ses yeux,
Atome, il se mesure à l'infini des cieux,
Et que, de ta grandeur soupçonnant le prodige.
Son regard s'éblouit et qu'il se dit : Qui suis-je ?
Oh ! que suis-je, Seigneur, devant les cieux et toi ?



Nous n'en finirions pas si nous voulions parler de toutes les beautés de la nature. Comment peut-on rester insensible à tant de merveilles ? Provoquons, développons le culte du beau dans les âmes. C'est l'un des plus précieux bienfaits que l'on puisse procurer à son semblable. " A force d'admirer, dit Platon, l'âme devient belle." En effet, cette contemplation raisonnée de l'ordre et de l'harmonie répandus dans la création nous dispose à deux choses excellentes : à penser à Dieu et à le remercier.

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Dernière édition par roger le Mer 21 Déc 2011, 12:16 am, édité 1 fois
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Message  Roger Boivin Mar 20 Déc 2011, 4:18 pm

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CHAPITRE III

LE BEAU DANS L'HOMME


On peut distinguer dans l'homme trois sortes de vies, qui sont comme les aspects divers de sa manière d'être : la vie sensitive, la vie intellectuelle et la vie surnaturelle. Ces trois vies ont nécessairement entre elles les rapports les plus intimes et les plus constants. " Elles sont ou doivent être, dit l'abbé Farges, en mutuelle pénétration, de sorte que la vie de l'âme en Dieu — ou vie surnaturelle — vivifie la vie propre de l'âme en l'âme et même la vie de l'âme dans le corps. A ces trois vies correspondent chez l'homme trois sortes de beau : le beau physique, le beau intellectuel et le beau moral. Nous les étudierons successivement en eux-mêmes et dans les rapports qu'ils ont entre eux.

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Message  Roger Boivin Mer 21 Déc 2011, 12:11 am

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Le beau physique dans l'homme. — Le roi de la création, ainsi qu'il est admis d'appeler l'homme, est avantagé, dans son corps même, d'une beauté d'organisme et d'aspect qui mérite sûrement de faire l'objet d'une étude particulière. Aussi l'homme est-il classé à part, par les naturalistes, dans l'échelle des êtres créés. Il forme, à lui seul, le règne hominal. Le corps humain, dans son ensemble, est sans doute de même espèce que celui des animaux. Mais comme il les dépasse en perfections de toutes sortes ! Dieu, qui se proposait d'épouser notre nature, l'a enrichie d'un corps qui est le plus parfait des êtres du monde visible. " Il a créé l'homme — dit quelque part la liturgie — dans un haut degré d'excellence." Et c'est vrai même pour ce qui est du corps seulement. Rien qu'à considérer les organes extérieurs dont il est pourvu, l'on constate tout de suite que l'homme est le chef-d’œuvre de la création. Son air imposant, sa démarche assurée, son front large et saillant, son regard levé naturellement vers le ciel, tout indique qu'il a son rang au-dessus de tous animaux et qu'il est ordonné en vue d'une destinée supérieure. Il ne touche à la terre que par les pieds, et il la voit de haut :

Oui, l'homme seul, debout, la tête redressée,
Élève jusqu'au ciel sa vue et sa pensée ;
Il unit dans son port la grâce et la noblesse,
Dans ses membres nerveux, la force et la souplesse...



Le corps et tous ses membres sont modelés selon les plus belles lignes et dans les plus harmonieuses proportions. L'ensemble constitue un merveilleux mécanisme, où brillent toutes les qualités du beau. Si quelque partie a une importance marquée, aucune ne domine aux dépens des autres. Détail bien caractéristique, les plus petites parties sont les plus belles, telle la tête par rapport au corps ; tel l’œil par rapport à la tête; l’œil surtout,

Chef-d’œuvre où s'épuisa tout l'art de la nature !

Quelle variété dans les membres de ce corps et dans leurs organes divers, dans leurs mouvements et leurs poses, dans l'expression et le jeu de toute la physionomie ! Et pourtant quelle unité parfaite dans cet organisme sans égal ! Mais cela encore, ce n'est que l'unité physique, ce par quoi l'homme se rapproche de la bête. Considérez son unité ontologique, c'est-à-dire ce par quoi l'homme est un composé de matière et d'esprit. Quelle merveille, bien supérieure encore, que cette union étroite de deux éléments si divers agissant de concert pour constituer la personnalité de chaque individu ! Et que dire du beau moral rayonnant sur la physionomie humaine ? Nous en reparlerons.

On a comparé le corps humain à une machine. Mais, au fond, il est bien supérieur à tous les mécanismes, même les plus parfaits, de l'industrie. Quelle est, en effet, la machine qui se déplace d'elle-même, qui manœuvre et se conduit d'elle-même, qui se répare elle-même et qui surtout peut voir, entendre, sentir et goûter ? Poser la question, c'est la résoudre, et, du même coup, c'est mettre en évidence la supérieure beauté du corps humain.

Cette beauté est peut-être plus sensible encore dans l'enfant, ou, si vous le voulez, dans l'homme en formation. C'est qu'alors le corps, souple et frais, se revêt de grâce. Le travail de la nature est, semble-t-il, plus visible. Il y a je ne sais quelle harmonie profonde entre ce charme qui rayonne d'une physionomie d'enfant et la spontanéité avec laquelle s'exercent les facultés naissantes de son âme :

Petits enfants, divines fleurs,
Écloses dans le grand mystère,
Joie et rayons sur notre terre,
Sourire du ciel dans nos pleurs ;
Grâce, beauté, formes, couleurs,
Frais reposoirs de l'âge austère,
Candides fronts que rien n'altère.
Lèvres qui calmez nos douleurs...
1

F. Bataille.


Jusqu'ici nous n'avons parlé que de l'ensemble. Considérons maintenant, chacun en particulier, les sens et les organes de ce beau corps humain. Le spectacle n'est pas moins admirable. L’œil a ses humeurs et son cristallin ; les réfractions y sont ménagées avec plus d'art que dans les verres les mieux taillés, et aucun appareil photographique ne reçoit plus fidèlement les images que la rétine. L'oreille, avec son cornet acoustique et son pavillon, perçoit les bruits les plus légers et les plus variés. Le nez, par sa muqueuse pituitaire, hume et saisit tous les parfums. La bouche a ses glandes pour insaliver les aliments, et la langue a ses papilles pour les savourer. Le larynx possède un instrument à anche pour produire les sons. Nous n'en finirions pas, si nous voulions tout dire. Et puis, comme tout cela est proportionné à la fonction de chacun des sens ou de chacun des organes ! Placés tout au haut de la tête, les yeux savent voir au loin. Les oreilles sont au bon endroit pour percevoir les sons et les bruits qui viennent de partout. De même, les narines, situées juste au-dessus de la bouche, sont à portée de sentir les odeurs et de juger de la saveur des aliments. Le sens du toucher, répandu par tout le corps, permet de se protéger contre toutes les impressions nuisibles et d'accueillir celles qui sont favorables. Ce sens a surtout sa délicatesse dans la main et au bout des doigts, dont la souplesse et la dextérité sont merveilleuses. C'est que la main et ses doigts sont destinés à palper, à manier la matière sous toutes ses formes, à la maîtriser, à produire les chefs-d’œuvre de tous les temps et de tous les pays.

Quelle noblesse enfin et quelle dignité dans le visage humain ! C'est là surtout que se manifeste la supériorité du physique de l'homme. On l'a dit souvent, le visage avec sa physionomie, avec ses yeux, sa bouche, toute son expression si vivante et si mobile, c'est le miroir de l'âme. On y lit, à toute heure, avec facilité, les diverses émotions de joie ou de tristesse, de quiétude ou de surprise, de confiance ou de crainte, d'affection ou de haine. Quand, à cela, s'ajoutent la parole et le geste, quelle expression ! Parler, c'est le propre de l'homme. Lui seul parle. Et avec quelle naturelle aisance sa voix articule tous les sons et en module toutes les nuances ! " Participant en quelque sorte à l'intelligence et à la volonté qui la dirigent, écrit l'abbé Mehling 1, la voix se plie avec une variété infinie à toutes les nuances de la pensée et du sentiment. Humble et suppliante, elle touche et attendrit ; douce et sonore, elle charme et commande ; pleine et vibrante, elle impose et subjugue, Elle sait exprimer la tristesse comme la joie, la compassion comme la sérénité..."

Oui, quand on sait le voir, l'homme, même dans son seul aspect physique, paraît vraiment beau. O chef-d’œuvre de Dieu, peut-on s'écrier, toi qui connais ton origine et ta destinée, ô homme, qui as conscience des libéralités dont Dieu t'a comblé, pourquoi l'oublierais-tu ? Souviens-toi donc que noblesse oblige ! Lève ton front, ô roi de l'univers, et reste digne de toi-même !

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1) La rose fraîchement épanouie, toute brillante des perles de la rosée, n'est pas plus belles, a-t-on dit, que l'angélique figure d'un enfant pieux, et le beau lis de la vallée est loin d'être aussi pur que le front d'un jeune homme chaste. (Abbé Grobel.)

2) Le Chant Je l'Église.

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Message  Roger Boivin Mer 21 Déc 2011, 2:19 pm

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Le beau moral dans l'homme. — Le corps humain, c'est le temple de l'âme. Il convient de ne jamais le perdre de vue. Si l'on n'y prend garde, en effet, la contemplation de la seule beauté du corps humain pourrait vite conduire, sur la pente de la sensibilité, jusqu'à la sensualité, jusqu'à l'amour purement charnel. Ce serait un danger pour la vertu. Dès que le spectacle du beau cesse d'élever et d'édifier nos esprits et nos cœurs, la prudence impose l'abstention. Depuis le péché d'Adam, une mauvaise tendance est en nous, suite du désordre du péché. La beauté du corps toute seule constitue un attrait et une tentation. Par-dessus celle du corps, il faut voir la beauté de l'âme, infiniment plus précieuse. Écoutons, à ce sujet, les sages avertissements qu'adressait aux chrétiens de son temps saint Clément d'Alexandrie : " Celui qui regarde la beauté avec une chaste affection oublie la beauté de la chair pour penser à celle de l'âme. Il n'admire le corps que comme une statue et il s'élève, par cette beauté terrestre, jusqu'au premier artiste, jusqu'à l'essence même de la beauté. Pour lui, les formes extérieures sont un symbole sacré, qu'il montre aux anges gardiens des avenues du ciel... C'est le parfum d'une âme parfaitement harmonisée 1. "

En fait, il faut chercher le beau moral dans l'expression des pensées et des sentiments qui sont conformes à la loi divine, notamment dans ceux où s'affirme le mieux l'empire de la volonté sur les passions. Ce beau moral, il éclate surtout là où s'exprime ou s'accomplit quelque chose de grand, d'imprévu et de voulu. La mort de Socrate, par exemple, c'est le respect de soi porté au plus haut point ; celle de Bayard, c'est l'amour de la patrie élevé à la perfection ; celle de saint Louis, c'est l'esprit chrétien s'exaltant jusqu'à l'héroïsme. Il y a des mots qui peignent de hautes situations et en font comme l'expression vraiment sublime. Le Qu'il mourût du vieil Horace brisant son cœur devant le devoir, et le Soyons amis, Cinna, d'Auguste refoulant par grandeur d'âme son juste ressentiment, par leur imprévu et par leur élévation, sont de ces mots-là. Ils équivalent à des gestes, à des actes.

De ces actes, de ces gestes ou de ces mots, nous en avons, grâce à Dieu, dans les pages de notre histoire nationale. La fière réponse de Frontenac à Phipps, par exemple, l'héroïque défense du fort de Verchères, et, précédemment, le dévouement de Dollard et de ses compagnons, ou encore les martyres de nos missionnaires, sont de ceux-là :

Viel meurt, et sa mort est le commencement
Du long martyrologe, éblouissant de gloire,
Qui donne tant de lustre à notre jeune histoire ;
Où Brébeuf, Lalemant, Jogues, Garnier, Daniel,
Ont au front tout l'éclat du laurier éternel.
Oh ! non, nul ne saurait, à l'époque où nous sommes,
Concevoir les ardeurs qui brûlaient de tels hommes.
Nul ne saurait sonder l'océan de douleur
Et d'abnégation où nageait leur grand cœur.


Chapman.


Aucune histoire, étant donnée sa durée, n'est plus riche que la nôtre en exemples frappants de beau moral ! Et voilà que, pendant la grande guerre, aux noms glorieux du Long-Sault, de Carillon ou des Plaines d'Abraham, viennent se joindre ceux de Vimy, de Courcelette, de Denain et de Cambrai ! Notre sang n'a pas menti. Nous sommes toujours fils de France :

O Canada, terre de nos aïeux,
Ton front est ceint de fleurons glorieux.


A.-B. Roulhier.


Dans quelle condition l'acte moral nous fait-il le mieux éprouver l'émotion esthétique ? C'est quand il prend un aspect qui le dégage des circonstances secondaires propres à nous en distraire. Si nous sommes témoins d'une belle et grande action, nous sommes portés à penser trop exclusivement à la manière dont elle est accomplie et pas assez à sa beauté morale. Un acte de dévouement, par exemple, nous donnera plutôt le sentiment du beau dans un tableau et dans une représentation artistique que dans la réalité. L'art nous le montrera dans tout son éclat, en le détachant des accessoires qui l'encombrent. " La beauté morale, écrivait l'abbé Gaborit 2, cette beauté qui attire notre regard et pénètre jusque dans l'intime de notre cœur pour l'enchanter et lui procurer les plus délicieuses jouissances, est comme un doux rayonnement qui demande le calme, qui disparaît promptement dans le bruit et l'agitation, et que font même souvent oublier les formes complexes qui devraient nous les montrer." Le sentiment qui inspire l'acte moral se peint ordinairement sur la physionomie de la personne qui agit. La pose, le geste, le son de la voix et tous les signes qui font connaître les sentiments de l'âme concourent aussi à cette manifestation. Parfois même, des qualités que nous n'aurions pas soupçonnées auparavant se révèlent alors sur les traits de la figure. Ainsi se fait connaître l'impulsion intérieure qui a déterminé l'acte et qui le soutient. C'est pourquoi l'on dit souvent d'un homme qu'il était beau en accomplissant une action d'éclat, car sa physionomie s'illuminait, son geste s'animait de tout le feu de sa noble passion. Oui, il est beau, l'orateur qui défend avec chaleur une noble cause ; beau, le général qui harangue ses soldats avant de les lancer à l'assaut ; beau, le héros se jetant dans le péril pour sauver une existence précieuse ; beau, le soldat blessé qui s’affaisse sur le champ de bataille en baisant le drapeau de la patrie !

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1) Stromat., I, 4, c. 18.

2) Le Beau dans la nature et dans les arts.

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Dernière édition par roger le Jeu 22 Déc 2011, 1:51 pm, édité 1 fois
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Message  Roger Boivin Mer 21 Déc 2011, 2:33 pm

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Rapports entre le beau physique et le beau moral. — Pour bien juger de la beauté du corps, il faut tenir compte de l'âme qui l'habite. Dans la physionomie d'une personne, c'est l'expression des sentiments qui attire surtout les regards et captive les sympathies. Même les hommes qui font peu de cas de la vertu dans la pratique ordinaire de la vie tiennent compte des qualités morales des autres dans l'estime qu'ils leur accordent. " Malheur d'ailleurs à la créature qui n'est admirée que pour ses formes extérieures et qui n'est pas aimée pour les qualités de son âme !... Malheur également à celui qui cède à des attraits qui sont un appas pour les sens, sans rechercher des qualités morales sur lesquelles il puisse appuyer son estime !" (L'abbé Gaborit). " Le corps, dit Sulzer, est l'image de l'âme ou l'âme elle-même rendue visible." Une personne peu douée des dons de la nature est susceptible de plaire par sa physionomie ouverte, tandis qu'une autre dont la moralité est peu recommandable sera trouvée disgracieuse, malgré sa véritable beauté corporelle.

Puisque les qualités de l'âme rayonnent sur le corps, chacun peut, dans une certaine mesure, travailler efficacement à sa beauté physique. Tout homme est libre de faire le bien, et, si sa physionomie n'a pas d'attrait, il lui est possible, par des actes répétés de vertu, de la modifier sensiblement et de la rendre capable d'attirer les sympathies. " Le moyen le plus sûr d'embellir notre physionomie autant qu'il dépend de nous, dit Lavater 1 , est d'embellir notre âme et d'en refuser l'entrée à toute passion vicieuse. Le meilleur moyen de la rendre expressive et intéressante est de penser juste et avec délicatesse. Enfin, pour y répandre un caractère de dignité, remplissez vos cœurs de sentiments vertueux ! Ils imprimeront sur les traits de votre visage la paix de votre âme et la noblesse de vos pensées." Lacordaire écrivait à son jeune ami, l'abbé Perreyve : " Vos lèvres, vos yeux ne sont pas encore aussi bienveillants qu'ils pourraient l'être, et aucun art ne peut leur donner ce caractère que la culture intérieure de la bonté." Et le Père Gratry s'exprime ainsi sur le même sujet : " Quant à la beauté, c'est l'âme qui transfigure le corps et qui lui donne un sens. L'expression de la face de l'homme n'est que la résultante de ses habitudes 2." Sans doute, il est des flétrissures que l'homme coupable n'effacera pas en quelques jours, mais les actes répétés de courage et de vertu qu'il fera pour améliorer son âme finiront par avoir leur répercussion sur sa physionomie.

Si la beauté peut sortir brillante d'une vie qui a commencé par être criminelle, à quel éclat n'arrive-t-elle pas quand elle est conquise par une existence tout entière consacrée au bien ? La beauté que la pratique de la vertu fait briller sur le visage, loin de s'effacer avec les années, se complète peu à peu, chaque jour, et rayonne d'un éclat toujours plus séduisant. Même à travers les traits amaigris de la vieillesse, l'âme restée jeune et qui s'est enrichie de mérites laisse briller une beauté qui captive tous les regards. Cette beauté dans l'âge avancé, ce ne sera point par la grâce, la souplesse des formes ou la fraîcheur du teint qu'elle s'exprimera ; car l'activité de l'âme sculpte la figure, lui enlève ce moelleux des contours qui fait le charme des figures d'enfants. Mais la vertu constante, le malheur supporté avec fermeté impriment à la physionomie une grandeur qui commande l'admiration : " O visage des saints, douces et fortes lèvres accoutumées à nommer Dieu et à baiser la croix de son fils, regards bien-aimés qui discernez un frère dans la plus pauvre des créatures, cheveux blanchis par la méditation de l'éternité, couleurs sacrées de l'âme qui resplendissez dans la vieillesse et la mort, heureux qui vous a vus, plus heureux qui vous a compris et qui a reçu de votre galbe transfiguré des leçons de sagesse et d'immortalité 3 !"

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1) Essais physiognomoniques.

2) Les Sources.

3) Le Père Lacordaire, Conférences de Noire-Dame.


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Message  Roger Boivin Jeu 22 Déc 2011, 12:12 am

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Le beau intellectuel. — L'objet le plus élevé du beau intellectuel, c'est évidemment Dieu, son ciel et ses saints ; un croyant en est tout de suite convaincu. Mais cette beauté-là nous dépasse totalement." Dieu est l'océan de beauté", disait déjà Platon, et notre foi nous enseigne que Dieu possède à un degré infini toutes les perfections. Mais, encore un coup, de la connaissance imparfaite que nous pouvons avoir de Dieu et de ses perfections, à la connaissance adéquate de tout ce qu'il est et de tout ce qu'elles sont, notre raison comprend d'elle-même que la distance est aussi grande que celle qui sépare le fini d'avec l'infini. Autant dire qu'il ne nous est pas possible, dans l'état présent de notre nature, de supporter la vision des splendeurs de Dieu. Aussi l'histoire nous raconte-t-elle que ceux des saints à qui il a été accordé de contempler quelques parcelles de cet éclat de Dieu ont été, par le fait même, ravis en extase. A la transfiguration de Jésus, par exemple, sur le Thabor, les trois apôtres privilégiés "tombèrent la face contre terre", nous dit saint Matthieu (XVII, 6) . Également, chaque fois qu'un personnage céleste, ange ou saint, est apparu aux humains, ceux-ci ont toujours été transportés hors d'eux-mêmes. Tobie et son fils restèrent prosternés et comme anéantis devant l'archange Raphaël, et, au cours des apparitions de Lourdes, la petite Bernadette était tellement saisie d'admiration qu'elle ne paraissait plus appartenir à la terre. Ce serait donc sortir du domaine de l'esthétique, et même de celui du possible, que d'essayer d'analyser avec quelque précision les beautés surnaturelles. Il faut nous borner à ne rechercher le beau et sa jouissance que dans ce qui est perceptible tout ensemble à nos sens et à notre intelligence. C'est du reste ce que nous enseigne la définition même de l'esthétique.

Dans ce domaine encore, les manifestations du beau sont multiples. Le beau intellectuel ou, si vous le voulez, la vérité scientifique qui est son objet propre, est souvent passée sous silence par les esthéticiens, parce qu'elle n'est pas l'objet direct de l'art. Elle n'en est pas moins digne d'admiration et elle a certes ses admirateurs. Le beau intellectuel se trouve partout là où la vérité brille avec éclat : en théologie, en philosophie, même en sciences naturelles et mathématiques; c'est-à-dire en tout ce qui éclaire l'intelligence, fortifie la volonté, orne le cœur; car tout cela ennoblit l'homme, en apportant à son âme de la lumière, de la vie et de la splendeur.

La théologie, qui est la science des choses de Dieu, est la reine de toutes les sciences. Elle instruit l'homme, en effet, de ce qui l'intéresse au plus haut degré, en lui rappelant quelles sont ses origines et aussi quelle est sa fin. C'est elle qui précise quelles sont les lois divines et comment il faut entendre les mystères de Dieu. Qu'y a-t-il de plus élevé, et où le beau de la vérité pourrait-il briller davantage ? L'unité de nature en Dieu, la variété et la perfection de ses attributs, voilà, par excellence, le vrai et le beau. Et tout cela, par la doctrine révélée, resplendit dans la pureté de nos dogmes catholiques, dans la hauteur et la dignité de notre morale, dans l'expression d'ensemble, si profonde et si harmonieuse, de notre culte. Qu'y a-t-il de plus admirable — le Père Gratry l'expose superbement dans son livre les Sources — que l'action de la Providence dans la vie des hommes et de tous les êtres ici-bas ?

La philosophie, qui est la science des choses par leurs causes premières offre aussi à notre esprit des spectacles merveilleux. Le jeu de nos facultés, leurs fonctions et leurs opérations diverses, quel sujet d'observation intéressant et poignant ! L'intelligence, la volonté, l'imagination, la mémoire, la sensibilité, voilà autant de puissances de la même âme qui se distinguent sans se séparer. Chacune a son champ spécial d'activité et pourtant l'âme reste une. Comme tout cela est beau quand on sait le voir ! Heureux le philosophe qui trouve" la cause derrière l'effet et l'immuable à travers ce qui change" ! C'est son privilège de jouir plus que d'autres par l'esprit, parce qu'il voit plus loin et que, pour tout dire, la science dont il est l'adepte embrasse les principes de presque tout le savoir humain.

Les sciences naturelles, à leur tour, après la théologie et la philosophie, nous présentent plus d'une vision de beauté. Voyez l'astronomie. Kepler, dans le beau livre qui contient le résultat de ses longs travaux, s'adresse ainsi à l'auteur de toute lumière : "Je te rends grâces, ô Seigneur et créateur, de toutes les joies que j'ai éprouvées dans les extases où m'a jeté la contemplation de l’œuvre de tes mains !" Et tous ceux qui peuvent suivre l'illustre savant dans ses lumineuses pérégrinations à travers le monde sidéral le comprennent parfaitement. " Quoique la voûte des cieux, écrit Thomas Reid, resplendisse de beauté pour l’œil du vulgaire, ce spectacle magnifique n'est rien auprès de celui qui est réservé à l'astronome. Les cieux, à qui connaît la hiérarchie et la distance des corps qui s'y meuvent, les périodes de leurs révolutions, les orbites qu'ils décrivent dans l'espace, les lois simples qui gouvernent leurs mouvements, qui règlent leurs progrès et leurs retours, qui déterminent leurs éclipses, leurs occultations, leurs passages, les cieux à celui-là, dis-je, déploient un ordre, une harmonie, une beauté qui ravissent son intelligence. Les éclipses du soleil, de la lune, et la queue flamboyante des comètes, qui frappaient de terreur les nations barbares, ne sont pour son œil que des effets sublimes, où il se plaît à reconnaître l'invariable accomplissement des lois de l'univers."

Qui pourrait étudier les lois de la physique et celles de la chimie, celles de la minéralogie et celles de la botanique, celles enfin de la zoologie et celles de la physiologie, c'est-à-dire la nature et les propriétés des minéraux, des plantes, des animaux et de l'homme lui même, sans être ravi d'admiration ? Le grand naturaliste Linnée disait qu'il restait comme stupéfait devant l'étonnante variété de la structure, et devant la non moins étonnante diversité des rôles, des innombrables plantes et animaux connus de son temps. Que dirait-il de nos jours, où ce nombre, cette variété et cette diversité ont encore si largement progressé dans la connaissance des savants ? Après avoir écrit son livre sur l'organisme du corps humain, Galien s'écriait : "Ce n'est pas un livre que je viens d'écrire, c'est un hymne que je viens de chanter à l'honneur de la divinité !" Combien son livre et son hymne, après toutes nos récentes découvertes, auraient raison d'être augmentés et complétés ! Ampère se disait saisi d'étonnement devant les développements qu'il entrevoyait dans les applications futures de l'électricité. Est-ce téméraire d'affirmer qu'il n'avait pourtant pas prévu tout ce que nous voyons de nos temps ? Et pour citer encore un nom de savant, quelles joies l'entomologiste Fabre, mort il y a quelques années, n'a-t-il pas goûtées, en étudiant les merveilleux instincts des insectes, en même temps qu'il nous les faisait admirer dans ses incomparables descriptions ? Ah ! oui, les sciences naturelles, comme la théologie et la philosophie, sont riches de beauté !

En mathématiques même, cette science rigoureuse et d'apparence austère, le beau intellectuel se manifeste à des regards avertis. Quelle suite, quel enchaînement et quels développements dans cette science des chiffres ! La géométrie, par exemple, n'est-elle pas en elle-même toute une logique, tout un raisonnement qui se tient inattaquable ? Partant du point et de la ligne, elle s'en va, d'un pas très sûr, de déduction en déduction, jusqu'à la mesure de l'espace, réservant au passage, à qui sait l'entendre, les plus intéressantes surprises. Et il en est de même de l'algèbre, qui s'unit à la géométrie pour engendrer la trigonométrie et la géométrie analytique. Celles-ci nous mènent elles-mêmes aux mathématiques supérieures, dans lesquelles, en ces derniers temps, l'esprit humain a fait, pour notre jouissance et notre utilité, de si nobles conquêtes. Nous parlons là, sans doute, de jouissances plutôt spéculatives, et pourtant, c'est le propre de la vérité mathématique, et du beau intellectuel qui en résulte, d'offrir les meilleures garanties de clarté et de constance. Parce qu'elles conduisent à un résultat certain, à une solution indiscutable et palpable, les sciences mathématiques procurent à l'esprit une satisfaction complète en elle-même. L'Euréka d'Archimède est, au fond, de tous les temps et de tous les âges.

Et maintenant, si nous nous arrêtions au domaine des sciences appliquées, c'est-à-dire aux inventions que nous devons à la physique, à la chimie, à la mécanique et à l'électricité, quelle nomenclature nous aurions à établir ! Machines à traction ou à pression, machines à vapeur ou à électricité, moteurs variés et divers, télégraphe, téléphone avec ou sans fil, appareils de photographie ou cinématographes, phonographes, automobiles, sous-marins et aéroplanes... Que de machines, grand Dieu, et combien compliquées, et combien puissantes, dont nous jouissons, comme de l'air que nous respirons, sans nous inquiéter beaucoup de savoir à qui nous devons tout cela ! Et voilà qui suffit, croyons-nous, pour donner quelque idée du beau intellectuel.

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Message  Roger Boivin Jeu 22 Déc 2011, 12:42 am

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Le beau idéal. — Le beau idéal, comme son nom l'indique, est celui qui s'ajoute au réel par l'idée. Il diffère du beau intellectuel en ce sens seulement qu'il en est comme une variété. Il perfectionne d'une façon toute idéale la nature déjà si belle, et il la rend, par l'imagination, plus belle encore. Il est possible, et même facile, en effet, d'imaginer des êtres plus parfaits que ceux qui nous entourent, et nous savons, d'autre part, que Dieu, aurait pu créer ces êtres avec les perfections que nous leur supposons. L'idéal, le beau idéal se conçoit donc par le moyen du réel, auquel on adjoint une sorte de surqualité qui dérive de la Beauté suprême. C'est le propre de l'artiste d'embellir et d'enjoliver la nature, et non pas Simplement de la copier, et c est pourquoi le beau idéal est par excellence l'inspirateur de l'art.

Il y a du reste, dans ce travail de l'idéalisation, plus d'un degré. Les êtres supérieurs que l'artiste imagine sont, nécessairement, plus ou moins parfaits. A vrai dire, ils ne se rapprochent de la vraie perfection que dans la mesure où ils se rapprochent du type conçu par Dieu lui-même." L'idéal recule sans cesse, à mesure qu'on en approche, a dit Victor Cousin 1 ; son dernier terme est dans l'infini; c'est-à-dire en Dieu, ou, pour mieux parler, le vrai, l'absolu idéal n'est autre que Dieu lui-même." C'est pourquoi le beau idéal peut varier et varie en effet avec les individus et les sociétés, suivant que la tendance des uns et des autres incline plus ou moins vers la beauté suprême. Les Grecs, par exemple, plus portés vers les choses sensibles, cherchaient surtout à exprimer dans leurs œuvres le beau physique, tout en ne méconnaissant pas la valeur du beau moral. Au contraire, les artistes chrétiens du moyen âge, préoccupés davantage des choses spirituelles, s'efforçaient d'exprimer, dans leurs tableaux et leurs statues, le beau moral, en idéalisant le beau physique. Il faut dire que ces derniers n'atteignaient pas aux perfections de la forme. Tout au plus arrivaient-ils à y suppléer par les grâces modestes de l'expression de la vertu. Les artistes de la Renaissance, c'est leur honneur et leur gloire, unirent les charmes de la plastique grecque aux grâces de la vertu heureusement traduite. Et ce fut la plus haute expression et le triomphe de l'art. On goûte avec eux, dans sa splendeur relative, le beau idéal.

Au témoignage des meilleurs artistes, l'idée du beau est en partie innée et en partie acquise. L'homme de l'art se forme par l'étude des modèles, en cultivant par l'observation ses propres facultés esthétiques ; puis, quand les modèles font défaut, grâce à ses études antérieures, il continue sa formation en s'arrêtant à l'observation du type ou des types d'idéal que son imagination lui fournit. " Pour peindre une belle personne, écrivait Raphaël, j'aurais besoin de voir plusieurs belles personnes en compagnie d'un juge éclairé qui m'aidât à choisir en chacune d'elles ce qu'il y a de mieux ; mais, y ayant disette de belles personnes et de juges éclairés, je me sers d'un certain type que j'ai en moi." Et Guido Reni (le Guide) n'était pas moins explicite, quand, ayant terminé un saint Michel, il disait : " Incapable de monter assez haut pour contempler l'archange, j'ai été contraint de me replier en moi-même sur l'idéal de beauté que je me suis formé dans mon imagination." Nous l'avons dit, le beau idéal est par excellence l'inspirateur de l'art. C'est ainsi, par exemple, que Lamartine prêtant aux objets inanimés le pouvoir de sentir et d'entendre, arrive aux plus beaux effets. Qui ne connaît ces vers célèbres ?

O lac, rochers muets, grottes, forêt obscure !
Vous que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir !

Qu'il soit dans ton repos, qu'il soit dans tes orages,
Beau lac, et dans l'aspect de tes riants coteaux,
Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages,
Qui pendent sur tes eaux
2 !


De même que le beau est l'inspirateur de l'art, de même l'art est l'expression du beau, de tous les beaux, du beau physique, du beau moral, du beau intellectuel et surtout du beau idéal, qui les contient et les résume tous. Le véritable artiste en tous les genres est donc celui qui arrive à mieux rendre, à mieux exprimer la grâce et le charme des formes, l'élévation morale, les hautes vérités, les géniales conceptions. Mais, il faut bien le remarquer, le beau est la splendeur du vrai et du bon, et ceux-ci ont entre eux des rapports étroits et profonds. Celui-là seul qui est dans la vérité et qui tend au bien arrive à concevoir le beau et à l'exprimer. L'esprit ne saurait être vraiment puissant là où le cœur est corrompu. Ce serait une alliance contre nature qui répugne absolument. Et voilà pourquoi une œuvre d'art véritable est toujours, d'une façon ou d'une autre, une aspiration vers le bien ; voilà pourquoi le mot idéal désigne le but de l'activité morale aussi bien que celui de l'art.

Il convient donc de placer au premier rang, dans notre estime et dans notre admiration, les génies supérieurs qui ont travaillé, dans la confection de leurs œuvres, à assurer l'élévation morale de leurs semblables ; ceux qui, par leur savoir et leur habileté, ont su fournir un secours aux âmes qui aspirent à la perfection ; ceux qui, en deux mots, ont su élever les esprits et les cœurs. Des orateurs comme Bossuet et Fénelon, des poètes comme Corneille et Racine, des peintres comme Fra Angelico et Raphaël, et tant d'autres en tous genres, que la gloire des arts a immortalisés, sont des bienfaiteurs de l'humanité. Les peuples comme les individus leur doivent une belle part de leur véritable grandeur.

Ajoutons, pour conclure, que l'attrait que nous éprouvons pour le beau n'est au fond rien autre chose que l'attrait vers Dieu. "Malgré moi, disait Musset, l'infini me tourmente," et l'on connaît le distique si souvent cité de Lamartine :

Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,
L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux !



C'est toujours vrai. Nous sentons parfaitement, quand nous nous arrêtons à réfléchir, que la source féconde et intarissable de tous les dons, c'est Dieu. Les qualités que nous trouvons dans l'homme ici-bas, dans son esprit, dans son cœur, dans son corps et dans tout ce qui l'entoure, ce sont des reflets du beau qui est en Dieu. De même que tout vient de Dieu, tout retourne à lui. Artiste au meilleur sens du mot sera donc celui qui, les yeux fixés sur le divin modèle, travaillera sans cesse à exprimer, dans sa conduite encore plus que dans les œuvres de ses mains, la vraie beauté. À lui, mieux qu'à tout autre, s'applique la belle parole du psalmiste :

"Allez de progrès en progrès, régnez par la splendeur de votre beauté."
(XLIV, 5)

Embellir son âme, c'est l'œuvre des œuvres, puisque l'âme est immortelle et qu'elle brillera dans les siècles sans fin.

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1) Du vrai, du beau, du bien.

2) Le lac. Méditations poétiques.

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Message  Roger Boivin Jeu 22 Déc 2011, 2:18 pm

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CHAPITRE IV

LE BEAU DANS L'ART — LES BEAUX-ARTS


IL ne suffit pas à l'homme cultivé de jouir momentanément du beau. Il veut, par des œuvres de son choix, perpétuer ce plaisir et le communiquer à ses semblables. De ces nobles inclinations du sens esthétique sont nés l'art et les beaux-arts. Pour les âmes élevées, les jouissances intellectuelles du beau font l'embellissement de la vie. Les beaux-arts sont vraiment un foyer qui réchauffe l'humanité, une lumière qui éclaire son exil, un sourire qui la console dans ses douleurs. " Ainsi, dit Maurice Coulombeau 1, poésie et harmonie, charme des yeux et des oreilles, plaisir du cœur et de l'esprit, l'art nous apporte tout cela... Par lui s'ouvre un coin du ciel sur cette terre. Il est la halte et le repos, l'aurore du plein jour qui viendra, l'annonce de l'éternelle extase." Delille chante délicieusement les arts dans les vers suivants :

Beaux-arts ! eh ! dans quel lieu n'avez-vous droit de plaire ?
Est-il à votre joie une joie étrangère ?
Non ! Le sage vous doit ses moments les plus doux :
Il s'endort dans vos bras, il s'éveille pour vous.
Que dis-je ? Autour de lui tandis que tout sommeille,
La lampe inspiratrice éclaire encor sa veille.
Vous consolez ses maux, vous parez son bonheur,
Vous êtes ses trésors, vous êtes son honneur.
L'amour de ses beaux ans, l'espoir de son vieil âge,
Ses compagnons des champs, ses amis de voyage ;
Et de paix, de vertus, d'études entouré,
L'exil même avec vous est un abri sacré.



L'étude de l'art en général comprend plusieurs questions qui ne peuvent laisser indifférents les esprits attentifs aux productions de l'activité humaine. La nature de l'art, ses théories et ses procédés, son caractère élevé et son utilité générale, son influence morale et son rôle social, ses conditions essentielles et ses règles générales, enfin la doctrine de l'art pour l'art et la classification des beaux-arts, voilà, croyons-nous, les principales de ces questions. Nous les étudierons dans le présent chapitre.

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1) Six causeries sur l'art.

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Message  Roger Boivin Jeu 22 Déc 2011, 2:55 pm

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Nature de l'art. —On définit l'art : la réalisation du beau idéal au moyen des formes sensibles 1. Représenter, exprimer le beau, telle est donc l'intention de l'artiste. Architecte, sculpteur, peintre, musicien ou poète, toujours il cherche, par son œuvre, à produire l'émotion esthétique. Cette manifestation de l'art procure souvent un plaisir plus grand que le beau dans la nature. Si la composition de l'artiste dégage les caractères essentiels de la beauté pour les mettre en évidence, en éliminant tout ce qui peut nuire à l'expression de l'idéal qu'il a conçu, l’œuvre offrira une plus grande jouissance que si elle était composée uniquement d'éléments naturels.

Mais par quel moyen l'artiste traduit-il son idéal ? Au moyen de la forme sensible, plastique ou sonore, qui se présente à lui. Cette forme se change ainsi en un symbole plus ou moins expressif d'une force, d'une pensée, d'une vie, et, en cette qualité, devient l'objet de l'art et souvent même une source d'inspiration pour l'artiste. Mais celui-ci ne prend pas la forme au hasard. Pour réaliser le beau invisible qu'il a conçu, pour traduire son idéal, il choisit les éléments sensibles les plus parfaits et les plus en rapport avec sa conception personnelle.

On voit par là que toute œuvre d'art est le produit de deux facteurs logiques qui se tiennent comme par la main : l'imitation et la conception. L'art exprime une idée ou un sentiment au moyen d'une forme empruntée à la nature : c'est l'imitation. Puis il adapte cette imitation à l'idée ou au sentiment qu'il veut exprimer, au but qu'il se propose : c'est la conception. Ainsi l'imitation est le moyen, l'instrument de l'art, tandis que la conception en est à la fois la cause et la fin ; fin prochaine ou intermédiaire par laquelle l'art atteint sa fin dernière, qui est de plaire, d'élever et d'émouvoir. L’œuvre d'art résulte de cette union harmonieuse du réel et de l'idéal, de la forme et de la pensée 2.

On ne doit donc pas définir l'art l'imitation de la nature. Car s'il était réduit à si peu, il manquerait son but, qui est d'exprimer le beau conçu par la raison. En outre, certains arts, comme l'architecture, cesseraient d'être, puisqu'ils ne reproduisent pas la nature. Il faut dire plutôt que l'art, c'est la réalisation du beau idéal, le produit d'une imagination féconde, que dirige habilement une raison éclairée.

Ce qui précède nous permet de définir clairement le principe, l'objet, la fin et le moyen de l'art. Le principe ou cause première de l'art est le besoin d'idéal que Dieu a mis en nous ; besoin intime qui se fait d'autant plus sentir que notre éducation a été plus soignée ; besoin instinctif qui porte l'artiste à produire des œuvres qui satisfassent son amour du beau. L'objet de l'art est la forme prise sous ses différents aspects : la forme de la matière en architecture, en sculpture et en peinture, la forme de l'expression en littérature, la nature et la succession des sons en musique ; en d'autres termes, la forme perçue par la vue dans les arts du dessin, et par l'ouïe dans les deux autres. La fin de l'art est de charmer la sensibilité et l'esprit de l'homme par la réalisation d'un idéal, c'est d'élever l'âme de l'artiste et du public en excitant en eux les plus nobles sentiments. Le moyen, l'instrument de l'art pour arriver à cette fin, c'est l'imitation, l'interprétation plus ou moins idéalisée de la nature, et cela surtout quand il s'agit des arts plastiques. Raphaël disait : "Je travaille d'après une certaine idée que j'ai dans l'esprit et je m'efforce de la réaliser."

Ces considérations sont peut-être trop théoriques et même trop philosophiques. Mais elles ne sont pas sans utilité, car la philosophie se trouve à la base de toutes les sciences et de tous les arts. Revenons à des notions qui ont un rapport plus direct avec la pratique.

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1) François Delsarte, inaugurateur et professeur d'un système d'expression dramatique, a donné de l'art une définition paraphrasée qui n'est pas sans valeur. La voici, avec quelques nuances qui la rendent plus générale. L'art est en même temps la connaissance, la possession et la direction des procédés qui révèlent le beau, c'est-à-dire, la vie et l'ordre, au moyen de la forme sensible. C'est l'application, sciemment appropriée, du signe à la chose, et dont le triple objet est d'émouvoir, d'élever et de convaincre. Il charme le cœur en idéalisant la nature. C'est le rapport synthétique des beautés dispersées de la création à un type supérieur et défini. C'est un ouvrage d'amour où brillent le beau, le vrai et le bien. C'est le symbole des degrés mystérieux de notre ascension divine. L'art, enfin, c'est la tendance de l'âme tombée vers sa pureté primitive ou sa splendeur finale. En un mot, l'art, c'est la recherche du type éternel.

2) Pour des développements sur ce sujet, voir Maurice Coulombeau, op.cit.


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Message  Roger Boivin Jeu 22 Déc 2011, 3:26 pm

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Procédés de l'art. — La part du réel et de l'idéal peut être plus ou moins grande dans l'art. C'est ce qui a donné naissance à deux procédés différents : le réalisme et l'idéalisme.

Les réalistes bornent l'art à n'être qu'une copie du réel, à produire l'illusion par la ressemblance. Ils prétendent que le but de l'art, c'est de représenter fidèlement la nature, en dehors de laquelle, selon eux, il n'y a rien de beau. " Les uns, s'inspirant des doctrines grossières du matérialisme et de l'athéisme, ne voient rien au delà des réalités sensibles. Les autres, tout en admettant l'existence d'un Dieu créateur, disent que l'art ne saurait surpasser la nature, ni l'homme rien faire de plus beau que l’œuvre de la sagesse infinie 1." Et tous font consister l'art dans l'imitation du beau réel.

Les idéalistes assignent à l'art sa fin supérieure : la manifestation du beau idéal, du beau qui élève l'âme. L'artiste, disent-ils, doit rechercher dans la nature ce qu'il trouve de bien, de parfait, pour l'interpréter suivant sa conception du beau et faire goûter le plaisir de cette interprétation aux autres. Certains idéalistes vont jusqu'à supprimer le plus possible les formes réelles, qu'ils regardent non comme un secours mais comme un obstacle à l'émotion esthétique. D'autres, plus sages, veulent seulement qu'on les choisisse, qu'on les simplifie, qu'on les débarrasse des détails qui les surchargent, afin de ne pas distraire l'attention et de laisser le beau resplendir sans entrave.

Les réalistes sont donc pour l'imitation pure, et les idéalistes, pour la représentation idéalisée. Un exemple fera mieux comprendre les procédés différents des deux écoles. Supposons que le sujet d'un tableau à peindre soit un soldat blessé. Le peintre réaliste montrera les plaies béantes, les chairs tuméfiées, le soldat terrassé, impuissant désormais à servir son pays. Ce sera une reproduction fidèle et terrifiante de la réalité, mais rien de plus. Le peintre idéaliste, au contraire, cherchera surtout à donner le spectacle du héros qui domine la douleur, que la souffrance transforme en victime volontaire sur l'autel de la patrie. Cette manifestation du beau moral exaltera l'imagination des spectateurs, élèvera leurs sentiments et les maintiendra à la hauteur de ce noble exemple. Lequel des deux procédés préférez-vous? Évidemment, vous serez pour celui des idéalistes.

Cependant, l'imitation de la nature a, dans l'art, une part nécessaire. A l'origine, ce fut même la plus importante. L'homme a toujours éprouvé un certain plaisir à reproduire avec fidélité les objets qu'il avait sous les yeux. On connaît les légendes des anciens, où il est raconté que des tableaux de fleurs et de fruits étaient si bien exécutés qu'ils trompaient les papillons et les oiseaux. De nos jours encore l'effet est souvent saisissant de l'illusion produite sur la foule. Souvent, le plaisir qu'elle ressent à la vue d'une habile imitation est absolument indépendant de l'objet imité. Elle donne raison à ces vers bien connus de Boileau :

Il n'est point de serpent ni de monstre odieux
Qui, par l'art imité, ne puisse plaire aux yeux.
D'un pinceau délicat l'artifice agréable
Du plus affreux objet fait un objet aimable.


Mais l'art peut-il s'arrêter à cette simple reproduction de la réalité ? Non, il commence à peine avec elle. Nous l'avons vu, l'imitation n'est qu'un moyen et non une fin. Puisque le vrai but de l'art est l'expression sensible d'un idéal, l'art est idéaliste par essence. Enlevez l'idée, vous n'avez plus que le culte de la forme pour elle-même, et vous abaissez l'art au niveau de la reproduction mécanique. "Tout peintre et tout statuaire qui ne sait pas montrer, dans ses figures, l'immortalité et l'immatérialité de l'âme, ne produit rien qui soit vraiment beau," a dit justement Joubert. Et, après lui, Victor Hugo s'exclame :

La forme,... c'est tout et ce n'est rien ; Ce n'est rien sans l'esprit, c'est tout avec l'idée. Le Moïse de Michel-Ange serait-il un chef-d’œuvre, si le grand sculpteur n'eût donné à la taille et à la pose du législateur des Hébreux l'expression de la vie et de l'autorité calme et souveraine ?

Donc, l'art se compose de deux éléments : l'un rationnel et principal et l'autre sensible et accessoire. Donc aussi, on ne peut le concevoir ni tout idéal, ni tout réel. L'idéalisme pur est aussi anormal que le réalisme pur. Si l'art ne s'inspire pas continuellement de la nature, il tombe dans le vague et la fantaisie. S'il ne s'inspire que de l'élément sensible, il s'appauvrit en se dépouillant de sa meilleure partie, qui est l'idéal. " Idée et chose sont deux extrêmes qu'il faut absolument rapprocher ; l'art souffre à vouloir favoriser l'un au dépend de l'autre, et c'est dans leur union seule qu'il réside et s'épanouit " 2. Dans cette union, subordonner la forme à l'idée, la matière à l'esprit, telle est la loi de l'art comme celle de la morale. " L'idéal se confondant avec le réel, le pénétrant, le transfigurant, pour que l'homme, qui est esprit et matière, puisse remplir dans la contemplation artistique tous les besoins de son être, voilà l'essence, le fond, le but sublime de l'art 3 ."

Au début du XIXe siècle, deux autres doctrines se disputèrent le domaine de l'art, surtout en peinture et en littérature. Nous voulons parler du classicisme et du romantisme. L'école classique resta attachée, dans tous les arts, aux formes correctes, régulières et méthodiques des anciens. Les peintres de l'école romantique cherchèrent plutôt les effets puissants et imprévus au moyen de larges touches et de riches coloris. Les écrivains de cette école montrèrent un goût prononcé pour le lyrisme, l'individualisme, les sujets tirés de l'histoire nationale, les œuvres qui s'adressent à la sensibilité et à l'imagination plutôt qu'à la raison. Le romantisme apportait à l'art un horizon plus étendu, une liberté plus ample. Il finit par s'assurer un grand nombre d'adeptes 4.

A ces théories rattachons la fiction, qui est aussi l'un des procédés de l'art et l'une des sources de productions pour l'artiste. Créant des sujets purement imaginaires, la fiction s'écarte encore plus du réel que l'idéalisation. Ses œuvres sont parfois si fantaisistes qu'elles s'éloignent même des lois de la nature. Les contes de fée, les romans d'aventure sont des exemples de fiction. Dans les arts décoratifs, les chimères et tous les monstres fantastiques sont des compositions plus ou moins imaginaires. Parfois ces productions ne sont pas dépourvues d'élégance, elles plaisent souvent par leur ingéniosité.

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1) Le Père C. Clair, le Beau et les Beaux-arts.

2) Maurice Colombeau, op. cit.

3) Ibidem. — Les caractères de l'école réaliste, en peinture, s'observent plus ou moins dans les œuvres de Van Dyck, de Teniers et de tous les peintres hollandais ; et en littérature, dans celles de Walter Scott, de Leconte de Lisle et de presque tous les parnassiens et les romanciers naturalistes du XIXe siècle.

4) Les peintres classiques eurent à leur tête Ingres, et les romantiques, Eugène Delacroix. En littérature, Chateaubriand et Mme de Staël furent les principaux initiateurs du romantisme, qui eut Victor Hugo pour chef, et Lamartine, Vigny et Musset pour représentants principaux.

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Message  Roger Boivin Jeu 22 Déc 2011, 8:50 pm

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Caractère élevé et utilité générale de l'art.
— Le but de l'art — de l'art bien compris — n'a rien que de noble et d'élevé. " L'artiste est chargé de rappeler l'idéal, c'est-à-dire de rappeler la beauté primitive des choses, d'en découvrir le caractère impérissable, la pure essence. Les idées que la nature manifeste sous une forme embrouillée et obscure, l'art les définit et les illumine. Les beautés de la nature sont soumises à l'action du temps et à la loi universelle de destruction , l'art les en délivre, il les enlève au temps et à la mort 1 .

" Les œuvres d'art procurent de pures jouissances, élèvent au-dessus du vulgaire, invitent à mettre notre âme à l'unisson du beau et du grand qu'elles nous révèlent. Elles ouvrent à l'intelligence de nouveaux horizons par les idées qu'elles y font naître et viennent ainsi en aide au développement intellectuel des individus et des sociétés. Aussi les productions artistiques ont-elles toujours été respectées par les grandes nations.

Les qualités les plus précieuses de l'art, celles qui le rendent utiles à tous, sont d'être religieux, éducatif et instructif.

L'art est en lui-même religieux, parce que le beau, reflet des perfections de Dieu, élève naturellement vers le divin. " L'art, dit René Bazin, est du voisinage de Dieu et un peu de sa lumière.." Tout idéal caché sous une forme sensible et belle porte notre pensée vers l'infini. Il voile et dévoile à la fois l'éternelle beauté et nous fait préluder à sa contemplation.

L'art est éducatif, parce que ses manifestations sont les plus facilement accessibles à la foule. " L'art, écrit Hegel, a été regardé de tout temps comme un puissant moyen de civilisation, comme un initiateur de la religion. Il est, avec elle, le premier initiateur des peuples, et c'est encore aujourd'hui un moyen d'instruction pour les esprits incapables de comprendre la vérité autrement que par le symbole et par les images qui s'adressent aux sens comme à l'esprit." " En voyant, chaque jour, dit Platon , des chefs-d’œuvre de peinture , de sculpture et d'architecture, les génies les moins disposés aux grâces, élevés parmi ces œuvres comme dans un air pur et sain, prendront le goût du beau, du décent et du délicat. Ils s'accoutumeront à saisir avec justesse ce qu'il y a de parfait ou de défectueux dans les œuvres de l'art et de la nature, et cette heureuse rectitude de leur jugement deviendra une habitude de leur âme."

Enfin l'art est instructif surtout des choses de l'histoire. Les travaux d'art sont des témoins du passé, et comme tels, ils fournissent des indications précieuses sur la civilisation des peuples de jadis. Mœurs, croyances, costumes, mobiliers, etc., se révèlent dans les œuvres des artistes. L'historien y trouve des données qu'il chercherait vainement ailleurs. " Les grandes nations, dit Ruskin, écrivent leur autobiographie dans trois manuscrits : le livre de leurs faits, le livre de leurs paroles et le livre de leur art." " Aucun de ces manuscrits, ajoute M. de la Sizeranne 2, ne peut être déchiffré si nous ne lisons pas aussi les deux autres. Mais, de tous les trois, le seul absolument digne de foi est le dernier. Car les faits d'une nation peuvent être triomphants grâce à sa bonne chance et à ses paroles puissantes, grâce au génie de quelques-uns de ses enfants ; mais son art ne peut l'être que grâce aux dons communs et aux sympathies universelles de sa race."

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1) Charles Blanc, Grammaire des arts du dessin.

2) Le Mmiroir de la vie (essai sur l'évolution esthétique).


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Message  Roger Boivin Jeu 22 Déc 2011, 9:12 pm

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Influence morale et rôle social de l'art.
— Dieu, en communiquant aux êtres un reflet de sa beauté, a voulu, sans doute, nous procurer d'honnêtes et délicieuses jouissances. Son désir devait être surtout de nous aider à élever vers lui nos cœurs et nos esprits. Pareillement, l'art, en exprimant le beau, se doit d'exercer sur notre âme une influence salutaire et de nous faire aimer le bien. S'il ne se propose pas directement ce résultat, il ne lui est pas permis de s'en désintéresser. Du reste, cette influence, il l'exercera s'il se conforme à la première loi de l'art, qui rend inséparable la vérité, la beauté et la bonté. Ainsi l'art, pour atteindre pleinement sa fin, doit chercher, au moins indirectement, à nous faire aimer la vertu. Voltaire diminua la valeur de ses tragédies en y émettant des idées étrangères à l'expression du beau et du bien. Les chefs-d’œuvre de Corneille et de Racine, au contraire, sont pleinement admirables, parce qu'ils joignent au mérite littéraire la glorification du beau moral.

Les arts qui intéressent le plus l'éthique sont ceux qui possèdent au plus haut degré la faculté d'émouvoir, à savoir : la statuaire, la peinture, la musique et la littérature. Les œuvres de la statuaire et de la peinture, même celles qui ne sont pas ouvertement immorales ou décidément pieuses, traduisent des faits ou des sentiments qui ne peuvent nous laisser indifférents. Autrement ces œuvres ne seraient pas vraiment belles, il leur manquerait l'expression, une des conditions de la beauté. Elles ont donc nécessairement sur notre âme une action bonne ou mauvaise. Et cette action est d'autant plus efficace que l'art influe sur la sensibilité et le tient comme sous le charme et la fascination. L'expression musicale, quoique vague, exerce aussi son action sur l'âme. Une mélodie ne peut exprimer clairement le bien ou le mal, mais elle peut fortifier ou amollir le cœur, suivant les sensations qu'elle y fait vibrer. Si elle est vigoureuse, animée, entraînante, elle retrempe les âmes. Elle les affaiblit quand elle est rêveuse, molle, caressante. Des œuvres littéraires surtout, nul ne peut mettre en doute l'influence morale. Par les idées exposées et par les sentiments exprimés, elles ont un ascendant marqué sur l'intelligence et sur le cœur. Ajoutez à cela le charme que le beau littéraire exerce sur tout esprit tant soit peu cultivé, et vous avez tout ce qu'il faut pour séduire et corrompre ou pour convaincre et porter au bien.

Établir l'influence moralisatrice des beaux-arts, c'est montrer en même temps leur rôle social, c'est décerner à l'artiste chrétien la qualification d'auxiliaire de la religion. Ne fait-il pas, en effet, œuvre éminemment sociale le littérateur, l'artiste qui entretient et développe dans les âmes le goût des plaisirs élevés, montre la supériorité de l'esprit et de la raison sur le corps et les sens, enseigne dans toutes ses œuvres le respect dû à la vérité et à la morale ? Oui, en faisant briller aux yeux de tous l'excellence de la vertu, les hommes de l'art exercent sur leurs semblables une influence indirecte, mais efficace.

Indépendamment de l'effet purement moral, l'art exerce encore un ascendant salutaire sur les individus et sur les nations. L'antiquité nous a laissé maints exemples ou symboles de la puissance civilisatrice de l'art : Amphion, aux sons de sa lyre, bâtit les murs de Thebes ; David tire de sa harpe des mélodies qui calment l'âme obsédée de Saül. Orphée dompte les animaux féroces, les vers de Tyrtée raniment le courage des Spartiates.

L’œuvre d'art procède de l'amour de l'artiste pour la nature et pour l'humanité. L'on peut dire, avec Paul Gaultier 1, que toute la campagne chante dans la Symphonie pastorale ou dans les paysages de Corot, que tous les animaux vivent dans les toiles de Rosa Bonheur ou dans les bronzes de Barye. Cette sympathie avec laquelle l'artiste mêle sa personnalité à celle de son modèle, et même à tout l'univers, et qu'il incarne dans son œuvre, évoque chez les spectateurs le même amour de l'humanité et de la nature et resserre par là même les liens de la société.

Aussi l'art préside-t-il aux époques les plus glorieuses de l'histoire, tandis que les siècles les moins illustres sont ceux où la musique se tait, où le sculpteur reste inactif, où le peintre délaisse sa palette. Il n'y a peut-être pas d'exception à cette règle. La décadence romaine et celle du Bas-Empire, l'ère des iconoclastes et le siècle de Louis XV ont coïncidé avec un déclin de l'art. Les plus honorables portions de l'histoire de l'humanité sont celles où les beaux-arts ont fleuri, et les grands siècles, ceux que l'on nomme ainsi, sont faits de la gloire de leurs artistes et de leurs littérateurs.

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1) Le Sens de l'art.

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Message  Roger Boivin Jeu 22 Déc 2011, 9:56 pm

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Conditions essentielles et règles générales de l'art, — la doctrine de l'art pour l'art.
— Les règles générales de l'art se rapportent aux deux éléments qui le constituent : l'élément visible ou la forme, et l'élément invisible ou l'idée.

Relativement à l'élément visible, il faut de l'expression et de l'intelligibilité. L'expression, on le sait, est une des conditions indispensables du beau. Il ne peut en être autrement, car l'idéal étant invisible, une forme qui ne l'exprime pas est nulle, ou presque nulle, du point de vue de l'esthétique. C'est l'expression qui incarne la pensée, qui transfigure le sujet. C'est par elle que l'artiste imprime à son œuvre le cachet de sa personnalité, et en fait, selon le mot de Bacon, une synthèse harmonieuse de la nature et de l'homme. La forme doit encore être intelligible. L'art imite et interprète la nature pour en mieux faire saisir la beauté, pour charmer notre âme et l'élever. Qu'il parle donc un langage clair et saisissant. " L'artiste, dit Pellissier 1, présente au public la traduction des émotions que lui a causées la nature, et cette traduction doit être plus facile à comprendre que ne le serait la nature elle-même." C'est donc par une interprétation intelligible de la réalité, ou une réalisation nette et pure du vraisemblable, que l’œuvre d'art doit nous faire goûter le plaisir du beau. Exprimer facilement l'émotion que lui inspire l'idéal conçu et amener ainsi le public à partager avec lui le plaisir qu'il a éprouvé, voilà le privilège de l'artiste. Sa véritable gloire, c'est d'exalter l'âme de ses semblables et de satisfaire en eux ce besoin d'idéal qui fait l'orgueil légitime de tout homme bien né.

L'élément invisible, qui est l'idée, doit faire briller, dans l’œuvre de l'artiste, l'unité, la vérité et la bonté. L'unité dans la variété, voilà, nous le savons, une autre condition essentielle du beau. Répétons-le avec saint Augustin : " L'unité est la forme de toute beauté." " Si la variété attire l'attention, dit le Père Lacouture, c'est l'unité dans la variété qui la captive, car rien ne satisfait l'esprit comme la synthèse," Il faut donc que, dans un monument, une œuvre de sculpture, un tableau, une mélodie ou une pièce littéraire, les éléments aient entre eux une liaison véritable. " Toute beauté, dit Aristote, doit ressembler à ce qui vit, c'est à-dire doit être un, comme ce qui vit est un." " Que les choses, disait Millet, n'aient point l'air d'être amalgamées au hasard et par occasion. Qu'elles aient entre elles une liaison indispensable et forcée. Je voudrais que les êtres que je représente aient l'air voués à leur position et qu'il soit impossible d'imaginer qu'il leur puisse venir à l'idée d'être autre chose que ce qu'ils sont. Une œuvre doit être tout d'une pièce : gens et choses doivent toujours être là pour une fin."

Enfin l'art tendra toujours vers le vrai et vers le bien. En d'autres termes, les œuvres d'art doivent être conformes aux données de la saine raison et à celles de la loi morale. Tout ce qui blesse tant soit peu la vérité outrepasse les limites de l'ordre et par conséquent ne saurait être vraiment esthétique. La fiction elle-même ne nous plaît que par ses rapports avec le vrai ou le vraisemblable. D'un autre côté, l'art étant la manifestation du beau, il ne peut représenter la laideur morale sans aller contre son essence. Si, par cette laideur, il peut mieux faire ressortir la splendeur du bien, comme les ombres dans un tableau font valoir les clairs et la lumière, la peinture du vice ne devra pas être un danger pour la vertu. Rien ne pourrait excuser l'artiste de fournir aux spectateurs une occasion de faute et de choquer leur sentiment de l'honneur. Une œuvre ne sera donc vraiment belle qu'à la condition de nous montrer des faits dignes de notre entière admiration, des scènes conformes en tout au beau moral.

C'est pourquoi nous ne pouvons accepter la doctrine de l'art pour l'art. Si cette doctrine enseignait que l'art a un objet propre, le beau, distinct du bien, qu'il a une sphère où il peut aisément se mouvoir sans blesser la morale, nous pourrions l'admettre. Mais c'est tout autre chose que les partisans de l'art pour l'art entendent par cette théorie. Pour eux l'art est absolument libre et indépendant de l'éthique. Il existe pour lui-même et ne relève que de lui-même. Ce qui revient à dire que l'art occupe dans la création une place à part. Or cela est impossible, car tout se tient dans l'univers, rien n'y a été fait pour soi et toute chose tend à une fin supérieure à elle-même.

" La loi morale étant l'expression de l'ordre essentiel voulu par Dieu, elle domine tout, règle tout. L'activité de l'homme ne peut, sur aucun point, être affranchie de l'obligation de réaliser sa loi, de tendre à sa fin dernière. En maintes circonstances, la conquête du beau est au même prix que la fidélité au bien... Entre la morale et l'art, comme entre le bien et le beau, il y a différence, non séparation, encore moins antagonisme. Ni l'art ne peut décliner l'autorité de la morale, ni la morale s'arrêter à la frontière de l'art. Autre n'est pas la conscience de l'artiste, autre celle de l'homme. L'homme doit répondre des œuvres de l'artiste 2."

Le Père Sertillanges 3, dans son opuscule l'Art et la morale, traite admirablement cette question. Nous en extrayons le passage suivant qui résume ce que nous avons dit sur le sujet : " Considéré en lui-même, l'art est indépendant, en ce sens qu'il a son objet à lui, distinct de celui de la morale. En tant qu'il est exercé par un homme, il doit se soumettre à la loi de l'homme, il est tributaire de la moralité."

L'union du vrai, du beau et du bien, dans l'éclat et la grandeur, fait ressortir l'élévation du sentiment et nous remplit d'enthousiasme. C'est dans ce sentiment et à cette hauteur que viennent se fondre harmonieusement la science, la morale et l'art.

Si le beau varie, le vrai et le bien sont immuables. C'est pourquoi il ne faut pas considérer l'artiste comme un homme à imagination mobile, qui peut changer de sentiment devant chaque œuvre qu'il exécute. " Non, le véritable artiste, c'est l'homme d'une seule inspiration et d'un seul culte : c'est Phidias, voué à la représentation de Minerve et rougissant de sculpter une Vénus ; c'est Fra Angelico 4, avec son culte exclusif des modèles et des sujets fournis par les Saintes Écritures 5."

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1) La Gymnastique de l'esprit (cinquième partie).

2) Cours de philosophie, par une réunion de professeurs.

3) Cliquez sur ceci : QUESTION DE PHILOSOPHIE L'ART ET LA MORAL PAR A. D. SERTILLANGES 1911.

4) Cliquez sur ceci : Fra Angelico

5) A. Pellissier, la Gymnastique de l'esprit.


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Message  Roger Boivin Jeu 22 Déc 2011, 10:39 pm

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Classification des beaux-arts. — Les esthéticiens divisent et classent les beaux-arts de différentes manières. Il serait fastidieux, croyons-nous, de les étudier toutes pour les comparer et distinguer la meilleure. Connaître les deux qui sont le plus généralement reçues nous paraît bien suffisant.

Si l'on considère les sens esthétiques auxquels s'adressent les arts, ceux-ci se divisent en deux sortes. La première comprend ceux qui plaisent aux yeux et qui, par conséquent, expriment le beau au moyen de la matière. Ce sont l'architecture, la sculpture et la peinture. Ils sont appelés arts du dessin, parce que le dessin leur est un facteur nécessaire, et arts plastiques (de plastikos, plassein, façonner), parce que leur objet est la forme matérielle. La deuxième sorte comprend les arts qui, s'adressant à l'ouïe, expriment le beau au moyen des sons, à savoir la musique et la poésie. Ces derniers sont parfois appelés phonétiques (de phônè, voix), ou rythmiques, parce que le rythme leur est essentiel. Observons aussi que les arts du dessin se développent dans l'espace, et ceux du son, dans le temps.

Mais les beaux-arts sont ordinairement classés d'après leur valeur d'expression, ou, si l'on veut, d'après leur aptitude à exciter l'admiration. C'est, d'après Cousin, Lévêque et plusieurs autres, la classification la plus logique, parce qu'elle met les arts par ordre d'excellence et de mérite. En commençant par celui qui a le moins d'expression, ils sont classés comme suit : l'architecture, la sculpture, la peinture, la musique et la poésie 1.

L'architecture n'exprime le beau qu'à l'aide des lignes et des formes géométriques. Ses moyens de parler aux regards et à l'âme sont donc très limités. Néanmoins plusieurs auteurs la placent au dessus de la sculpture, parce qu'elle donne plus que celle-ci le sentiment de la grandeur et de l'infini. " Ces immenses masses de pierres, dressées et ajustées entre elles, édifiées en forme de temples, de palais, de pyramides, s'étayant en élévation de manière à porter des dômes, des tours, des clochers, qui atteignent à des hauteurs cent fois supérieures à celle de l'homme, n'offrent-elles pas à l’œil humain la plus saisissante image de la grandeur et de la durée 2 ? "

La sculpture exprime le beau par l'imitation des formes organiques, c'est-à-dire des formes tirées du règne végétal et du règne animal. Cet art comprend surtout la statuaire, qui a pour objet le corps humain, la plus noble de toutes les formes et celle qui permet à l'artiste d'exprimer le plus de pensées et de sentiments. La sculpture est au second rang parmi les arts du dessin, parce que la matière y joue encore un rôle important.

La peinture ajoute aux moyens d'expression de la sculpture les avantages du dessin, de la couleur et de la perspective. Elle est moins matérielle que l'art du sculpteur, et, parce qu'elle peut rendre tous les sentiments, elle est plus apte à exciter l'admiration. Aussi est-elle l'art du dessin qui rallie le plus les sympathies de la foule.

La musique est, par excellence, l'art d'émouvoir. Traduisant agréablement les sentiments de l'âme, elle touche plus qu'elle n'éclaire, parce que son mode d'expression manque de précision. Néanmoins son émotivité la rend le plus populaire des beaux-arts. Le public se passionne pour ses harmonies ; et, sous sa forme la plus ordinaire, le chant, elle accompagne tous les actes tant soit peu solennels de la vie religieuse, de la vie sociale et de la vie familiale.

La poésie manifeste les sentiments et les pensées au moyen de la parole, qui est le mode d'expression le plus clair, le plus délicat et le plus étendu. Elle est le plus élevé, le plus précis, le plus parfait de tous les arts. Aussi le mot poésie est-il pris quelquefois dans le sens de beauté très expressive, très élevée. On dit : " Il y a de la poésie dans ce tableau, dans cette statue, dans ce monument," pour montrer combien ils sont admirables par les sentiments qu'ils éveillent dans l'âme et par leur puissance d'expression.

L'éloquence n'est généralement pas considérée comme un art distinct. Elle se rattache à la poésie, qui comprend tout ce qui tient du langage littéraire. Les arts du dessin n'engendrent que des ouvrages fixes et limités, comme la matière dont ils se servent, tandis que les deux arts supérieurs, la musique et la poésie, pourraient être appelés les arts de la pensée, parce qu'ils produisent des œuvres qui semblent se mouvoir et s'étendre pour exprimer la variété infinie de nos émotions.

Ainsi chacun des beaux-arts, par des moyens divers, contribue efficacement à embellir notre existence. L'architecture pare nos villes de monuments magnifiques. A la sculpture revient le rôle d'intéresser les regards par toutes sortes de jolies productions en relief. La peinture réjouit les yeux par l'attrait de la forme et de la couleur. La musique berce les âmes de ses douces harmonies. La poésie, sa sœur et souvent sa compagne, charme les esprits et les cœurs de ses superbes accents. Tous les arts, par les pures jouissances intellectuelles qu'ils procurent, élèvent les âmes et les maintiennent à un niveau supérieur.

Tels sont la nature et les effets de ces parties du savoir humain qu'on a justement appelées les beaux-arts, puisqu'elles rendent la vie plus belle et qu'elles ont le beau pour objet. Heureux ceux qui les exercent suivant les vues de la divine Providence, et qui, par leur moyen, donnent à la " sensibilité épurée des fêtes dont rien ne trouble l'harmonie et le charme "!

" Les beaux-arts, a dit Louis Veuillot, sont la réponse d'amour de l'homme à toute cette beauté de la nature par laquelle Dieu nous dit : " Je vous aime"; et c'est pour cela qu'ils sont beaux. L'art qui cesse d'aimer Dieu peut rester habile. Qu'importe ! il n'est plus beau." L'art qui aime Dieu dispose à entrer dans la possession de la beauté par essence qui est la divinité même. Un artiste chrétien, M. Daumet, au moment de quitter ce monde, disait en levant les yeux vers le ciel : " Je vais voir de belles choses." " Mot sublime, explique M. René Bazin, mot digne d'être gardé et médité ! Destinée incomparable de l'artiste croyant, qui n'a point à changer de vocation, et pour qui mourir, c'est simplement aller vivre ailleurs dans la beauté agrandie."

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1) Certains auteurs refusent d'admettre la poésie ou la littérature au nombre des beaux-arts. Le Père Longhaye leur répond : " L'art est, par essence, l'expression sensible du beau immatériel. Or, dès que la parole est littéraire, dès qu'elle jaillit de toutes les facultés agissant en concours et en harmonie, elle est belle, soit de la beauté de son objet, soit au moins de la beauté de l'âme qu'elle exprime, entendez de l'âme de l'orateur ou de l'écrivain. Elle manifeste donc le beau, elle est donc oeuvre d'art, et celui-là est artiste qui sait y mettre dans une juste mesure la lumière, la couleur et la vie." Voir aussi, dans le présent ouvrage, chap. XII, le Beau littéraire.

2) A. Loth, l'Art.
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..à suivre..
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Message  Roger Boivin Mar 27 Déc 2011, 12:08 am

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CHAPITRE V

LES FACULTES ESTHETIQUES


LES œuvres d'art et leur critique sont le produit de puissances intellectuelles appelées facultés esthétiques. Ces facultés ou aptitudes permettent à l'artiste de traduire son idéal en une forme concrète et sensible, et au critique, de juger, d'apprécier le beau objectivé en cette forme. Du point de vue de l'art, l'importance d'étudier et de développer ces puissances ne peut donc être mise en doute. Ce sera l'objet du présent chapitre.

Il nous faut, naturellement, développer nos facultés. Privées d'objets sur lesquels elles puissent s'exercer, elles éprouvent, si l'on peut dire, un malaise comparable à celui dans lequel se trouvent nos organes corporels, quand ils sont condamnés à une complète inaction. " Comme toute créature, dit Ozanam 1 , se satisfait en usant de ses forces, l'âme se plaît au jeu de ses facultés... La philosophie antique l'avait compris, quand elle faisait consister la perfection et le souverain bien de l'homme dans le mouvement harmonieux de ses facultés et qu'elle le représentait comme une image de Dieu éternellement heureux dans une action éternelle."

L'objet sur lequel s'exercent les aptitudes de l'artiste et du critique, c'est, avons-nous dit, le beau objectivé en une forme sensible. Et les facultés esthétiques sont celles qui opèrent dans la perception, la production et l'appréciation de ce beau, à savoir : la sensibilité, l'intelligence, l'imagination et le goût. Nous nous attacherons surtout aux deux dernières, qui sont les plus susceptibles de se développer et les plus nécessaires pour réussir dans les arts.

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1) Discours sur la puissance du travail.

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Message  Roger Boivin Mar 27 Déc 2011, 12:26 am

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La sensibilité. — Comme faculté esthétique, la sensibilité morale est précieuse à l'artiste. Elle lui procure une facilité naturelle à s'émouvoir en présence des qualités d'une œuvre et le porte à communiquer les émotions qu'elle lui fait éprouver. " Plus un homme possède de sensibilité, plus il est apte à cultiver les beaux-arts et les belles-lettres. Il n 'y a que le cœur qui sache parler au cœur. L'artiste, le poète, l'orateur, en un mot celui qui veut plaire, charmer, émouvoir, ne le peut qu'autant qu'il est doué d'une sensibilité exquise 1 ."

En réalité la sensibilité n'est rien autre que l'activité de l'âme. Nous ne pouvons nous défendre d'avoir des émotions, des inclinations, des sentiments. Il n'y a qu'à les diriger vers un but noble, vers un but digne d'une créature raisonnable. Or la raison, ce rejaillissement de la divine clarté, est la faculté qui tend au parfait, à l'idéal en tous genres ; et ce qui correspond à cette tendance supérieure, c'est l'aspiration vers le beau, le vrai et le bien. Donc, par l'étude et la contemplation de ces trois qualités de l'être, la sensibilité se développera normalement.

La plupart des poètes eurent une grande sensibilité, et cette faculté chez eux fut la source d'où jaillirent leurs plus beaux vers. On peut citer comme exemple Lamartine, dans ses Méditations et ses Harmonies. Il est intéressant de constater aussi de quelle grande sensibilité sont imprégnées certaines œuvres musicales et avec quelle facilité cette impression se communique aux auditeurs. Voyez, par exemple, comme la musique de Schumann engendre la mélancolie, comme les mélodies de Gounod portent à la tendresse, et celles de Berlioz, aux ardeurs de l'imagination.

A la sensibilité morale se rattache le penchant appelé instinct d'imitation, qui pousse l'homme à reproduire les choses qui l'ont vivement frappé. Ce penchant, quand il est libre et réfléchi, devient l'une des sources des œuvres d'art. Il a son principe dans le besoin qu'éprouve l'homme de se mettre à la hauteur de ses semblables et même de les surpasser. Il est heureusement balancé par un autre instinct, celui de l'originalité, qui porte chacun à se distinguer des autres. En effet, l'imitation ne doit pas aller jusqu'à l'abdication de sa personnalité. Dans les arts comme dans la conduite, il ne faut pas être esclave, mais chercher toujours à s'élever. A cet effet, l'imitation doit se limiter, être dirigée par la raison et fécondée par l'imagination créatrice.

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1) F. J . , Cours de littérature.

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Message  Roger Boivin Mar 27 Déc 2011, 1:02 am

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L'intelligence. — Dans la production des œuvres d'art, l'intelligence se nomme l'esprit, le talent ou le génie. Ce sont là comme trois formes de la même faculté.

L'esprit saisit entre les objets et les pensées des rapports délicats et cachés. " C'est cette qualité qui voit vite, brille et frappe," dit Rivarol. Don de la nature plus que faculté acquise, l'esprit est très utile à la production du beau, surtout du beau littéraire ; mais il a besoin d'être contrôlé par le jugement, qui, appliqué aux œuvres d'art, s'appelle le goût. La Rochefoucaud a dit avec raison : " On peut être sot avec de l'esprit, on ne l'est jamais avec du jugement." L'esprit est précieux notamment comme faculté de voir avec rapidité. C'est aussi le premier degré d'une originalité de bon aloi dont le talent et surtout le génie sont les degrés les plus élevés. Pons de Verdun a écrit :

Entre l'esprit et le génie.
Malgré ce qu'ils ont de pareil,
La différence est infinie :
Un éclair n'est pas le soleil !


Le talent est une aptitude pour les arts, une habileté reçue de la nature ou acquise par le travail. Il dépend donc souvent de la volonté. " Le génie commence les beaux ouvrages, a dit Joubert, mais le talent seul les achève." Cette aptitude ne consiste pas en une faculté spéciale. Elle résulte d'un mélange heureux de sensibilité et de jugement qui permet de donner aux œuvres d'art une forme esthétique. L'habileté d'exécution et le sentiment de l'harmonie qui distinguent le talent s'allient très heureusement avec le génie pour l'aider à produire des œuvres de la plus haute perfection. Malheureusement beaucoup de talents ne s'épanouissent pas ou s'amoindrissent faute de culture, de confiance en soi, d'occasion de se produire, d'un milieu propice à leur développement. Par ailleurs que de talents se gâtent et se paralysent par l'inconstance, l'indolence et les habitudes vicieuses ! A noter aussi que cette aptitude, moins certaine d'elle-même que le génie, trouve souvent un écueil dans la mode. Sous l'influence de ce goût passager, elle s'épuise quelquefois en de stériles efforts à la recherche du beau. Ajoutons enfin qu'il y a autant de sortes de talents que de genres différents. L'artiste le plus heureux est ordinairement celui qui sait trouver le genre qui lui convient. Certains hommes de l'art cependant, doués d'une intelligence très souple, s'adonnent avec un égal succès aux sujets les plus divers. " Le talent, dit Vapereau, ne perd pas nécessairement en profondeur ce qu'il gagne en étendue."

Le génie est une forme supérieure du talent, une haute puissance intellectuelle qui semble s'élever comme naturellement au grand et au sublime. " Le plus précieux attribut du génie, celui qui paraît le séparer le plus profondément du vulgaire, dit Pérennès, c'est cette forme de conception par laquelle il embrasse un vaste ensemble et en coordonne habilement les diverses parties. C'est cette imagination féconde par laquelle, en combinant les éléments qu'il emprunte à la nature, il paraît créer, et, comme l'Éternel, faire sortir du chaos un monde entier." " Le génie, ajoutait le Père Lacordaire, c'est une âme en qui l'imagination, l'intelligence et le sentiment sont dans une proportion élevée... C'est une âme qui a une vue pénétrante des idées, qui les incarne puissamment dans le marbre, dans l'airain, dans la parole et dans l'écriture." Ce qui caractérisent constitue le génie, c'est donc une grande force d invention unie à un esprit supérieur. Qu'à tout cela s'ajoute le talent, comme nous le disions plus haut, et il ne pourra y avoir de discordance ou d'inégalité entre la conception et l'exécution. Les intervalles du génie sont remplis par le talent, et les vides du talent sont comblés par le génie. Quand l'un dort, l'autre veille. Quand l'un se néglige, l'autre le stimule et perfectionne l'ouvrage. Le propre du génie est de réussir en tout ce qu'il entreprend, fût-ce la réalisation des conceptions les plus grandioses et les plus inattendues. La Renaissance nous fournit plusieurs exemples de génies dans les arts. Michel-Ange fut à la fois architecte, sculpteur, peintre, ingénieur et poète. Léonard de Vinci fut tout cela et, en plus, musicien et physicien. Raphaël, le roi des peintres, s'adonna aussi avec succès à l'architecture, à la sculpture et même à la poésie. " Le génie, a écrit Ernest Hello, est un torrent qui déborde et qui fertilise toutes les contrées."

L'esprit, le talent et aussi le génie serviraient de peu s'ils n'étaient appuyés sur l'étude et le travail, qui les fécondent, les développent et les fortifient. L'amour du savoir, qui se manifeste chez tout homme, doit se révéler en particulier chez l'artiste. Quel que soit l'art qu'il pratique, il a besoin de connaître et de comprendre une foule de choses. La science est l'auxiliaire de l'art et même de l'inspiration. Tous les grands artistes ont été de rudes travailleurs.

Le talent est comme un métal
Dont la valeur tient du mystère ;
Mais le travail le rend égal
A l'or pur qu'un mineur déterre.
On applaudira le succès,
A l'expliquer on s'ingénie,
Moi je vous dis en bon français
Que le travail, c'est le génie
1.

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1) Benjamin Sulte.

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Dernière édition par roger le Jeu 29 Déc 2011, 4:20 pm, édité 1 fois
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Message  Roger Boivin Mar 27 Déc 2011, 1:40 am

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L'imagination. — L'imagination se représente et combine les images des êtres perçus antérieurement. Souvent, cette représentation intérieure procure déjà une joie réelle que nous aimons à prolonger et à renouveler. Ce premier plaisir peut être considéré comme le germe de tous les arts, en ce sens qu'il porte l'artiste à produire des œuvres qui lui rappellent l'émotion éprouvée. Un ciel azuré, un vaste horizon, des nuages fantastiques, le vent qui agite légèrement la ramure, peuvent, tout en charmant la sensibilité, exciter l'imagination à se représenter d'autres spectacles admirables et à les reproduire par les arts. La vie sous toutes ses formes, dans le règne végétal, dans le règne animal, dans l'homme surtout, invite aussi l'imagination à des créations multiples et attrayantes. La représentation d'un beau lever de soleil, d'un brillant fait d'armes, d'une épopée, n'est souvent que le produit de l'imagination, indépendant du fait naturel ou du fond historique. Néanmoins, cette représentation provoque en nous la joie, l'admiration et parfois l'enthousiasme. Les monstres et les divinités de la mythologie, les romans, les contes et toutes les aventures fictives ne sont-ils pas aussi des productions de l'imagination. Combien intéressantes cependant sont parfois ces compositions ! C'est encore l'imagination qui fournit les symboles, les emblèmes ou attributs, ces combinaisons de deux réalités, l'une visible : la matière, le réel — et l'autre invisible : la pensée, l'idéal. Ainsi, grâce à cette faculté inventive, la forme, la couleur, le son, deviennent des signes conventionnels de l'idée dans tous les arts.

Pour rendre durable le plaisir que le beau lui fait éprouver, l'homme n'a guère à sa disposition d'autres moyens que les arts, car il ne lui est pas donné de conserver longtemps les représentations que lui fournit son imagination, qui est de sa nature mobile et mouvante. Du reste, l'homme aime le changement. Soit inconstance, soit désir de trouver mieux, il ne se contente pas de la réalité, il court au merveilleux, au fictif. L'esprit trouve souvent profit à cette aspiration. " Le goût du merveilleux, dit Pellissier, a l'avantage d'élever l'esprit au-dessus des réalités. Il nous apprend à ne pas chercher à nos pieds la cause de tout ce qu'on peut observer. Il habitue à concevoir des réalités supérieures à ce que l'on voit et à ce que l'on touche. Il aide enfin à comprendre l'existence d'une âme dans l'homme et surtout l'existence de Dieu, cause suprême, être immatériel, auteur de toutes choses."

Il nous faut quelque chose, en cette triste vie,
Qui, nous parlant de Dieu, d'art et de poésie,
Nous élève au-dessus de la réalité ;
Quelques sons plus touchants, dont la douce harmonie,
Echo pur et lointain de la lyre infinie,
Transporte notre esprit dans l'idéalité
1.

A cette aspiration permanente vers le nouveau et le fictif vient souvent se joindre l'idée du beau ou la conception du parfait. Cette conception fournit un nouvel élément aux jugements portés par la raison, ainsi qu'à l'activité de l'imagination. Elle engendre l'idéal, qui devient la source des œuvres d'art les plus élevées. La faculté imaginative sera donc parfaite si elle a le don multiple d'être vivement affectée par le beau, de concevoir un type idéal et de modifier les images d'après ce type pour produire de nouvelles créations.

Afin de comprendre comment se développe l'imagination, il faut se rappeler qu'elle revêt deux formes. Elle est reproductrice, quand elle représente les objets tels que perçus ; elle est créatrice, quand elle conçoit le beau sous un aspect nouveau pour le rendre sensible. L'imagination créatrice est une forme supérieure de la faculté imaginative, celle qui est la plus nécessaire aux artistes. Cependant ses créations ne sont ordinairement qu'une combinaison spéciale d'éléments fournis par les connaissances acquises. Par conséquent, c'est à la mémoire et à l'imagination reproductrice qu'elle emprunte ses matériaux. Tributaire de ces deux facultés, l'imagination créatrice sera d'autant plus riche que la perception externe et la mémoire sensitive lui fourniront plus d'éléments. Beaucoup percevoir et beaucoup retenir, voilà les moyens de développer et d'enrichir la faculté imaginative. Par une association d'idées ou par un rapprochement d'éléments divers, cette faculté arrive parfois à des effets agréables autant qu'inattendus. C'est ainsi que, par une métaphore heureuse, l'imagination poétique de Victor Hugo a pu rapprocher des objets aussi différents que le croissant de la lune et une faucille :

Quel Dieu, quel moissonneur de l'éternel été
Avait en s'en allant négligemment jeté
Cette faucille d'or dans le champ des étoiles ?


Enfin l'imagination est un énergique stimulant de l'activité dans toutes les entreprises. Le tableau de l'avenir excite d'abord à l'action, puis soutient dans les efforts à mesure que l’œuvre avance, jusqu'à ce qu'elle soit arrivée à son terme 2. De ces considérations l'on peut conclure que l'homme, s'il cultive son imagination, développe considérablement sa puissance d'inventer, de comprendre et de s'élever. Par cette culture aussi, chacun peut devenir poète jusqu'à un certain degré. Cette pensée a fait dire à Saint-Marc Girardin : " C'est notre âme qui prête aux choses, aux lieux, aux êtres une pensée et un sentiment. Il lui faut un objet, mais cet objet lui-même n'est rien pour elle, si l'âme n'est pas d'abord capable de sentir. Ni les Alpes, ni la Suisse, ni l'infini de la mer ne sont des objets ravissants que si notre âme leur prête ce charme et cet enchantement 3 . Heureuse l'âme qui s'éveille au moindre son ! Rien n'est muet dans la nature, mais à la condition que nous ne soyons pas sourds."

_______

1) Octave Crémazie.

2) Malgré toutes ces bonnes qualités, l'imagination offre aussi des dangers,
même du point de vue de l'art, et il faut parfois se défier des images qu'elle présente
à l'esprit. " Elle est maîtresse d'erreur aussi bien que de vérité, dit Pascal
; sans elle, il est vrai, le jugement languit ; mais elle s'égare, sans le jugement,
et devient la folle du logis."

3) Un paysage, a dit Amiel, est un état d'âme.


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Message  Roger Boivin Mar 27 Déc 2011, 3:27 pm

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Le goût. — Le goût est la faculté de discerner ce qui est beau de ce qui est laid, ce qui peut être dit, représenté ou écrit de ce qui ne peut l'être. " C'est, dans l'individu, dit le Père Longhaye 1, le sens délicat du vrai, du juste, du beau, du touchant." Il ne suffit point de voir, de distinguer la beauté. Il faut encore la sentir, la palper en quelque sorte et en discerner les variétés jusqu'aux moindres nuances. La première qualité du goût parfait est la promptitude dans ce discernement. Une personne qui en est douée remarque immédiatement ce qui plaît et ce qui déplaît, les bonnes qualités et les défauts. Elle fait usage de l'imagination, mais ne se laisse ni éblouir ni diriger par elle. Surtout, elle a en horreur le faux, quelque brillant qu'il soit. " Le goût n'est pas une faculté séparée, dit encore le Père Longhaye, mais une puissance complexe, fleur et fruit de toutes les qualités appliquées, en concours et en ordre, à juger les choses de l'art."

Enfin, le goût, c'est souvent une aptitude dont il est intéressant de constater le germe et le développement dès le jeune âge. Si un enfant, par exemple, au lieu de rester dans la maison, aime mieux aller étudier sa leçon dans le jardin, à l'ombre d'un taillis, c'est une preuve qu'il subit à son insu les charmes de la nature, qu'il sent, d'une manière spontanée, ce qu'il y a de beau dans le firmament, la lumière et la verdure . Un jour peut-être, il chantera dans de beaux vers ce qu'il ne fait qu'éprouver dans le moment. Il y a lieu de distinguer ce goût naturel, apporté en naissant, du goût acquis, développé et perfectionné par l'exercice, et qui est toujours le plus sûr.

On parle souvent de goût fin, de goût délicat et de goût pur. En quoi consistent ces variétés ? Le goût fin sait découvrir et apprécier les moindres nuances dans les qualités d'une œuvre. La Bruyère et Raphaël avaient le goût fin. Le goût délicat se distingue par beaucoup de sensibilité. Racine et Millet possédaient une grande délicatesse de goût. Enfin le goût pur se fait remarquer par une pleine sûreté de jugement. Boileau montre un goût souverainement pur dans son Art poétique.

Celui qui a le goût élevé, épuré, évitera dans ses œuvres et sa conduite toute exagération et toute emphase, éloignera le factice et le désordonné. Son goût lui montrera , dans ces défauts, une forme du mensonge presque aussi haïssable que le vice lui-même. L'impression désagréable produite par le faux sur celui qui possède un goût pur est une preuve d'un rapport étroit entre le bien et le beau . Les personnes qui ne sont pas touchées par le spectacle des plus belles œuvres de Dieu et des hommes sont souvent trop dégradées pour goûter les nobles plaisirs de l'âme. " Quand notre esprit baisse, dit la Rochefoucaud, notre goût baisse aussi ."

Pour exercer un art avec succès, ou pour juger des œuvres d'art avec justesse, le goût est la faculté la plus nécessaire. L'art est un langage aimable qui s'adresse à l'esprit et au cœur. Or, pour comprendre et parler un langage, il faut une initiation, une éducation. Autrement, l'on reste insensible au beau, ou l'on demeure, à son égard, comme des enfants dont les facultés n'ont pas été exercées. " Dans l'art, dit la Bruyère, il y a un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature. Celui qui le sent et qui l'aime a le goût parfait. Celui qui ne le sent pas et qui aime en deçà ou au delà a le goût défectueux."

Il y a donc une éducation du goût, comme il y a une éducation de la volonté et de la sensibilité. Si l'homme était une intelligence pure, capable de saisir et de comprendre le beau par une intuition spontanée et infaillible, nous dirions : " Peine inutile que tout cela." Mais tel n'est pas le cas. Comme l'acquisition de la science, comme la formation morale, la conception claire du beau est le fruit d'un progrès lent, d'une éducation raisonnée et laborieuse.

Aussi est-ce à tort que l'on répète qu'il ne faut pas discuter des goûts et des couleurs. S'il s'agit du goût physique, la maxime populaire est évidemment vraie. Comme il relève uniquement de la sensibilité, il est personnel et ne souffre pas de discussion. Mais la maxime est fausse quand on l'applique aux œuvres de la nature et de l'art. Il s'agit ici de porter un jugement sur les qualités d'un être et de s'appuyer pour cela sur des notions rationnelles. On en peut donc discuter les données et montrer comment une forme satisfait ou ne satisfait pas aux règles du beau. Par conséquent, une grande différence existe entre le goût sensible, propre à chacun, et le goût intellectuel, qui est le produit d'une culture spéciale de l'intelligence et même de la sensibilité morale. Enfin les variations de jugement sur le beau, loin de motiver la maxime dont nous parlons, ne font que prouver l'existence de goûts contraires, de bons et de mauvais goûts.

Le caractère du bon goût est d'apprécier avec justesse le beau dans la nature et les œuvres d'art. Celui du mauvais goût se détermine en le comparant au goût dépravé, dans les aliments. Comme celui-ci incline vers une nourriture fortement épicée ou d'une saveur étrange, de même, en art, le mauvais goût choisit ce qui répugne aux autres, se plaît au maniéré, au bizarre, au burlesque, préfère la préciosité et l'affectation au simple et au naturel.

On comprendra facilement qu'un homme de mauvais goût ne puisse réussir dans les arts. Mais il ne faut pas confondre avec ce manque de goût certains travers d'esprit comme on a pu en rencontrer chez quelques grands hommes. Si parfois " le sublime a coudoyé le ridicule ", c'est que " la raison de l'homme est toujours courte par quelque endroit ". Il n'est pas moins vrai que les grands maîtres ont montré, dans leurs œuvres, un goût parfait, quelles qu'aient été, par ailleurs, leurs faiblesses.

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1) Théorie des belles-lettres.

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Message  Roger Boivin Mar 27 Déc 2011, 3:37 pm

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L'éducation du goût. — Il n'est jamais trop tôt pour commencer l'éducation du goût. De bonne heure, il faut montrer aux enfants de belles choses, leur faire saisir les beautés de la nature. Tout ce qui n'est pas beau, dans l'ordre physique comme dans l'ordre moral, est plus ou moins corrupteur du goût, et l'on doit l'éloigner de tous ceux dont on désire former le sentiment esthétique. " Il faut faire en sorte, dit l'abbé Ponsard 1, que la première fois que l'enfant prend conscience de lui-même, ce soit en face d'un spectacle de beauté." Saint Thomas parle dans le même sens. Il veut que, dès l'âge de cinq à sept ans, l'enfant soit mis dans un milieu propre à former son goût, surtout s'il est destiné à suivre une carrière artistique. Faire saisir de l'harmonie à l'enfant toutes les fois que cela est possible, devrait être considéré comme un devoir chez les parents et les éducateurs. Celui qui croit à la beauté en veut le sentiment en lui et dans les autres.

L'enfant trouve beau ce qui frappe vivement ses sens. Pour lui, une couleur brillante, le rythme élémentaire du tambour, le son éclatant du clairon, ont plus de beauté que l’œuvre artistique la plus achevée. II est plus sensible à la quantité qu'à la qualité, parce que, en lui, l'instinct domine encore la délicatesse du sentiment. Il faut lui faire comprendre, à l'occasion, et par toutes sortes de moyens, où réside la véritable beauté.

Dans l'âme du jeune homme commence à poindre le sentiment du rapport entre la forme et l'idée, entre le signe et son objet. C'est l'aurore du sentiment artistique, une sorte d'élan spontané vers l'émotion raisonnée du beau. Si la passion, les préjugés, le caprice ou les mauvais exemples n'ont pas d'empire sur l'esprit de ce jeune homme, il acquerra facilement un goût pur.

Pour l'homme cultivé et réfléchi, le sentiment et le jugement du beau deviennent encore plus aisés, le discernement entre la forme et l'expression ne lui demandant aucun effort. Il n'appartient qu'à lui de se former un goût délicat, exquis et parfait. Mais pour arriver à ce développement complet et supérieur du goût, il faut faire l'éducation de cette faculté. Même les qualités natives d'une âme naturellement artiste ne sauraient dispenser de ce travail. Quel procédé suivre pour arriver à cette formation esthétique complète ?

La culture efficace du goût comprend l'élimination des obstacles qui entravent cette culture et aussi les études et les exercices propres à développer la faculté esthétique. Les obstacles qui s'opposent à la formation du goût sont les écarts du sentiment et les erreurs de la raison, les égarements de l'imagination, les préjugés de l'ignorance et l'influence du milieu ambiant. Si l'on n'y prend garde, dans l'appréciation ou l'exécution d'une œuvre, les partialités du sentiment se substituent aux données solides d'un jugement bien appuyé. " Le cœur a des raisons... qui aveuglent la raison." La raison d'ailleurs peut porter elle-même des jugements erronés par suite d'un manque de réflexion. L'imagination a des caprices qui font prendre quelquefois le plaisir pour le bien et l'agréable pour le beau. L'ignorance sur un sujet à représenter ou à traiter peut aussi entraîner l'artiste aux erreurs. Enfin l'influence du climat et des races altère souvent le sentiment du beau. Pour éviter tous ces écueils, qu'on leur oppose les bienfaits d'une bonne éducation et d'une instruction solide, doublées de quelques études spéciales d'esthétique.

C est par la comparaison des œuvres entre elles que l'on peut découvrir les meilleures, apercevoir les nuances de beauté qu'elles renferment, discerner les écoles et reconnaître les procédés particuliers qui font le caractère de chacune. Or, on ne peut arriver à ce résultat sans une certaine érudition et surtout sans une connaissance suffisante des divers genres de productions artistiques. L'adresse de la main fait des ouvriers habiles, la culture intellectuelle fait les bons artistes et les bons juges.

Quels exercices, quels moyens peut-on suggérer pour la formation du sentiment esthétique ? La fréquentation des personnes de goût et des critiques exercés, la pratique du dessin, l'étude de la musique et des lettres, et par-dessus tout l'analyse et la critique des chefs-d’œuvre.

Le goût épuré d'un judicieux critique aide à pénétrer le secret des maîtres, souligne les beautés de détail qui échappent au regard peu exercé, révèle des fautes qui passeraient inaperçues et redresse les jugements erronés sur la valeur des œuvres. L'étude du dessin aussi cultive efficacement le goût. Par l'imitation des beaux modèles, le sentiment esthétique se forme et s'épure. Il apprend à discerner les bonnes proportions et les belles configurations, en même temps qu'à rechercher partout la symétrie, l'ordre et la précision. Pausanias, historien grec, rapporte que les Athéniens regardaient le dessin comme essentiel à la production du beau, et il ajoute qu'ils faisaient tous apprendre cet art à leurs enfants. C'est à cette pratique sans doute que nous devons la belle architecture et l'admirable statuaire que les Grecs nous ont léguées. L'influence de ces chefs-d’œuvre persiste, et, partout, l'art vrai, celui qui prétend à reproduire ou à idéaliser la nature belle et majestueuse, s'inspire des œuvres grecques. L'étude de la musique et de la littérature complète une éducation esthétique. La musique forme le goût par l'habitude de rapporter à cette faculté les règles de la mélodie et de l'harmonie, du rythme et de toutes les formes sonores. Le goût ne s'affinera pas moins par l'étude de la littérature, expression du beau dans les ouvrages de l'esprit. Qui ne sait que les préceptes littéraires sont déduits des œuvres des grands écrivains, dont le génie se conformait instinctivement aux données du bon goût ? D'ailleurs, les facultés littéraires que cette étude cultive sont-elles autre chose que les facultés esthétiques ? Enfin l'analyse et la critique sont les moyens suprêmes de se former un goût sûr et délicat. Elles valent d'être étudiées à part et nous leur consacrons le chapitre suivant.

De celui-ci, se dégage la conclusion que pour devenir artiste ou critique d'art, ou simplement pour savourer pleinement le beau dans les arts, il faut développer ses facultés esthétiques. Les principales sont l'imagination et le goût : l'imagination, qui crée le sujet par la combinaison des images déjà perçues, et le goût, qui dirige l'exécution jusqu'au parachèvement de l’œuvre.

Travaillons à acquérir un goût épuré et à prendre place parmi les initiés au beau artistique. L'art ne doit pas être le privilège de quelques-uns seulement, mais le bien commun de tous. C'est au grand nombre qu'il s'adresse, il ne tient qu'au grand nombre d'en jouir. Et comme cette jouissance n'a rien que de noble, de désintéressé et de pur, elle maintiendra l'âme au-dessus du terre à terre, lui inspirera des sentiments élevés et l'orientera vers la suprême beauté.

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1) Formation du sentiment esthétique.


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Message  Roger Boivin Mar 27 Déc 2011, 5:40 pm

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C H A P I T R E VI

L'ANALYSE ET LA CRITIQUE

L' OE U V R E d'art, produit des facultés esthétiques, sollicite naturellement l'examen et l'appréciation de la part de ces faculté?. Manifestation sensible d'un idéal, elle provoque, chez tout spectateur, l'admiration ou le blâme. De là l'analyse et la critique, deux exercices qui font saisir adéquatement la valeur des travaux d'art. L'artiste ne peut soustraire son œuvre à cette censure, qui, du reste, lui est bienfaisante, puisqu'elle lui permet de développer et d'épurer son goût. L'éducation du sens critique, indispensable pour produire, apprécier et goûter les œuvres d'art, est moins une acquisition par l'étude qu'un apprentissage par l'exercice. Si beaucoup de personnes ne savent pas lire les ouvrages de beauté, c'est faute de cet esprit critique qui leur en découvrirait la splendeur. L'analyse augmente la compréhension du beau, le fait transparaître net et ravissant, par la révélation du principe de vie communiqué au marbre, à la toile, aux sons. La critique, concentrant toutes les forces intellectuelles sur une œuvre d'art, illumine le raisonnement d'où jaillissent les justes appréciations. Pratiquons donc ces deux gymnastiques de l'esprit. D'abord, pénétrons-en la nature et les procédés.
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Message  Roger Boivin Mar 27 Déc 2011, 5:52 pm

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I . — L'ANALYSE

Étudier les parties d'une œuvre pour bien saisir leurs relations entre elles et leurs rapports avec le tout, afin de voir si elles sont conformes aux règles du beau, c'est en faire l'analyse du point de vue de l'art. Cet exercice comporte généralement une rédaction qui en est comme le compte rendu fidèle. L'analyse se fait d'ordinaire en vue de la critique et suppose comme elle un jugement droit et de la facilité d'assimilation. On distingue l'analyse d'art 1 et l'analyse littéraire, qui diffèrent beaucoup entre elles par leur objet.

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1) Les différentes acceptions du mot art donnent lieu à des équivoques, si l'on n y prend pas garde. Les arts, en général, sont toutes les applications des connaissances à l'exécution d'une conception. On dit dans ce sens : l'art de la photographie, les arts industriels, les arts mécaniques, l'art culinaire. Le mot art tout court, et parfois avec un grand A, ne signifie souvent aujourd'hui que les trois arts du dessin. On y comprend aussi parfois la musique. Les beaux-arts embrassent en plus la littérature, la poésie. D'aucuns cependant distinguent encore entre beaux-arts et belles-lettres.

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Message  Roger Boivin Mar 27 Déc 2011, 9:56 pm

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L'analyse d'art. — L'objet de l'analyse d'art, c'est la forme plastique dans les œuvres d'architecture, de sculpture et de peinture, et la forme sonore dans les œuvres musicales. Nous ne saurions ici explorer chacun de ces arts dans son domaine particulier. Arrêtons-nous à les examiner suivant leurs principes communs 1. Pour cela, il n'y a pas sans doute de méthode rigoureuse, mais on fera bien, ainsi que le conseille A. Pellissier 2, de se poser des questions analogues aux suivantes : Quel but s'est proposé l'artiste ? — Par quels moyens a-t-il cherché à atteindre ce but ? — Quel est le caractère général, le style de son œuvre ? — L'auteur a-t-il observé les conditions essentielles et les règles de l'art ? — Quels sont en somme les mérites et les défauts découverts dans le sujet étudié ? La tâche du critique est de répondre à ces interrogations, comme le plaisir de l'homme de goût est de constater les qualités que renferme l’œuvre analysée. Un mot d'explication sur chacune des questions suggérées facilitera l'examen dont nous nous occupons.

Quel but s'est proposé l'artiste ? Il a voulu, sans doute, exprimer le beau au moyen d'un idéal, et, par là, produire une impression agréable sur l'âme du spectateur ou de l'auditeur. Ce but a-t-il été atteint et cette impression ressort-elle suffisamment de la composition ? Ottfried Muller donne pour règle de critique que les "œuvres d'art ne sont belles qu'autant qu'elles émeuvent l'âme d'une façon bienfaisante, saine et conforme à la nature". En est-il ainsi pour le sujet considéré ?

Par quels moyens l'auteur a-t-il atteint son but ? Comment a-t-il disposé ou groupé les éléments, personnages, objets ou sons ? A-t-il su communiquer de l'expression à son œuvre ? A-t-il satisfait autant que possible aux autres conditions du beau, par exemple, à l'unité et à la variété ? L'unité ramène toutes les parties de la composition à un même tout, et la variété établit entre elles des divergences mesurées qui expriment le mouvement et la vie. Il faut se rappeler aussi que la loi de proportion ne souffre rien d'exagéré, d'excessif. La mesure est un caractère essentiel de la beauté. Toutes ces règles ont-elles été observées ?

Quel est le caractère général ou le style de l’œuvre ? Le critique exercé distingue avec intérêt certains caractères parfois énergiques, parfois très délicats, qui sont propres à l'artiste, au pays, au temps, à l'école, et qui constituent ce qu'on appelle le style d'une œuvre. Par exemple, en observant les différences de style, un connaisseur découvrira si une vierge est de Fra Angelico, de Raphaël, du Titien, de Rubens, de Lesueur ou de Flandrin, si un temple est de l'époque grecque, romaine, gothique ou renaissance, si un édifice est une église, un hôtel de ville, un palais, une banque ou une caserne. Ainsi on trouve un grand contraste de style entre les peintures de Raphaël et celles de Michel-Ange. Le premier se distinguait par une élégante douceur, et le deuxième, par une énergique et mâle vigueur 3.

L'artiste a-t-il observé les conditions essentielles et les règles générales de l'art ? La forme est-elle claire et intelligible ? Y a-t-il conformité entre elle et l'idée ? S'il s'agit d'une œuvre musicale, a-t-on observé les règles du rythme, de la mélodie et de l'harmonie ? Il faut se rappeler notamment que le vrai et le naturel sont des qualités nécessaires aux productions artistiques. "Pour moi, dit Fénelon, je veux savoir si les choses sont vraies avant de les trouver belles." "Ceci ne veut pas dire, a écrit Paul Gaultier 4, que toute œuvre d'art doive être véridique dans ses représentations. Si le vrai n'est pas toujours vraisemblable, le vraisemblable n'est pas davantage toujours vrai. Tandis que la vérité se réfère au réel, le vraisemblable n'a trait qu'au possible... Il n'est donc pas autre chose, somme toute, que le caractère de possibilité que doivent revêtir, en peinture comme en sculpture, en architecture et en musique, les sentiments exprimés, en témoignage de la véracité ou de la sincérité de l'émotion d'où ils procèdent..."

Quels sont, en somme, les mérites et les défauts que l'on a observés dans le sujet étudié ? Quelles sont les qualités des parties et celles de l'ensemble ? Y trouve-t-on particulièrement l'harmonie, cette résultante des autres conditions du beau, et cette sérénité qui distingue infailliblement l’œuvre d'art d'une photographie, d'une réalité ? Une composition vraiment harmonieuse plaît dans toutes ses parties. Elle n'a rien de violent, rien d'outré. Avec de l'harmonie, l'expression de la douleur même garde quelque chose de majestueux.

Uns marque évidente de la beauté d'une œuvre se trouve dans le charme qu'elle exerce sur l'âme. "C'est le privilège de toutes les choses vraiment belles, dit Pellissier 5, de ne jamais lasser l'admiration, de rajeunir et de refleurir avec éclat sous la culture d'un examen intelligent. La même observation s'applique avec une parfaite exactitude à tous les chefs-d’œuvre de l'imagination, de quelque genre qu'ils soient : à la Diane de Gabies, au Septuor de Beethoven et aux Deux pigeons de la Fontaine."

Par conséquent, toute production qui perd de son charme par l'habitude est une œuvre de second ordre. Son succès, si elle en a un, tient à la mode et passera comme elle. Au reste, le succès et la popularité ne sont pas la vraie mesure de la beauté et du mérite des œuvres d'art. Par son propre poids, la foule tombe parfois dans les excès. Le goût pur, au contraire, se maintient sagement dans la voie droite, à l'abri des écarts où incline souvent le public. L'esprit humain a la notion du parfait, mais il y arrive et s'y maintient difficilement. Instinctivement il débute par la raideur, atteint parfois le naturel, finit souvent par le maniéré. Il faut se rappeler que c'est le simple qui mène au grand. Malheureusement le grand lui-même passe facilement au boursouflé, de même que l'élégance devient vite de l'affectation. Comment retenir les les artistes sur ces pentes dangereuses ? Ce n'est pas le goût public qui les sauvera, c'est l'étude de la nature et celle des grands maîtres.

A part les qualités principales de l’œuvre d'art, les praticiens examineront ce qu'on appelle l a technique, la facture et la touche. Ces trois termes, sans être identiques, désignent des choses qui se ressemblent. Elles se rapportent au secret du métier et font la personnalité de chaque artiste. La technique est l'ensemble des procédés usités dans un art. On dira, par exemple : "la technique habile de tel peintre, de telle école". C'est un terme plus générique que précis. La facture, en général, indique la manière dont une œuvre d'art est exécutée. En musique, c'est le caractère plus ou moins savant d'un morceau relativement à l'art de la composition. La touche, en peinture, c'est le mode de travail , la façon d'appliquer la couleur sur la toile, ou, si l'on veut, la manière dont l'artiste donne ses coups de pinceau. On dit une touche large, hardie, ferme, légère, fine.

Du point de vue de l'analyse et de la critique, le procédé de chaque artiste n'offre pas autant d'importance qu'on pourrait le croire. Il convient certainement que la facture ne sorte pas de la technique reconnue et qu'elle accuse une certaine maîtrise de l'art. Mais dès q u e la forme est bien rendue; l'idée, bien exprimée, et que l'effet désirable est obtenu, peu importe le mode d'exécution, qui ne ressortit à aucune loi formelle. Il n'en est pas de même d'un défaut d'exécution, qui est réellement une tache. Les insuffisances, les maladresses, comme on en rencontre chez les primitifs, et que certains de nos contemporains ont le tort d'imiter, sont autant d'obstacles à l'expression.

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1) Pour l'analyse d'une œuvre déterminée, on peut suivre le plan du chapitre qui traite de l'art auquel appartient cette œuvre. Voir la deuxième partie du présent ouvrage, Esthétique particulière.

2) La Gymnastique de l'esprit—Cinquième partie.

3) 0n raconte à ce sujet, qu'un jour Michel-Ange alla visiter les travaux d'un de ses élèves, près d'une célèbre peinture qu'exécutait Raphaël. Comme celui-ci était absent, le fameux sculpteur prit un morceau de charbon et traça, non loin du tableau de son rival, une énergique tête d'esclave. Par la vigueur de ses lignes, cette figure contrastait avec la grâce et la douceur de l'ouvrage de Raphaël. C'était une manière, de la part de Michel-Ange, de montrer que des traits vigoureux peuvent être aussi justes qu'un dessin élégant et délicat.

4) Op. cit.

5) L'Art ancien.


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Message  Roger Boivin Mar 27 Déc 2011, 11:10 pm

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L'analyse littéraire. — L’œuvre littéraire est aussi une œuvre artistique. Elle est donc du domaine de l'analyse qui nous occupe. Les procédés de l'analyse littéraire ne diffèrent pas essentiellement de ceux de l'analyse d'art, mais l'objet en est tout autre. En littérature, la forme plastique étant absente et la forme sonore moins importante, l'analyse s'attache principalement à la forme littéraire, qui tient à la composition et au style. Les trois opérations de l'art de composer formeront donc l'objet de l'analyse littéraire. Ainsi elle comportera l'étude des idées, celle de leur groupement en un plan logique et enfin celle du style.

L'analyse des idées 1, ou analyse psychologique, "doit faire la lumière sur les états d'âme que traduit ordinairement l’œuvre littéraire 2 ". A cet effet, il faut examiner à quelle époque et dans quelles circonstances l’œuvre a été écrite, quelle idée générale s'en dégage, quel caractère cette idée lui communique, et, si l’œuvre est un fragment, à quel cadre elle appartient. Puisque le choix des pensées et des sentiments soutient l'intérêt de la composition, on se demandera : " L'auteur a-t-il été heureux dans ce choix ? L'a-t-il fait servir à une vision poétique ou à reproduire simplement l'aspect des êtres ? L'expression traduit-elle plus volontiers le sentiment ou la sensation ?"

Il est deux autres points importants à examiner : la vérité ou au moins la vraisemblance dans les idées, et la moralité du morceau. "Toute erreur dans la pensée ou l'expression rend l’œuvre défectueuse. L'esprit de l'homme est fait pour la vérité. Celle-ci est son aliment. Il souffre lorsqu'elle lui est dérobée, il jouit quand il entre en sa possession... Puis, même du point de vue strictement littéraire, tout livre, tout discours, qui prêche l'immoralité ou l'erreur, est difforme et mauvais. II produit un effet contre nature, il est monstrueux 3."

En un mot, l'analyse des idées ne négligera rien qui peut jeter de la clarté sur la composition. " Il faut, dit Vapereau 4 , pénétrer la pensée de l'auteur pour la dégager des développements où il la laisse souvent flotter ; il faut l'embrasser tout entière d'un regard ferme et sûr pour la rendre aux yeux des autres en raccourci et sans l'altérer."

L'analyse du plan, ou analyse didactique, étudie l'ordre dans l'exposition des pensées et des faits. Voyez d'abord si le plan comporte les trois parties principales qui s'imposent dans toute composition : le début, le développement et la conclusion. Examinez ensuite comment sont coordonnées les idées principales et les idées secondaires, comment elles servent au développement. Sont-elles rangées dans un ordre logique, favorable à la clarté et à l'intérêt ? De quelle manière se suivent-elles et s'enchaînent-elles ? Les transitions sont-elles factices, ou l'esprit s'achemine-t-il d'une idée à l'autre par une suite impérieuse ? L'auteur n'a-t-il pas perdu de vue la proportion, qui réside dans l'importance à donner aux diverses parties de l’œuvre ; la variété, qui s'obtient par les incidents et les tableaux ; l'unité, qui fait rester dans le sujet par la dépendance logique des idées et des faits ?

Le genre même des sujets traités impose à l'auteur des plans différents, et au critique des procédés variés d'analyse. Dans un fragment de tragédie, par exemple, cherchons surtout la valeur psychologique de l'action, analysons le caractère des personnages, pour voir leur conformité avec eux-mêmes et avec l'histoire. Dans un discours, étudions principalement la force d'argumentation, l'ordre et la gradation des raisonnements. Qu'une page d'étude de mœurs — par exemple, dans les Caractères de la Bruyère — soit examinée du point de vue de la moralité et de la valeur historique.

L'analyse du style, ou analyse esthétique, étudie les qualités de l'expression littéraire : l'originalité, la concision, la clarté et l'harmonie. Le style est-il personnel et original, par l'emploi d'expressions fortes et neuves, ou impersonnel et banal, par l'usage de clichés, d'expressions ternes et surannées ? Est-il concis, disant beaucoup en peu de mots, ou délayé en un verbiage stérile ? Rappelons-nous qu'un vocabulaire bien choisi donne de la couleur, du relief et de la clarté au style. Voyons donc si celui de la composition analysée est pittoresque par le choix d'expressions qui peignent vivement, et clair par l'emploi de termes propres, plus fidèles que leurs synonymes. La page est-elle harmonieuse par l'absence de dissonances, par l'équilibre des périodes et par le mélange approprié du style coupé et du style solennel ? La phrase est-elle variée, mouvementée, ou monotone, uniforme ? Puis que penser des figures. . 5 ?

Si la pièce est en vers, examinez sa conformité aux règles de la poésie. Le rythme ajoute-t-il à la richesse de la pensée ? Les rimes ne sont-elles pas banales ? Sont-elles bien disposées ? Les vers sont-ils harmonieux ? Quels sont les effets spéciaux produits par la longueur du vers, les coupes, les rejets ? En un mot, que votre questionnaire scrute toutes les idées, dissèque toutes les phrases pour en relever les beautés, en signaler les défauts, mais sans parti-pris de louanges ou de blâmes exagérés.

Pour bien juger les mérites d'un écrivain, et notamment sa part d'originalité dans une œuvre, il est indispensable de découvrir ce qu'il doit à ses devanciers. A quelle source a-t-il puisé ? Quels emprunts a-t-il faits ? A défaut du mérite de l'invention, a-t-il du moins conservé sa personnalité ou, comme la Fontaine, créé un genre ?

Enfin l'analyse littéraire, pour donner une intelligence plus complète du morceau, doit en sortir pour le comparer aux œuvres similaires des autres écrivains.

La méthode proposée ci-dessus n'est certes pas absolue, et d'autres existent, également bonnes 6. La manière variera du reste avec la nature de la page étudiée, comme on l'a vu plus haut. Mais toujours l'analyse littéraire sera elle-même une composition soumise aux principes de l'invention, du plan et du style 7.

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1) On objectera peut-être ici que l'idée de l'écrivain est distincte de la forme littéraire et qu'elle peut revêtir une beauté propre. Oui, mais l'analyse ne peut séparer la forme de l'idée. Ce qui nous captive le plus dans la forme, c'est la pensée qu'elle incarne. "La pensée, dit Frayssinous, brille par l'expression, comme les objets se montrent aux yeux par la lumière qui les colore." Du reste, trouver les idées qui s'ajustent à un sujet, n'est-ce pas déjà un art ?

2) Ricardou, la Critique littéraire.

3) L'abbé Antonio Camirand, Notions psychologiques et métaphysiques du beau.

4) Dictionnaire des littératures.

5) Dans l'enseignement, — surtout l'enseignement élémentaire, — on apporte une attention particulière à la langue (lexicologie et syntaxe). Voir Crouzet, Berthet et Galliot, Méthode française, 1er et 2e volume, 1917.

6) Par exemple, on peut suivre le plan des chapitres XII et XIII, qui traitent du beau dans la composition littéraire et dans l'expression littéraire.

7) Pour une étude plus complète sur l'analyse littéraire, on peut voir Mgr Georges Grente, la Composition et le Style, 4e édition.

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