MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
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Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
Contre un pareil état de choses, la situation des États chrétiens se révélait très difficile. Le Saint-Père, par la bulle In coena Domini, défendait expressément de vendre aux Barbaresques des armes, des munitions et, en général, tout ce qui pouvait servir à leurs galères. Les rois de France agissaient de même. Et l’on connaît les expéditions malheureuses ou éphémères de Charles-Quint. C’est que cette gigantesque piraterie, que nous essayons d’évoquer ici, se compliquait de questions politiques, comme aujourd’hui la situation internationale des Soviets.
Au-dessus, ou mieux, à côté des corsaires, l’Afrique du Nord montrait un semblant de gouvernement régulier, qui relevait du sultan de Constantinople, constituait une sorte de résurrection de l’Empire d’Orient, contre le Saint-Empire d’Occident.
La diplomatie ne pouvait l’ignorer, et, tour à tour, les États chrétiens avaient même été obligés de s’appuyer sur les mécréants qu’ils pourchassaient naguère dans leurs croisades et qui, maintenant, à leur tour, faisaient peser sur le monde civilisé une perpétuelle menace. Par la péninsule des Balkans entièrement en son pouvoir, comme par les rivages d’Afrique, jusqu’au Maroc, l'Asie, envahie naguère par les compagnons et les émules de Godefroi de Bouillon, enserrait la chrétienté dans les deux branches d’une tenaille gigantesque.
Nous qui n’avons connu que « l’homme malade », perpétuellement refoulé et traqué dans Stamboul, nous oublions facilement la situation paradoxale de Charles-Quint et de Louis XIV. Jusqu’à notre époque, le drapeau vert flottera au-dessus de l’étendard des corsaires, à Tanger, à Alger, à Tripoli, comme à Tunis, couvrant ainsi de la puissance du vaste empire islamique les pires exactions dont puisse rougir l’humanité.
Car, dans ces nids de voleurs, il y a des représentants officiels du Commandeur des Croyants : ici un dey, là des beys ou des pachas, délégués par la Sublime Porte, ou élus par les divans, assemblées de fonctionnaires chargés de la marine, du trésor, des domaines, de l’armée.
Par Armand Praviel
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Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
Date d'inscription : 28/01/2009
Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
Cette armée, ou odjak, s’affirmait la véritable maîtresse du pays. Soumise en apparence au bey et à l’agha, qui la commandait, elle s’en débarrassait aisément quand ils cessaient de lui plaire : le régime turc dans toute son horreur. Cette milice, en effet, correspondait aux janissaires ; mais ici, ce n’était qu’un ramassis d’aventuriers, bien inférieurs à ceux de Constantinople, une racaille dont les sultans n’auraient pas voulu et dont ils se débarrassaient en les expédiant au loin.
À côté de ces sortes de prétoriens, qui maintenaient malgré tout son allure nationale à la caverne d’Ali-Baba, prospéraient et se prélassaient les reïs, anciens compagnons de Barberousse et de Dragut dans les expéditions maritimes. Écartés systématiquement du pouvoir, pour ne pas le compromettre, et dans l’intérêt de leur propre sûreté, ils ne pensaient qu’à s’enrichir et à exercer une influence locale, qui leur permit de se soustraire aux exigences des pachas et à la turbulence de l’odjak.
À cet effet, ils avaient constitué une puissante corporation nommée taïffe, qui tenait en respect leurs rivaux. Alertes, hardis, intelligents, habitués à la course, ils composaient une espèce d’aristocratie du vol et de la rapine, installée près du bassin dans un quartier à eux, sorte de forteresse qu’entourait leur nombreuse clientèle cordiers, constructeurs de bâtiments, fabricants de goudron et de brai, vendeurs de biscuits et de poissons salés, et, plus loin, marchands d’esclaves, trafiqueurs de cargaisons et de butins.
Par Armand Praviel
Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
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Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
Là, en Alger comme à Tunis, nous sommes au cœur de la vieille ville : la population ne vivait que des expéditions des reïs. Quand la course s’arrêtait, languissait, ne donnait plus de profits, tous, Turcs, Arabes, chrétiens et renégats, maîtres et esclaves, incapables de travailler et de produire quoi que ce soit, mouraient littéralement de faim. Le bey, privé du plus important de ses revenus, ne pouvait même plus solder ses janissaires. Des émeutes éclataient et se terminaient fréquemment par le massacre du pacha et de ses conseillers.
Mais aussi, quand une prise entrait dans le port, quel changement ! Voilà la raison de la liesse extraordinaire que nous venons d’essayer de décrire.
Les armateurs se réjouissaient des gains qu’allait leur rapporter l’argent engagé dans l’armement des navires. Les négociants achetaient esclaves et marchandises ou vendaient aux nouveaux débarqués tout ce qu’ils possédaient en magasin d’habits et de victuailles. Chacun célébrait les corsaires. C’est ainsi que la Taïffe, pourtant sans aucun pouvoir officiel, déclenchait à son gré le calme ou la révolte.
Par Armand Praviel
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Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
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Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
Ces bandits ploutocrates de la deuxième époque, Sinan le Juif, Carcia Diabolo, Arnaute Reïs, Marni Reïs et le plus fameux de tous, Ali Bitchin, vivaient avec somptuosité. Haïs des mauresques, méprisés des femmes turques, ils s’entouraient d’esclaves, et surtout de jeunes pages qu’ils couvraient de damas, de satin et de velours, de chaînes d’or et d’argent, d’armes ciselées et damasquinées.
On ne cessait de rappeler leurs exploits avec orgueil. Voici, par exemple, le grand More, qui avait pris à l’abordage, pour son coup d’essai, le galion de Naples, chargé de blé, de dix mille paires de bas de soie, de vingt caisses de fil d’or, de dix caisses de brocatelle, de soixante-seize canons, de dix mille boulets et de cent trente hommes, immédiatement réduits en esclavage !
Voici Hamida ben Negro, qui avait failli capturer don Juan d’Autriche lui-même et s’empara de la galère la Sainte-Agathe, où se trouvaient huit cent mille réaux, les riches bagages du marquis de La Serra et un grand nombre de gens de qualité, soumis à d’énormes rançons.
Voici, plus tard, Kara Oges, qui, dégoûté du métier de portefaix, radoube une vieille barque abandonnée, prend la mer au hasard, et, grâce à son audace inouïe, met la main sur le vaisseau marseillais Notre-Dame-de-la-Garde, dont il vend la cargaison quatre cent mille livres.
Par Armand Praviel
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Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
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Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
Voici enfin Piccimino, Vénitien, devenu musulman sous le nom d’Ali Bitchin.
Celui-là, grand amiral d’Alger, du consentement des pachas et de la Sublime Porte, détenait d’incalculables richesses, près de trois mille captifs répartis sur sa flotte et sur ses immenses propriétés, sans compter cinq à six cents esclaves, enfermés dans un bagne contigu à son palais.
Il ne sortait qu’entouré et suivi d’une garde de fantassins et de cavaliers armés de pied en cap ! Aristocrate élégant et corrompu, il opposait dédaigneusement au fanatisme de la populace un scepticisme bien rare sous le turban.
Un esclave lui annonce-t-il, pour essayer de capter ses bonnes grâces, qu’il veut abjurer sa foi ? Il le fait bâtonner jusqu’au moment où ce misérable lui avouera qu’il a parlé de renier son Dieu dans l’espoir d’échapper aux galères.
– Je remets les chrétiens dans le christianisme à grands coups de bâton, disait-il.
Par Armand Praviel
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Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
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Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
Un autre jour, un de ses serviteurs lui rapporte un diamant d’une valeur inestimable, qu’il avait cru perdu.
– Tiens ! lui crie-t-il, en lui jetant une pièce de monnaie, vas acheter une corde pour te pendre, bête brute qui avais trouvé la liberté et n’as pas su la garder !
Avec tout cela, il y avait en lui du gentilhomme : il méprisait les lâches et respectait la parole donnée.
Dans une incursion qu’il fit aux environs d’Oran, il se vit accoster par un chef musulman, qui lui avoua :
– Le grand chagrin de ma vie est de n’avoir pas encore sacrifié un chrétien de ma propre main. Action méritoire et qui plaît tant à Mahomet ! Votre Seigneurie, qui a tant d’esclaves, ne pourrait-elle pas m’en donner un, pour me permettre d’accomplir une oeuvre aussi sainte ?
Ali le considéra avec une profonde ironie.
– Volontiers, répondit-il. Tu vois ce petit bois ? Je vais t’y envoyer la victime que tu désires si pieusement.
Quelques instants après, le Maure, tout joyeux, qui aiguisait son couteau, vit apparaître un vigoureux soldat espagnol, armé d’une bonne épée et d’une dague : et le chrétien chargea le pauvre homme avec une telle impétuosité, qu’il fut obligé, le fer aux chausses, de se réfugier auprès d’Ali Bitchin, au milieu d’une tempête d’éclats de rire et de huées.
Par Armand Praviel
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Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
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Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
Une autre fois, comme on avait amené au pirate la fille d’un riche marchand de Valence, le père vint offrir rançon pour lui et pour son enfant.
Six mille patagons ! tel est le chiffre que fixa dédaigneusement le grand Amiral.
– Oh ! Seigneur, protesta timidement un renégat de sa suite, cet Espagnol est beaucoup plus riche que Votre Grâce ne l’imagine. Il peut payer quatre fois davantage.
– Ma parole est ma parole ! gronda le maître. Allez !
Et les deux captifs furent incontinent remis en liberté.
On pourrait multiplier ainsi les anecdotes sur ces étranges et féroces personnages, qui se détachent avec un tel éclat en face de l’Europe renaissante et classique. Ce serait refaire maladroitement les Orientales, où passe toute la marine barbaresque.
Nous croyons en avoir dit assez pour indiquer dans quel guêpier infernal, dans quel cloaque de vices et de crimes, monsieur Vincent venait d’être jeté.
Par Armand Praviel
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Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
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Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
En face de cette négation constante de la plus élémentaire morale, de la plus rudimentaire humanité, les réactions, jusque-là, s’étaient révélées insuffisantes. Au début, en 1541, Charles-Quint, nous l’avons rappelé, avait essayé de détruire ce repaire de bêtes féroces. Muni d’absolutions et d’indulgences par le pape Paul III, il arriva devant Alger, avec cent vaisseaux et vingt galères portant trente mille hommes. Il débarqua au cap Matifou et construisit le fort de l’Empereur, d’où il espérait bombarder et ruiner l’aire principale des vautours ottomans.
Tout semblait lui promettre une victoire pareille à celle qu’il avait remportée devant Tunis sept ans auparavant. Une simple muraille entourait Alger, dont la garnison comprenait à peine huit cents Turcs et six mille Maures.
Allah, sans doute, protégea ses fidèles ! Le premier assaut, mené avec trop d’impétuosité par les chevaliers de Malte, échoua devant la porte de Bab-Azoum, et il ne fallut pas moins que l’intervention personnelle de l’Empereur pour empêcher que l’affaire se terminât en déroute.
« L’Allemand, a dit le duc d’Albe, a généralement l’aplomb d’un vieux soldat ; mais si vous voulez qu’il se montre ferme, ne le mettez pas en présence de compagnons qui fuient. »
Par Armand Praviel
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Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
Date d'inscription : 28/01/2009
Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
Cette fois, l’énergie farouche de Charles-Quint, le dévouement de sa garde rétablirent le combat sous une nuit de pluie, de grêle et de vent.
Car le mauvais temps s’était mis de la partie. Le 24 octobre, de grandes lames de fond annoncèrent la tempête, qui se déchaîna, le lendemain, avec une incroyable furie. Les ancres s’arrachaient, les câbles se rompaient, les navires s’entrechoquaient et roulaient bord sur bord à tel point que parfois leurs hunes trempaient dans les eaux. La division espagnole, formée de vaisseaux à voiles, sombra presque tout entière aux yeux de l’Empereur consterné : elle perdit, à elle seule, cent cinquante unités.
Les galères résistaient mieux ; à la fin, les forces manquèrent à leur chiourme : quatorze d’entre elles s'échouèrent ; et il fallut toute l’énergie de Don Antonio d’Aragon pour arracher les naufragés aux bandes de Turcs et de Maures, qui, profitant du désordre, accouraient pour les massacrer.
Le rembarquement, qui se prolongea jusqu’au début de novembre, ne put s’effectuer qu’avec les plus grands efforts, au travers de mille obstacles. Certains navires furent jetés à la côte et les soldats qu’ils portaient massacrés ou réduits en captivité ! Les prisonniers furent tellement nombreux que l’on pouvait, à cette époque, paraît-il, « acheter un esclave pour un oignon ». Avec leur butin, les Barbaresques armèrent Alger, l’encerclèrent d’infranchissables murailles, consolidèrent les forts de l’Empereur, des Vingt-quatre Heures et de Bab-Agour, élevés et abandonnés par leur terrible adversaire. Cette attaque malheureuse n’avait servi qu’à décupler leur puissance.
Par Armand Praviel
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Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
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Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
La défaite de Charles-Quint venait de n’avoir écouté les conseils de personne, ni du pape Paul III, ni d’André Doria, qui lui avait répété : « Il n’y a que deux ports en Afrique : juin et juillet. » Un siècle après, un religieux de Saint-Maur, longtemps captif des Turcs, écrivait :
D’effroyables tempêtes dévastent, aux mois d’octobre et de novembre, la côte de Barbarie. J’ai vu, par une matinée, vingt-sept vaisseaux de corsaires jetés sur le rivage et brisés en un instant. Vingt mille hommes sont nécessaires pour la conquête d’Alger. Il faudrait y aborder vers la fin d’avril, ou en mai, ou, pour le moins, au mois de juin. Les chaleurs sont alors assez véhémentes. Je voudrais débarquer l’armée sûrement, facilement, commodément, sans perdre un seul homme.
Par quel procédé ?
Le voici : il faudrait d’abord, pour ôter tout ombrage, faire mouiller tous les vaisseaux dans la rade, assez près de la ville ; là, faire semblant, un jour ou deux, de tenter la descente, faire avancer les galères de ce côté, afin que l’ennemi mît en cet endroit toute son application. Une belle nuit, on appareillerait et on s’en irait droit à l’occident d’Alger, du côté de Cherchell, où l’on arriverait avant le jour. À la pointe du jour, on débarquerait le monde sans péril. Le fond est très sain, les vaisseaux pourraient battre la terre de leur canon1.
Pour suivre et appliquer ces conseils, on attendrait encore bien longtemps. Au XVIIe siècle, les Beaufort, les Duquesne, les d’Estrées essaieraient vainement de vaincre les pirates africains ou de les intimider ; et, jusqu’en 1830, les navires de commerce, dans la Méditerranée, en seraient réduits à se défendre par leur initiative privée, soit en formant de véritables caravanes, soit en se faisant escorter de vaisseaux sérieusement armés.
Par Armand Praviel
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Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
Date d'inscription : 28/01/2009
Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
Au moment où monsieur Vincent débarquait à Tunis, la situation était plus insoluble et plus cruelle que jamais. Vainqueurs du puissant Empereur, les corsaires se croyaient tout permis et redoublaient leurs courses et leurs exactions. « La teneur du nom musulman, écrivait l’historien d’Aroudj et de Khaïr-ed-Din, reste profondément gravée dans le coeur des infidèles. »
S’il ne tremblait pas, ayant mis sa confiance en la toute-puissance de Dieu, notre jeune saint gascon était trop avisé, comme ceux de sa race, pour se bercer d’illusions sur le sort qui l’attendait.
Au point de vue purement humain, aucun moyen de sortir de là, aucun espoir de reprendre, un jour, la carrière ecclésiastique dans sa patrie. Rien n’était pratiquement organisé pour combattre l’esclavage qui entassait dans ce pays maudit des milliers de malheureux. L’Europe assistait, impuissante, à cette abominable résurrection de ce que le paganisme antique avait eu de plus odieux. À la féroce brutalité turque, à la haine fanatique du nom chrétien, le climat, les mauvaises conditions d’existence, les maladies ajoutaient un poids qui entraînait à la mort des troupeaux de malheureux.
À cet enfer matériel s’ajoutait, plus terrible encore, un enfer moral, qui allait se révéler peu à peu. Il semblait que Dieu fût absent de ces rives maudites, où, seuls, régnaient sous forme humaine les sept péchés capitaux. Ils obstruaient tout l’horizon, dénaturaient la lumière du ciel ; à tel point qu’un grand nombre de désespérés perdaient courage, reniaient la foi de leur baptême, s’enlisaient dans cette boue, oubliaient ce qui les rendait dignes du nom d’homme.
Par Armand Praviel
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Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
Date d'inscription : 28/01/2009
Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
On dirait qu’à cette heure critique des siècles, où après tant de luttes fratricides, le monde chrétien haletait vers un grand élan sauveur de charité, la Providence, ayant choisi notre Vincent pour cet effort sublime, a voulu le mettre en présence, que dis-je ? voulait lui faire toucher du doigt ce que le monde avait de plus cruel, de plus injuste, de plus inique, étaler devant lui les misères physiques et morales les plus désespérées, afin que son jeune coeur en fût bouleversé pour toujours, et qu’il ne cessât plus, durant son apostolat de soixante années, de répéter le Misereor super turbam.
Par Armand Praviel
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Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
Date d'inscription : 28/01/2009
Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
CHAPITRE III
LE PAUVRE PÊCHEUR
Le supplice du badistan ne se prolongea pas beaucoup pour l’abbé Vincent. Sa mine robuste et saine, son air de douceur et de soumission, son allure paysanne agréèrent à un Maure de la Goulette, qui l’acheta – pas bien cher – et l’emmena chez lui.
Tout valait mieux que la continuation de ce hideux marché ou que le bagne, régi par les Turcs.
Le propriétaire du jeune homme, s’il ne se distinguait point par une excessive activité, avait tout de même un semblant de métier, chose assez rare en ce pays où la plus abominable paresse engourdissait les habitants. S’il ne cultivait pas une terre dès longtemps en friche, abandonnée aux sables et aux ronces, il se livrait à la pêche le long des côtes.
Occupation qui aurait pu être amplement fructueuse, car ces rivages de Tunisie sont abondants en poissons, comme le rouget, la sardine, le thon ; en coquillages, comme les huîtres, les clovisses, les oursins, les moules ; en crustacés, comme les crevettes et les homards. Plus industrieux, il aurait su arracher aux flots les éponges, et même du précieux corail. Mais c’était un homme sans énergie et sans ambition, qui se contentait de louvoyer près des falaises avec son petit bateau et de laisser son esclave prendre ce qu’Allah lui envoyait.
Par Armand Praviel
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Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
Date d'inscription : 28/01/2009
Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
Vincent n’eut donc pas été très malheureux chez cet infidèle, qui ne le rudoyait guère, si, par une contradiction bizarre chez un riverain du golfe de Gascogne, son tempérament à la fois bilieux et sanguin avait pu s’accommoder de cette existence amphibie. Mais le mal de mer tenaillait son estomac et son foie, dès que la coquille de noix qui le portait commençait à danser sur les lames courtes de la Méditerranée. Il devenait alors totalement incapable de se livrer au moindre travail. Il ne lui restait plus qu’à s’allonger au fond de la barque, à fermer les yeux, et à espérer le moment de regagner la Goulette.
Dans ces longues heures d’affaissement et de confuse souffrance, sa vie défilait derrière le rideau baissé de ses paupières. Il n’était plus en Afrique, sous le soleil de plomb fondu de la Tunisie, mais dans un climat plus frais et plus doux, constamment balayé par les vents pluvieux de l’Atlantique. C’était Pouy, là-bas, en Marensin, le petit village en terre battue, en pans de bois et en torchis, où vivaient encore son père Jean de Paul, sa mère Bertrande de Moras, et ses cinq frères et soeurs : Jean, Bernard, Gayon, Marie et Marie surnommée Claudine, pour la distinguer de son aînée. Une famille paysanne, tout ce qu’il y avait de plus paysan : ce ne sera que beaucoup plus tard, plus de deux cents ans après, qu’on aura l’idée saugrenue de faire de la particule un titre de noblesse.
Oh ! en soi, la vie de pêcheur ne l’effraie pas, notre Vincent : il a été berger. Et berger dans les Landes, sous Henri III, c’est-à-dire au moment des plus épouvantables cataclysmes qui aient ravagé un pays chrétien.
À suivre..
Par Armand Praviel
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Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
Date d'inscription : 28/01/2009
Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
Songe-t-on un peu, quand on considère ces régions gasconnes, aujourd’hui loin des guerres et des conflagrations européennes, cultivées, assainies, sauvées des marais, des sables, de la mer, ce qu’elles furent à cette époque ? Le champ de bataille de la France. Tout près, c’est la Navarre avec Jeanne d’Albret et son fils ; à l’est, Blaise de Monluc et Montgomery, tour à tour, brûlent les villes, ravagent les moissons, passent les habitants au fil de l’épée. Une seule chance d’échapper à ces bourrasques rivales : se réfugier aux solitudes, comme les Paul : mais alors quelle existence ! Un toit de chaume dont on partage l’abri avec un bétail encombrant et malodorant ; de misérables grabats allongés dans une salle commune établie à même le sol ; comme nourriture, jamais de viande, très peu de vin, un peu de cidre médiocre : seulement de la bouillie de millet, de la farine de maïs cuite dans un pot, duquel on tire tant qu’il en reste.
À suivre..
Par Armand Praviel
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Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
Date d'inscription : 28/01/2009
Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
Tristes hivers, quand les souffles furieux de l’Océan hurlent aux portes, rabattent la fumée du toit ; mieux valait s’en aller, petit pâtre nu-pieds, vêtu d’une peau de mouton, un bissac à l’épaule, le bâton à la main, un cantique aux lèvres.
Berger, oui, berger, il a été cela, toute son enfance, l’abbé Vincent, et il ne le regrette pas. Plus tard, par humilité, il dira même qu’il a été porcher... Et, au fait, que penseriez-vous d’une maison de paysans gascons, où il n’y aurait pas le « pauvre monsieur » habillé de soie, dont le trépas marque la plus grande fête de l’année ?
Il se revoit, avec son troupeau et son chien, sur les routes de ce pays si plat, que l’on croit toujours y voir apparaître la marée au bout de l’horizon. Il l’a par. couru dans tous les sens ; parfois même, il en sortait. Quelques-unes de ses randonnées solitaires ne l’ont-elles pas amené jusqu’en Chalosse ? Il couche au hasard, n’importe où, dans les étables, mange à la grâce de Dieu. Une vie de sauvage et de vagabond.
À suivre..
Par Armand Praviel
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Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
Date d'inscription : 28/01/2009
Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
Cependant, déjà, une vie de petit saint. Il prie, il chante les louanges du Seigneur avec une de ces belles voix de Gascogne, aiguës et perçantes d’abord, rondes et pleines plus tard, faites pour le latin et la langue d'oc. Jamais de dissipation, de mauvaises compagnies. Il trouve le moyen d’économiser sur les maigres ressources de ses voyages une somme énorme, trente sols ! Seulement, un jour, il a vu un vieux pauvre assis au coin d’une borne, qui tendait, de sous ses haillons sa main calleuse et terreuse... Son coeur s’est fendu... Il a mis tout son trésor dans cette main inconnue, en songeant que, d’après l’Écriture, c’était celle de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
À qui doit-il cette précoce sainteté, cette flamme de charité, qui, dès l’enfance, l’embrase tout entier ? À la protection de Dieu, bien sûr, de Dieu qui a de grands desseins sur lui ; et aussi à l’exemple admirable de ses parents, gens simples et tout pétris d’Évangile par une longue hérédité.
On s’est complu à nous présenter Vincent entrant, le béret à la main, dans les églises de son pays, et même de Notre-Dame de Buglose, qui n’existait pas encore. Hélas ! comme l’écrit un contemporain, « les églises qui avaient échappé à la fureur des impies, principalement à la campagne, n’étaient plus couvertes que de chaume, ruinées pour la plupart, sans livres, ornements et plusieurs sans tabernacles. Le Fils Dieu y était logé en des ciboires de cuivre tout verdis et à demi pourris, les hosties quelquefois pleines de vers ou mangées de souris ».
À suivre..
Par Armand Praviel
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Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
Date d'inscription : 28/01/2009
Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
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Chère Marie-Madeleine,
Merci pour votre intervention sur la Prédestination; sujet difficile et épineux s'il en est un... J'ai commencé à lire MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS... extrêmement intéressant et je dirais même fascinant. J'espère en poursuivre la lecture le plus tôt possible...
Chère Marie-Madeleine,
Merci pour votre intervention sur la Prédestination; sujet difficile et épineux s'il en est un... J'ai commencé à lire MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS... extrêmement intéressant et je dirais même fascinant. J'espère en poursuivre la lecture le plus tôt possible...
Dernière édition par ROBERT. le Dim 21 Nov 2010, 6:31 pm, édité 1 fois
ROBERT.- Nombre de messages : 34713
Date d'inscription : 15/02/2009
Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
À proprement parler, aucune vie rituelle pour un paysan comme cela, à cette époque. Si le pauvre pêcheur de la Goulette remonte dans ses rêves à ce moment de sa vie, il n’y retrouve aucune de ces figures de prêtres, qui, en général, rayonnent sur la mémoire des hommes. Ah ! Seigneur ! À quel degré est descendu le clergé de nos campagnes ! L’état ecclésiastique apparaissait tout bonnement comme le plus facile des métiers, y entrait qui voulait. Vincent, lui-même, le formulera nettement plus tard : « Un homme, après sa théologie, après sa philosophie, après les moindres études, après un peu de latin, s’en allait dans une cure et y administrait les sacrements à sa mode. »
Le Concile de Trente était loin d’être appliqué. Les desservants savaient tout juste lire, écrire et bafouiller un peu de plain-chant. Un pieux auteur rapporte que, dans une assemblée de prêtres, il ne s’en trouva pas un qui sut expliquer ce verset, pourtant assez facile, du Magnificat : « Dispersit superbos mente cordis sui. » Ils étaient, d’après un autre, si parfaitement ignorants des mystères de la religion qu’ils avaient pour tache d’enseigner, qu’on en rencontrait qui ne connaissaient pas même Jésus-Christ et ne pouvaient dire combien il y avait en lui de natures !
Chose inouïe, des curés exerçaient le ministère sacré de la confession sans savoir par coeur les paroles sacramentelles de l’absolution ! D’autres se montraient incapables de dire la messe : certains la commençaient au Pater noster ; d’aucuns prenaient leur chasuble à la main et récitaient ainsi l’Introïbo ; ils s’habillaient complètement quand ils en avaient le loisir, au cours du divin Sacrifice. Encore faut-il s’entendre. Beaucoup ignoraient la soutane, et s’en allaient vêtus n’importe comment. Au moment où ils devaient officier, ils passaient les ornements sacerdotaux sur leurs justaucorps, sur des habits sordides, quelquefois sur des mandilles de laquais.
À suivre..
Par Armand Praviel
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Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
Date d'inscription : 28/01/2009
Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
Du fond de sa barque, doucement ballottée, Vincent, les yeux fermés, entend venir à lui la rumeur innombrable de la Méditerranée. Pour éloigner le mal de mer, il cherche à se leurrer, à écarter l’idée qu’il est le jouet des vagues. Tout ce qui pleure, tout ce qui gronde, tout ce qui sanglote, cette immense plainte qui l’environne, n’est-ce pas le gémissement des âmes sans pasteurs et sans secours ? Ah ! qu’il lui soit donné d'échapper à ses nouveaux maîtres, de rentrer en France, avec quelle ardeur ne courra-t-il pas à ces abandonnés ! Il faut leur envoyer des missionnaires, comme il en faudrait ici-même, chez les Maures et chez les Turcs.
Certes, il ne l’ignore pas, il y a, en France, depuis un demi-siècle, des séminaires ; mais, dans la plupart, les élèves destinés à l’Église ne servent que de laquais à Messieurs les Chanoines pour leur porter la queue, d'où leur nom de « caudataires » ; l’instruction n’y est réellement donnée qu’aux fils de bourgeois, au détriment des pauvres...
Toujours, autour de ses pensées, reviennent les humbles, les esclaves, les sacrifiés d’ici-bas ! Comme si, même pour le monde chrétien, Notre-Seigneur n’avait pas parlé !
À suivre..
Par Armand Praviel
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Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
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Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
Cependant, par une protection spéciale de la Providence, il n’a été poussé dans les ordres, lui, qu’après une solide éducation. À quatorze ans, son père, frappé de ses dispositions, l’avait conduit aux Pères Cordeliers, qui, à Dax, moyennant soixante livres par an, prenaient des pensionnaires, qu’ils envoyaient au collège religieux, contigu à leur couvent. Désormais, ce fut pour lui une existence tellement différente !
Le petit sauvageon des Landes se mettra au travail intellectuel pour de longues années, et avec une ardeur et un succès tels que d’autres dangers naîtront pour lui. Certes, le milieu s’affirme privilégié, où il se plonge avec délices dans les lettres humaines et divines, ce grand saint qui deviendra l’un de nos plus savoureux prosateurs français. Il ne ressent plus le contrecoup de tant de guerres, de dévastations et d’incendies. Un autre Gascon est monté sur le trône de France pour faire cesser tant de désordres, et sa toute-puissante protection s’étend plus particulièrement sur sa province.
Vincent brille dans ses classes. Il en oublie presque ses anciennes campagnes monotones, où il déambulait jadis derrière son troupeau, sans jamais rencontrer que chapelles en ruines ou sanctuaires déserts. Au milieu de ces bons Pères et de ces savants professeurs, n’a-t-il pas été exposé à se faire une idée bien bassement humaine de la vocation ?
N’a-t-il pas été tenté par orgueil ? Il se souvient encore avec honte du plus lourd péché de sa jeunesse studieuse, alors qu’il rougissait de sa famille rustique, et surtout de son père, de son pauvre père, assez grossièrement vêtu et un peu boiteux, qui s’imposait de si lourds sacrifices pour qu’il pût occuper plus tard un rang honorable dans le clergé. Un jour, n’a-t-il point poussé l’ingratitude jusqu’à refuser d’aller le voir au parloir, alors que le bonhomme, avec ses houseaux crottés et son bonnet à la coquarde, avait fait le chemin de Dax pour l’embrasser ?... Est-ce possible ! Ah ! il est bien puni, maintenant ! Esclave en Barbarie, reverra-t-il jamais l’Europe, et la France, et la Gascogne ? N’est-il pas pour ne jamais se séparer de ceux qu’il aimait ?
À suivre..
Par Armand Praviel
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Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
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Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
Évidemment, il s’en rend compte au long de ses heures de solitude maritime, ces études savantes sont un bien grand danger pour l’esprit et le coeur. Il a tellement travaillé, après le long repos de ses quatorze ans de bergerie ! De très bonne heure, la chaleureuse recommandation du Père gardien des Cordeliers l’a introduit comme précepteur chez Me de Comet, à la fois avocat à Dax et juge de Pouy ;
il continue à suivre les cours, mais, ses moindres loisirs, il les emploie à l’éducation de jeunes enfants ; il apprend et il enseigne. Que lui reste-t-il pour la méditation et la prière ? C’est peut-être pour rattraper ce temps sacrifié que Dieu lui accorde la grâce de le jeter chez les Barbaresques, d’être un esclave malade, et, par force, inoccupé.
Sans cela, le sort en était jeté : il eût été professeur. Professeur ecclésiastique, certes : dès le 20 décembre 1596, il a pu se rendre à Bidache, avec la permission du vénérable Chapitre de Dax, le siège épiscopal étant vacant, afin de recevoir la tonsure et les ordres mineurs des mains de Mgr Salvat Diharce, évêque de Tarbes ;
mais il ne rêve que d’étudier encore et toujours. Ce cerveau longtemps demeuré en friche s’adonne au travail avec une sorte de passion. C’est alors qu’il s’orientera vers la grande ville renommée entre toutes « pour apprendre », vers Toulouse.
Quand il y arriva, elle frémissait encore du douloureux soubresaut des guerres fratricides, qui, depuis soixante ans, l’avaient ensanglantée. Une fois de plus, elle méritait autrement que par ses briques son surnom de « ville rouge ». Rabelais s’en était enfui, épouvanté. Après tant de supplices, d’émeutes, de bagarres, le Parlement et les Capitouls se voyaient forcés d’intervenir à tout moment pour surveiller la vie universitaire, empêcher les étudiants de porter des armes, réprimer les émeutes et leurs sévices.
À suivre..
Par Armand Praviel
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Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
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Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
Étrange ville ! Vincent en fut un peu effrayé. Il se souvenait d’une affaire qui avait mis toute la population en émoi : des troubles sur la bizarre place que surmontait le clocher inégal de la cathédrale Saint-Étienne, et deux jeunes gens, Firmin et Claude de Rousselet, y massacrant, sans autre forme de procès, le capitoul Céléry, qui s’efforçait de rétablir l’ordre. Quel hourvari ! Quelles disputes !
Le peuple partagé en deux camps, les uns tenant pour la municipalité siégeant au Capitole, qui frappait de mort les meurtriers de leur collègue, les autres, les nobles et les écoliers, rangés autour du Parlement, qui commuait la peine en cinq ans de bannissement et deux cents livres d'amende. Il revoyait, au milieu d’un tohu-bohu sans nom, d’une tempête d’invectives et de bourrades, les deux coupables amenés en chemise, la hart au col, ans la Grand’Chambre, et obligés de s’agenouiller humblement sur le carreau, devant Messieurs les Capitouls... Encore un endroit sur la terre où ne régnait guère la charité de Jésus-Christ !
Pour oublier cette ville brûlante, rongée par le soleil et le vent d’autan, ses ruelles d’émeute, sa foule criarde, bavarde et passionnée, Vincent se réfugiait dans les cloîtres de l’Université, où pontifiaient les Frères Prêcheurs, rangés autour des insignes reliques de leur maître saint Thomas d’Aquin, les Carmes, les Augustins, les Bernardins, occupant quatre chaires sur sept de l’illustre Faculté de Théologie. Il n’avait pas obtenu de bourse, mais les économies réalisées chez M. de Comet lui permirent de payer pension dans le collège créé par le cardinal Pierre de Foix, élève encore la masse de son donjon carré, auprès du clocher des Cordeliers.
À suivre..
Par Armand Praviel
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Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
Laissons la Toulouse batailleuse et ligueuse évoquer morts de ses discordes d’hier dans les disputes des vivants ; oublions les anciennes haines qui frémissent encore dans les remparts ébréchés et les quartiers incendiés ; au paisible carillon de cent chapelles, sous les clochers octogonaux du quartier des Écoles sur lequel veille Saint-Sernin, ne connaissons que Toulouse la Sainte et Toulouse la savante, où des maîtres éminents groupent autour de leur chaire des centaines d’auditeurs, où tout palpite du désir de savoir. Pendant sept années, Vincent de Paul, ignoré, travaillera, étudiant modèle, dans ce cadre incomparable de lumière, de couleur et de musique. Le petit pâtre de Gascogne s’y fera une âme d’humaniste.
Comme elles sont loin les randonnées à travers le Marensin et la Chalosse ! Il ne reviendra là-bas qu’à l’occasion de la mort de son père (7 février 1598), puis, vers la fin de la même année, pour recevoir le sous-diaconat, à Tarbes, des mains de Mgr Diharce ; mais il semble bien que le Languedoc si ardent et si finement lettré l’a tout à fait conquis ; et, avant qu’il ait atteint sa vingtième année, le voici professeur dans une petite institution, à Buzet-sur-Tarn, à huit ou dix lieues de Toulouse.
Cette paroisse est charmante ; elle est située au bord de la rivière si souvent rougeâtre qui descend des Cévennes, et au milieu de ces derniers contreforts du Massif Central, si boisés, si verts, parfois si farouches, qui caractérisent le pays albigeois ; c’est le Haut-Languedoc, très différent de l’autre, de celui qui étale vers la Méditerranée ses longues plaines, ses collines pelées et ses étangs. Pays totalement inconnu, dont on ne soupçonne même pas l’existence. Vincent y a vécu plusieurs années dont il garde un souvenir enchanté, trop charmant.
Serait-ce bien là l’épreuve de la vie, le passage difficile qui doit nous conduire en paradis ? Il avait franchi les étapes pénibles, les examens ardus. En pleine nature, il recevait de jeunes gentilshommes sous les ombrages de Buzet ; les petits-neveux de Jean de La Valette, grand-maître de l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem, entre autres ; et il les instruisait de son mieux, avec sa science neuve, et son coeur neuf. Il y réussissait. Il était écouté, respecté, aimé. Pourquoi ne ferait-il pas là toute sa carrière ? N’était-ce pas la volonté de Dieu ?
Il le crut, même après qu’il eût été ordonné prêtre, à dix-neuf ans, par Mgr François de Bourdeille, évêque de Périgueux, en sa propre chapelle. On s’intéressait à lui de divers côtés. Parfois à tort et à travers. M. de Comet s’entremit aussitôt auprès de l’évêché de Dax et réussit à le faire nommer curé de Tilh. Mais ne voilà-t-il pas que cette décision est attaquée, je ne sais plus pourquoi ?
À suivre..
Par Armand Praviel
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Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
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Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
Le jeune curé maintiendra-t-il sa nomination ? Ira-t-il plaider en cour de Rome ? Oh ! que nenni ! Il aime trop Buzet et ses chers élèves pour cela. Il renonce à la cure, à ses droits, au procès qu’il pourrait intenter. Il reste fidèle à son petit collège, il y rentre. Il ne pense plus au ministère paroissial, aux bénéfices qu’il en retirerait, à sa situation, à son avenir... Comment ? Son avenir est là.
L’Université de Toulouse lui a délivré trois lettres attestant qu’il a brillamment accompli sept ans d’études théologiques, qu’il a obtenu le titre de bachelier et qu’il a toute permission d’expliquer le Maître des Sentences. Sa voie est tracée, nette et pure jusqu’à sa mort. Il distribuera aux jeunes intelligences les trésors de la science et l’amour de la vertu. Les commencements ont été parfois difficiles ; il a contracté quelques dettes ? Eh bien, tout s’arrangera avec le temps... Son existence, si durement commencée, se déroulera tout unie dans l’ère nouvelle inaugurée par le bon roi Henri, son compatriote. Chaque année ramènera autour de lui une jeunesse nouvelle, et à la faveur de ce rajeunissement, il arrivera au terme du voyage, sans même s’être senti vieillir...
Un beau rêve humain peut-être, mais subtilement empoisonné de quel égoïsme ? Vincent sait bien, au fond de son malheur apparent, que c’est la Providence qui l’a brisé.
À suivre..
Par Armand Praviel
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Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
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