MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
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MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
CHAPITRE PREMIER
LA VILLE DES PIRATES
L'homme, accroupi sur la terrasse, et qui semblait somnoler, une lance à la main, bondit brusquement sur ses pieds. Qu'avait-il découvert à l'horizon ? La main droite en abat-jour sur 6es yeux, il regardait ardemment au loin.
C'était un soldat de taille moyenne, que l'on devinait d'une robustesse et d'une souplesse peu commune. Le teint huileux, les pommettes saillantes, les yeux bridés, la bouche fortement dessinée par deux longues moustaches étroites, noires et tombantes. Malgré le soleil de plomb qui ruisselait déjà du ciel, un simple turban enserrait et protégeait son crâne rasé. Mais depuis qu'il avait surgi de sa sieste, il paraissait n'accorder d'attention qu'à sa vigilante surveillance.
De la haute masse crénelée de la Kasbah, où il te trouvait, il dominait un immense panorama. La vieille forteresse maure couronnait la ville et la mer. Autour de ses remparts de pierre blanche, aux lourdes lignes angulaires, Tunis étageait en divers paliers, le long de la côte, un invraisemblable dédale de ruelles tortueuses et sordides, à peine devinées à travers les cubes éclatants des maisons. Cela tournoyait et dégringolait par étages, comme des grappes de moutons pressés de sortir de l'étable. Aucun plan d'ensemble. Un labyrinthe de souks, et de couloirs d'hypogée tellement obscurs, tortueux, malodorants, qu'il avait fallu y ouvrir des puits d'aération.
Et le désordre augmentait, à mesure que l'on s'éloignait de la ville haute ; là, quelques édifices, jetaient, face au soleil, une certaine grandeur : des ruines romaines et sarrazines, des fontaines aux colonnes de marbre, éclataient dans le fouillis des palmiers et des figuiers ; une mosquée, découpait sur le ciel un profil hardi qui rappelait la cathédrale de Séville ; enfin, la Kasbah elle-même formait une véritable cité, percée de cours, d'arcades, de galeries, où la lumière découpait des carrés, des lunules, des trèfles et des losanges : elle groupait ses casernements, ses ateliers, sa poudrerie, sa fonderie de canons sous la protection farouche de ses tours de pierre, couvertes d'ornements, de sculptures, d'arabesques et de sentences du Koran. Mais, à mesure que, le long des pentes, l'énorme agglomération tunisienne arrondissait son amphithéâtre jusqu'aux eaux salées du bassin, les constructions devenaient moins solides et moins riches, les échoppes bâillaient comme des niches funéraires, de misérables fondoucks s'enlisaient dans un cloaque. La honteuse paresse, la pouillerie, l'abrutissement de l'Islam turc régnaient sur ce rivage d'Afrique où avaient seigneurisé Carthage et enseigné saint Augustin.
Par Armand Praviel
Dernière édition par Dyanne le Dim 15 Fév 2009, 6:40 pm, édité 1 fois
Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
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Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
LA VILLE DES PIRATES
Là-haut, le guetteur, immobile, scrutait toujours l'horizon. Son œil vif et noir ne s'arrêtait pas à ce golfe intérieur de six lieues de tour, que boucle le port de la Goulette et qui ne communique avec la Méditerranée que par un étroit canal. II dédaignait les autres lacs, qui enserrent la ville, celui d'El Bahyral, « la petite mer », à l'est, celui de Sebkha el Sedjoum, au sud-ouest, qui, alors, presque entièrement à sec, étendait des vallonnements sablonneux, recouverts d'une efflorescence saline. Tout cela était désert, sans intérêt. Déserte aussi, la campagne aux trois-quarts en friche qui, vers l'ouest, étalait cependant des verdures tenaces au delà des remparts.
« Où le Turc a passé, l'herbe ne pousse plus », disait le proverbe. L'habitant essentiel de la Tunisie, en ce beau jour éclatant de juillet 1605, c'était ce soldat nerveux, appuyé sur sa lance, prêt à combattre, à tuer, à mourir, et scrutant fiévreusement le lointain de la Méditerranée, où il avait cru voir poindre un navire, plusieurs peut-être, des galères, un espoir de butin. Un aristocrate, en somme, qui estimait le travail avilissant, fait pour les esclaves, les infidèles, les chrétiens, les chiens ; lui, Allah ne l'avait créé que pour vivre du labeur des autres. Morale des maîtres, morale des brigands.
Par Armand Praviel
Dernière édition par Dyanne le Dim 15 Fév 2009, 6:39 pm, édité 1 fois
Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
Date d'inscription : 28/01/2009
Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
Au sentier de la guerre et de la piraterie, il ne se trompait jamais. Là-bas, vers le nord-est, sur l'eau bleue, arrivaient, surgissant de l'autre côté du monde, un, deux, trois, quatre navires, qui faisaient voile vers la Goulette.
On les reconnaissait facilement à leur forme. Trois d'entre eux étaient des galères, mais des galères brigantines, c'est-à-dire de ces dangereux et rapides vaisseaux, spécialement armés pour la guerre de course et où des voiles aiguës venaient encore s'ajouter, pour des manœuvres rapides, à l'effort redoublé des rames. Elles devaient certainement faire flotter à leur mât unique, craquant sous la brise, à côté de l'étendard vert du Prophète, la longue flamme noire des pirates.
Derrière elles, une forme plus lourde se dessinait au-dessus des vagues. Quelque navire de commerce capturé en Méditerranée, peut-être au retour des foires de Provence ou de Catalogne, et tellement bourré de victuailles, de provisions, de denrées et de richesses, qu'on n'avait pu les transborder et qu'il avait fallu le remorquer jusqu'au port avec toute sa cargaison. Ho ! ho ! la prise devait être bonne ! Et, brusquement, de toutes ses forces, le guetteur jeta un cri triomphal.
A ce cri, d'autres cris répondirent avec une surprenante spontanéité. C'était à croire que cette ville, tout à l'heure silencieuse, tapie dans l'ombre, dans ses maisons à un étage, se tenait patiemment à l'affût, derrière ses rares fenêtres grillées et ses moucharabieh». Elle ne vivait que dans cette attente. Les tours polychromes de la citadelle se peuplèrent de soldats alertés par l'appel de leur camarade, qui, maintenant, ivre de joie, exécutait une danse barbare, indiquait les navires à l'horizon avec de grands gestes, lançait ses armes en l'air et les rattrapait au vol ; plus bas, sur les terrasses, une population avide et cupide se hissait au jour si redouté, interrogeait la mer, et, les bras levés, rendait grâces à Dieu.
— Allah hou akbar ! Dieu est grand ! rugissaient les hommes, dans le ruissellement assourdissant des you-you, que jetaient les femmes.
Une immense clameur de fête déferla, monta. La foule, surgie soudain, commençait à encombrer les ruelles qui de Bab-Souïka à Bab-Alloua descendent vers le port. La foule, insoupçonnable à qui n'a pas vu l'Orient, cet Orient, où se mêlent tous les âges, toute les catégories sociales, où, à travers une cohue sans nom se faufilent, tanguent les véhicules et leurs ânes, les chiens et les enfants.
Par Armand Praviel
Dernière édition par Dyanne le Dim 15 Fév 2009, 6:39 pm, édité 1 fois
Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
Date d'inscription : 28/01/2009
Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
Sur le golfe aux rives d'or, tranquille comme un lac, la caravane nautique approchait rapidement. La première galère accostait au quai de la Goulette. Elle portait sans doute le chef de l'expédition, qui venait donner ses ordres. Puis, le cortège s'engagea dans le canal étroit, qui donnait accès au lac de Tunis.
Les brigantins, on s'en rendit compte alors, se trouvaient pesamment chargés. Ils avaient dû accomplir une dure mais fructueuse randonnée. Leurs rames s'élevaient en cadence à peine au-dessus de l'eau. Sur leur pont, on apercevait beaucoup de monde : des prisonniers, certainement capturés au cours d'un voyage, des marchands, surpris au milieu de leur commerce et du calcul absorbant de leur gain. Non pas des agriculteurs, de ces paysans arrachés parfois aux rivages d'Espagne ou d'Italie.
Car, à mesure que les nefs approchaient davantage et que l'on pouvait distinguer plus nettement les passagers on ne voyait parmi eux que des adultes ; pas de ces enfants, de ces vieillards razziés en tas, sur les îles ou sur les côtes, et que l'on embarque sans avoir le temps d'effectuer un choix ; mais ces gens de négoce, dont la plupart devaient être riches, procureraient de belles rançons, avec ces garçons accoutumés au travail, rudes à la besogne et qu'apprécieraient les honnêtes marchands d'esclaves. La Journée, pour le Croissant, s'annonçait bonne et belle, —- Allah hou akbar !
Sur le pont des galères, à peine vêtus de haillons déchirés, ensanglantés et souillés, les prisonniers, par groupes, considéraient Tunis avec stupeur. Vue ainsi du fond du bassin, elle se développait splendidement, en une magnifique courbe, couronnée de ses minarets et de ses bastions. Elle attirait de loin pour décevoir de près. Les captifs semblaient stupéfaits d'arriver ainsi dans cette cité, célèbre par ses crimes et réputée si justement « tanière et spélonque de voleurs ».
Par Armand Praviel
Dernière édition par Dyanne le Dim 15 Fév 2009, 6:43 pm, édité 3 fois
Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
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Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
A mesure qu'ils avançaient, son ordonnancement superbe se tassait ; seuls, se montraient les premier» plans sordides, les quais couverts d'immondices, les ruelles empoisonnées serpentant derrière les remparts, sur un tapis de boue, et une haleine excrémentielle soufflait ses bouffées nauséeuses au-dessus des eaux, déjà salies et noirâtres. Comment vivre dans cette sentine, quand, dès sa naissance, on n'a pas été habitué à de pareils relents ? Un mouvement d'horreur fit reculer les Européens, pour la plupart des bourgeois, des chevaliers, des négociants, des gens des classes moyennes, habitués déjà, sous d'autres cieux, à plus de confort et de propreté.
Cette impression n'étonna point ceux qui les conduisaient. Cependant, une fois que les galiotes eurent accosté, on ne s'empressa point de débarquer. On était chez des brigands, mais des brigands qui connaissaient fort bien leur métier et le pratiquaient avec méthode. Le succès de leur razzia ne les enivrait pas au point de leur faire oublier leurs consignes.
La première consistait à présenter leur butin dans les meilleures conditions possibles, afin d'exciter la spéculation et de tenter les acheteurs. Après plusieurs jours de traversée, de navigation et de combats, leur troupeau avait fort triste mine. Comment le mener ainsi à ce qu'on appelait le badistan, c'est-à-dire le marché ?
Par Armand Praviel
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Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
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Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
Pour cela, il s'avérait indispensable de modifier la tenue et l'allure du butin.
On refoula donc vers l'avant, sous le tollar, le misérable groupe, et on ordonna à ces pauvres gens de se déshabiller complètement. Ceux qui eurent l'air d'hésiter, voulant conserver peut être dans les lambeaux de leurs vêtements quelque objet précieux, une amulette, une médaille, un peu d'argent, des papiers qu'ils croyaient utiles, furent vite houspillés, brutalisés et dépouillés. Il leur fallut revêtir ensuite leur uniforme de forçats, qui comprenait en tout et pour tout une paire de braies, un hoqueton de lin et une bonnette. Ainsi affublés, virent-ils disparaître leurs différences d'origine. Ils sombraient dans l'anonymat.
De plus, il leur était recommandé, sous peine du bâton, de ne rien révéler de particulier sur leur nationalité. On les déclarait comme provenant tous du navire espagnol remorqué par les galiotes. Aucun ne devait se dire Français : ceci afin d'enlever au consul de Sa Majesté Henri IV, roi de France et de Navarre, installé à Tunis, le moindre prétexte à intervenir et à se mêler de cette affaire.
Il y avait certes, là, pas mal de Provençaux ; mais nul d'entre eux n'osa bouger, et ces grands bavards, si passionnément attachés d'habitude à narrer leurs aventures, s'enfermèrent dans le plus morne silence.
Car, hélas ! l'effroyable aventure de leur captivité ne faisait que commencer. A quels maux bien plus cruels encore n'étaient-ils pas réservés ? Après la livrée du bagne, voici qu'on en préparait les pesantes chaînes. Des soldats — plus garde-chiourmes que militaires — les traînaient sur le pont. Ils leur bouclèrent au cou et au pied les durs anneaux, à la fois honte et souffrance.
C'est ainsi qu'en pleine civilisation, entre la Renaissance et l'épanouissement du grand siècle, les chrétiens faisaient leur entrée à Tunis.
Par Armand Praviel
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Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
Date d'inscription : 28/01/2009
Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
Les brigantins, on s’en rendit compte alors, se trouvaient pesamment chargés. Ils avaient dû accomplir une dure mais fructueuse randonnée. Leurs rames s’élevaient en cadence à peine au-dessus de l’eau. Sur leur pont, en apercevait beaucoup de monde : des prisonniers, certainement capturés au cours d’un voyage, des marchands, surpris au milieu de leur commerce et du calcul absorbant de leur gain. Non pas des agriculteurs, de ces paysans arrachés parfois aux rivages d’Espagne ou d’Italie.
Car, à mesure que les nefs approchaient davantage et que l’on pouvait distinguer plus nettement les passagers, on ne voyait parmi eux que des adultes ; pas de ces enfants, de ces vieillards razziés en tas, sur les îles ou sur les côtes, et que l’on embarque sans avoir le temps d’effectuer un choix ; mais ces gens de négoce, dont la plupart devaient être riches, procureraient de belles rançons, avec ces garçons accoutumés au travail, rudes à la besogne et qu’apprécieraient les honnêtes marchands d’esclaves. La journée, pour le Croissant, s’annonçait bonne et belle.
– Allah hou akbar !
Sur le pont des galères, à peine vêtus de haillons déchirés, ensanglantés et souillés, les prisonniers, par groupes, considéraient Tunis avec stupeur. Vue ainsi du fond du bassin, elle se développait splendidement, en une magnifique courbe, couronnée de ses minarets et de ses bastions. Elle attirait de loin pour décevoir de près. Les captifs semblaient stupéfaits d’arriver ainsi dans cette cité, célèbre par ses crimes et réputée si justement « tanière et spélonque de voleurs ».
À mesure qu’ils avançaient, son ordonnancement superbe se tassait ; seuls, se montraient les premiers plans sordides, les quais couverts d’immondices, les ruelles empoisonnées serpentant derrière les remparts, sur un tapis de boue, et une haleine excrémentielle soufflait ses bouffées nauséeuses au-dessus des eaux, déjà salies et noirâtres. Comment vivre dans cette sentine, quand, dès sa naissance, on n’a pas été habitué à de pareils relents ? Un mouvement d’horreur fit reculer les Européens, pour la plupart des bourgeois, des chevaliers, des négociants, des gens des classes moyennes, habitués déjà, sous d’autres cieux, à plus de confort et de propreté.
Par Armand Praviel
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Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
Date d'inscription : 28/01/2009
Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
Cette impression n’étonna point ceux qui les conduisaient. Cependant, une fois que les galiotes eurent accosté, on ne s’empressa point de débarquer. On était chez des brigands, mais des brigands qui connaissaient fort bien leur métier et le pratiquaient avec méthode. Le succès de leur razzia ne les enivrait pas au point de leur faire oublier leurs consignes.
La première consistait à présenter leur butin dans les meilleures conditions possibles, afin d’exciter la spéculation et de tenter les acheteurs. Après plusieurs jours de traversée, de navigation et de combats, leur troupeau avait fort triste mine. Comment le mener ainsi à ce qu’on appelait le badistan, c’est-à-dire le marché ?
Pour cela, il s’avérait indispensable de modifier la tenue et l’allure du butin. On refoula donc vers l’avant, sous le tollar, le misérable groupe, et on ordonna à ces pauvres gens de se déshabiller complètement. Ceux qui eurent l’air d’hésiter, voulant conserver peut-être dans les lambeaux de leurs vêtements quelque objet précieux, une amulette, une médaille, un peu d’argent, des papiers qu’ils croyaient utiles, furent vite houspillés, brutalisés et dépouillés. Il leur fallut revêtir ensuite leur uniforme de forçats, qui comprenait en tout et pour tout une paire de braies, un hoqueton de lin et une bonnette. Ainsi affublés, virent-ils disparaître leurs différences d’origine. Ils sombraient dans l’anonymat.
De plus, il leur était recommandé, sous peine du bâton, de ne rien révéler de particulier sur leur nationalité. On les déclarait comme provenant tous du navire espagnol remorqué par les galiotes. Aucun no devait se dire Français : ceci afin d’enlever au consul de Sa Majesté Henri IV, roi de France et de Navarre, installé à Tunis, le moindre prétexte à intervenir et à se mêler de cette affaire.
Il y avait certes, là, pas mal de Provençaux ; mais nul d’entre eux n’osa bouger, et ces grands bavards, si passionnément attachés d’habitude à narrer leurs aventures, s’enfermèrent dans le plus morne silence.
Par Armand Praviel
Dernière édition par Dyanne le Dim 15 Fév 2009, 6:35 pm, édité 1 fois
Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
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Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
Car, hélas ! L’effroyable aventure de leur captivité ne faisait que commencer. À quels maux bien plus cruels encore n’étaient-ils pas réservés ? Après la livrée du bagne, voici qu’on en préparait les pesantes chaînes. Des soldats – plus gardes-chiourmes que militaires – les tramaient sur le pont. Ils leur bouclèrent au cou et au pied les durs anneaux, à la fois honte et souffrance.
C’est ainsi qu’en pleine civilisation, entre la Renaissance et l’épanouissement du grand siècle, les chrétiens faisaient leur entrée à Tunis.
La populace, qui n’avait cessé de se presser sur les quais, attendant avec une sorte de cupidité frénétique l’heure du débarquement, redoubla ses transports d’allégresse, quand elle vit reparaître, définitivement dévêtus et alignés, les captifs qui allaient lui être livrés. Une poussée irrésistible la jeta vers les galiotes : Maures drapés de blanc, négresses empaquetées de bleu, marchands de yarmout à l’attirail cliquetant, vendeurs de salep jouant de leurs timbales en cuivre comme des castagnettes, gamins piaillant échappés de la zaïoua, où quelque vénérable thaleb essayait de leur apprendre le Koran... Il fallut, pour que la triste caravane put enfin mettre pied à terre, que des janissaires, accourus des bastions voisins, écartassent, à coups de pique et de fourreau de sabre, les rangs de ce peuple enragé. Ils s’y employèrent avec une brutalité généreuse.
Par Armand Praviel
Dernière édition par Dyanne le Dim 15 Fév 2009, 6:34 pm, édité 1 fois
Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
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Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
Peu à peu, alors, les navires corsaires commencèrent à se vider. Car la plupart des prisonniers, escortés de leurs féroces vainqueurs, furent obligés de se charger des lourdes marchandises, fruit de leur propre pillage, des ballots où s’entassait tout ce qu’on leur avait volé. Seuls, les blessés, ou ceux qu’on devinait trop faibles, se contentaient de leurs chaînes, escortaient, la tête basse et les jambes flageolantes, le sinistre convoi.
Les chefs des pirates, montés sur de superbes chevaux, amenés respectueusement par leurs serviteurs, s’avançaient avec majesté dans les ruelles, au milieu d’une tempête d’acclamations qu’ils semblaient ne pas entendre. Derrière eux, venaient à pied leurs mariniers et leurs soldats, tourbe hideuse qu’on eût cru échappée de l’enfer : non pas seulement des Turcs, mais tout ce que le crime, le vice, la bestialité avaient pu faire déferler depuis des années et des années sur les côtes d’Afrique : Asiatiques aux yeux bridés, noirs de toute nuance, au perpétuel rictus abêti, Levantins dont le sang, sous la peau bistrée, charriait l’impureté de toutes les races ; aventuriers échappés aux prisons et aux échafauds d’Europe ; faces couturées et mutilées dans les rixes, les batailles et les prisons. Ils poussaient sauvagement, à côté ou au-devant d’eux, la théorie trébuchante de leurs victimes.
Ceux-ci, en majorité, étaient des Français, de paisibles citoyens de ce temps, où, dans les pays civilisés, l’usage des armes était réservé à quelques-uns. Pour la plupart, des marchands que leurs affaires avaient attirés malencontreusement par mer à la célèbre foire de Beaucaire, en train de battre son plein au beau soleil de juillet. Encore ahuris de leur foudroyante surprise, ils avançaient péniblement sous les huées de la populace. Ils contemplaient ce monde entièrement nouveau pour eux, et comme plus tard le dirait don César de Bazan, « ces lieux du ciel bénis », cette « aimable Tunis »,
Où l’on voit, tant les Turcs ont des façons accortes,
Force gens empalés suspendus sur les portes.
Par Armand Praviel
Dernière édition par Dyanne le Dim 15 Fév 2009, 6:34 pm, édité 1 fois
Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
Date d'inscription : 28/01/2009
Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
À demi nus, butant sur le sol fangeux sous le poids de leurs chaînes et de leurs fardeaux, ils gravissaient péniblement la pente vers Bab-Djedid et la Kasbah, où se centralisait le butin en hommes, en marchandises et en argent. Leur file s’allongeait, interminable, entre les hurlements des fanatiques, soulageant ainsi leur haine contre les roumis, et les gestes de convoitise des juifs, marchands d’esclaves, supputant déjà les bénéfices que leur malheur pourrait bien faire réaliser.
Cette marche au supplice dura plusieurs heures. Les nouveaux esclaves, en effet, ne furent pas délivrés, quand ils eurent achevé le transfert des produits de la razzia dans les bâtiments de la ville haute qui lui étaient réservés. Des gardes-chiourmes, armés de solides matraques, se mirent en devoir de les promener à travers la populeuse cité, afin de les montrer à tous et de susciter les compétitions d’éventuels acheteurs. Il fallut faire cinq ou six fois le tour de Tunis, montant et descendant le long des mêmes couloirs en pente ou en escaliers, à travers les mêmes injures, les mêmes cris, la même joie sauvage. Le soleil atteignait le zénith, la chaleur s’affirmait écrasante, lorsque cette promenade barbare prit fin. La chaîne douloureuse des captifs regagna le port, remonta sur les galères. On les y ramenait pour leur donner à manger.
Non point par un mouvement de la plus rudimentaire humanité. Chose totalement inconnue à ces Barbaresques, qui considéraient les infidèles comme de simples animaux. Seul, les guidait dans cette démarche, comme dans tout le reste, leur plus grossier intérêt. Une nourriture assez abondante ayant été distribuée aux prisonniers, les marchands que cela pouvait intéresser furent autorisés à venir à bord pour voir de plus près les chrétiens, assister à leur repas et juger de cette manière approximative si leur santé se révélait bonne, leur appétit normal, leurs mâchoires en bon état. Cet examen humiliant, qui en précédait bien d’autres plus humiliants encore, se prolongea toute la durée du repas. Puis, les acheteurs de chair humaine se retirèrent. L’heure implacable de la sieste sonnait au ciel chauffé à blanc. Après la folle agitation de la matinée, Tunis retombait dans sa torpeur jusqu’au soir.
Par Armand Praviel
Dernière édition par Dyanne le Dim 15 Fév 2009, 6:33 pm, édité 1 fois
Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
Date d'inscription : 28/01/2009
Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
On nous pardonnera d’insister sur le tableau monstrueux qu’évoque un pareil épisode. Les faits que nous essayons d’exposer ici sont rigoureusement vrais. Même chez les nations dites civilisées, où depuis des millénaires a retenti la parole d’amour et de fraternité de Jésus-Christ, l’esclavage a été pratiqué, avec des modalités diverses, jusqu’à la moitié du dernier siècle. Il a fallu l’établissement victorieux de la France en Afrique du Nord pour détruire les nids de ces pirates, qui, encore à la veille de l’expédition d’Alger, venaient audacieusement, à deux pas de Marseille ou de Toulon, enlever des familles entières. Même à l’heure où nous écrivons ces lignes, l’odieux asservissement de l’homme par son semblable continue à sévir dans les deux continents. Des centaines de milliers de créatures humaines subissent le destin des bêtes de somme les plus déshéritées.
Les scènes de brutalité barbare qui se déroulaient à Tunis, au début du XVIIe siècle, à les envisager avec attention, prennent la valeur d’un symbole. Elles tendaient, par leur exagération même, à ouvrir les yeux des chrétiens, ces yeux qu’un certain esprit de soumission, de résignation, d’indifférence peut-être pour ce qui ne concerne pas strictement le salut individuel, garde trop souvent fermés. Que présentait l’Islam à ceux qu’il avait pris pour victimes, sinon la domination du fort sur le faible, l’égoïsme règle suprême, l’application impitoyable de lois féroces, le règne absolu de quelques volontés d’airain ?
Par Armand Praviel
Dernière édition par Dyanne le Dim 15 Fév 2009, 6:32 pm, édité 1 fois
Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
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Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
Abominable spectacle que celui de pareils forbans érigés en une sorte de gouvernement régulier, reconnu par les chancelleries, à l’ombre de la Sublime-Porte !... Et cependant, de telles injustices, les prisonniers, s’ils avaient conservé toute leur puissance de réflexion, n’auraient-ils pu en retrouver quelques reflets dans les institutions et les moeurs de leurs propres pays, où auraient dû s’imposer pourtant des principes diamétralement opposés ? Ainsi, jusque dans l’excès du mal qui les terrassait, n’allaient-ils pas trouver un bien, le bien suprême, la lumière éternelle de la divine Charité ?
De tout cela, dans l’affreuse hébétude présente, il semblait bien difficile qu’ils obtinssent quelque révélation. Au plus profond des extrêmes fatigues et des plus cruelles souffrances, l’entendement diminue, et, chez la plupart, l’âme s’affaisse sous l’unique hantise des nécessités matérielles. Les captifs, harassés par leur course obsédante à travers Tunis, dormaient en tas sur le pont des galiotes, bouche ouverte, membres gourds, pensée absente. C’est ainsi qu’au milieu des grandes catastrophes, le vulgaire s’abandonne stupidement et ne réagit plus. Il perd le fruit de son expérience et de ses malheurs.
Seul, dans cette défaite d’une humanité à laquelle la foi chrétienne offrait cependant d’autres ressources, seul, modestement assis sur un tas de cordages, un jeune homme songeait sans trop se laisser abattre, et laissait errer son regard doux et pénétrant sur l’étrange spectacle qui l’entourait.
Par Armand Praviel
Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
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Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
Qu’était-il au juste ? À le voir là, sous la rudimentaire souquenille des esclaves, on l’eût pris, au premier abord, pour un paysan, et un paysan du Midi de la France, car il était fort brun de poil et de peau, avec un gros nez épaté, des oreilles longues et pointues, des arcades sourcilières puissantes, un menton aux fortes assises, que dissimulait à peine une courte barbe, rude et mal coupée. Il y avait de la rusticité dans son corps robuste, à la taille moyenne et bien proportionnée, à la tête ronde et grosse. Cela expliquait qu’il fût moins accablé que ses compagnons, bien qu’il portât encore sur son buste demi-nu la trace sanguinolente de quelque récente blessure.
Cette rusticité ne lui enlevait rien du singulier prestige que lui donnait l’expression tout entière de son visage et de sa personne. Sous le front large et solidement établi, comme une tour, les yeux petits, mais d’une eau très pure, luisaient d’intelligence et de bonté, et la bouche, un peu vulgaire, avec ses lèvres proéminentes aux commissures bridées, semblait ne pouvoir proférer que des paroles pleines de bon sens, de justice et de charité. De tout ce pauvre diable aux pieds nus, enchaîné, coiffé d’un bonnet ridicule, il se dégageait une gravité bénigne, une modestie simple et naïve, un je ne sais quoi, qui décelait la beauté d’une âme noble entre toutes.
Non, ce n’était pas un paysan ; un marchand, encore moins. Le matin, quand il avait fallu revêtir la livrée de l’esclavage, il s’était vu obligé d’abandonner une vieille soutane noire fort déchirée et un vieux chapeau à cornes. Ce jeune homme, à peine majeur, appartenait à l’Église. Déjà même était-il prêtre. Un de ses compagnons savait son nom : l’abbé Vincent, M. Vincent de Paul, ce qui avait fait croire à tort qu’il appartenait à l’aristocratie.
Par Armand Praviel
Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
Date d'inscription : 28/01/2009
Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
La sieste fut bientôt terminée. À l’appel des gardes-chiourmes chacun se mit debout, et sans la moindre hésitation, afin d’éviter les redoutables coups de matraque. Puis on reprit la formation adoptée le matin ; dès que le cortège fut descendu à terre, il rentra aussitôt dans Tunis.
Où les conduisait-on ? Cette fois, il ne s’agissait plus d’une vaine parade. Les Barbaresques croyaient avoir assez fait pour que l’on eût apprécié leur marchandise. Ils éprouvaient quelque hâte, après avoir clos la partie guerrière de leur expédition, d’en commencer la réalisation commerciale. Aussi ne se livrèrent-ils point aux détours et contours qu’ils avaient suivis précédemment au grand dam de leurs prisonniers. Sitôt la ville basse traversée rapidement, ils poussèrent leur troupeau vers le badistan, situé non loin de la Kasbah.
On a tracé bien des descriptions de ces marchés d’esclaves. Cependant, à y regarder de près, ils n’offrent rien de vraiment pittoresque, digne de compenser un pareil outrage à la dignité humaine. L’idée païenne, codifiée par le droit romain, y reparaît toujours identique ; c’est que l’esclave n’est pas un homme, mais une chose, dont le propriétaire peut user et abuser, jusqu’à la mort y comprise, s’il ne craint pas ainsi la perte d’un capital. Dès lors, ce qui va dominer dans toute vente et tout achat d’un individu quelconque, ce sera l’idée de lucre, le désir de réaliser une bonne affaire de chaque côté. Le vendeur traitera l’être dont il veut se débarrasser exactement comme le maquignon présente un cheval, un mulet ou un bœuf sur le champ de foire ;
et l’acheteur mettra toute sa méfiance, toute sa perspicacité pour éviter de se charger d’un serviteur malade, faible ou rétif. Ce que nous allons voir se dérouler dans ce fameux badistan, ce sont les scènes de foirail de nos campagnes.
Par Armand Praviel
Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
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Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
Les prisonniers y ayant été introduits et parqués furent complètement déshabillés. Ainsi pouvait-on les examiner de tous les côtés comme des animaux domestiques.
Les acheteurs ne s’en privaient pas. Avant de se décider, ils multipliaient leurs exigences, sans s’inquiéter une minute de la fatigue et de la honte qu’ils imposaient à leurs futurs esclaves. Une nuée de Juifs, la face terreuse, aux yeux de braise, aux doigts crochus et sales, avaient envahi le marché et pressaient leur cohue pouilleuse autour des prisonniers. Ils se livraient à un examen en règle, après lequel ils étaient entièrement renseignés sur la valeur de l’objet. Ils lui faisaient ouvrir la bouche, y fourraient leurs mains sordides, pour se rendre compte de la valeur de la denture ; ou bien ils lui palpaient cruellement les côtes. L'esclave était-il encore blessé, à la suite de sa capture ?
Ho ! ho ! Ils n’hésitaient pas à sonder les plaies, afin de s’assurer si elles étaient en voie de guérison et ne présentaient pas de gravité.
Pour supporter cela, il fallait de la patience et de l’humilité. Seulement, cela ne suffisait pas aux acheteurs éventuels. Ce jeune homme a de bonnes dents, sa santé paraît bonne, le coup de flèche qu’il a reçu ne l’empêchera pas de travailler. Mais sait-on s’il n’est pas nonchalant, paresseux, lymphatique ? Qu’on lui ordonne vite de montrer sa force et son élasticité !
Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
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Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
Alors, sous les yeux implacables de la foule mauresque et turque, le malheureux est obligé de marcher, de trotter, de courir, et s’il n’y met pas assez d’entrain, le fouet du garde-chiourme intervient pour le réveiller.
Bien. Mais ce n’est pas tout. Est-il fort ? Est-il adroit ? Voici le moment de le montrer. Des fardeaux pesants sont là. Comment les chargera-t-il et les portera-t-il sur ses épaules ? Série d’exercices gradués, au cours desquels la sueur ruisselle le long des torses nus. Le marchand hésite encore entre deux individus. Lequel des deux est le plus souple, le plus robuste ? On doit le savoir de façon précise. Les deux hommes sont conviés à lutter jusqu’à épuisement de leurs forces, à subir, une fois de plus, la dérision insultante de la foule, qui hue le vaincu et acclame ironiquement le vainqueur.
...Or, ce petit prêtre que nous connaissons bien, M. Vincent de Paul, était astreint à toutes ces exhibitions dégradantes. Il en souffrait vivement, mais secrètement, à cause du respect qu’il avait pour l’homme, temple vivant de l’Esprit-Saint, à cause de l’ignoble mépris qui se manifestait ici pour l’œuvre divine du Rédempteur. Une infinie tristesse poignait son âme. Il ne s’inquiétait pas de lui-même, de quel Juif, Turc ou Maure l’acquerrait pour quelques piastres. Cela, le Seigneur Dieu en déciderait. Mais il s’épouvantait de cette terre livrée au mal, à la rapine, à la paresse, à la cruauté. Et, intérieurement, pour oublier un peu les sévices dont il était l’objet innocent, M. Vincent priait pour les Barbaresques.
Par Armand Praviel
Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
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Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
CHAPITRE II
LES BARBARESQUES
Quels étaient donc exactement ces Barbaresques, dont l’image hante toute une part de notre histoire et de notre littérature ?
Des Turcs, race essentiellement rebelle à tout autre effort que la piraterie, le pillage et la guerre ; des Turcs venus d’Asie, pour saccager et transformer en déserts, en cités de misère et de poison cette Afrique du Nord que Rome avait faite si prospère au bord du grand lac méditerranéen.
Pour être tout à fait juste, ajoutons qu’ils n’étaient pas seuls. Partout où le banditisme règne en maître, il attire à lui tous les dévoyés, tous les rebuts de l’humanité. Nous venons de le constater, une effroyable lie déferlait sur ces côtes, où s’offrait presque légalement l’occasion constante de jouir sans rien faire, sinon par la violence et la cruauté.
Au moment qui nous occupe, cette insulte audacieuse au monde civilisé était de date relativement récente. L’Afrique romaine, envahie par les Vandales, de 429 à 445, délivrée par Bélisaire, avait été submergée par l’invasion arabe. Les Maures y avaient régné longtemps, non sans avoir résisté pied à pied aux Espagnols, qui, après avoir libéré leur propre territoire, s’efforçaient de les refouler encore. Sous l’ardente impulsion du cardinal Ximénès, ils avaient réussi à s’avancer jusqu’à Oran. C’est alors que la Barbarie apparut sous les espèces d’un terrible personnage, Baba-Aroudj, que les chrétiens nommaient Barberousse, bien qu’il ne ressemblât nullement au célèbre empereur Frédéric de Hohenstaufen.
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Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
Né vers l’an 879 de l’hégire, dans l’île de Lesbos, du spahi roumélien Yacoub et de la veuve d’un prêtre grec, ce garçon commença par être pêcheur ; puis, comme il supportait difficilement la pauvreté, il obtint un emploi de garde-chiourme à Constantinople. Débuts malheureux. Dès sa première sortie, la flotte des chevaliers de Rhodes captura sa galère, et, pendant deux ans, il prit la place de ses anciens forçats.
Ces deux ans furent terriblement décisifs pour sa destinée. Ils lui inspirèrent une haine féroce des chrétiens, le plan d’une puissance rivale à élever contre eux, tout un programme de sévices et de représailles... Pour réaliser ces rêves fiévreux, comment recouvrer la liberté ? Un hasard la lui donna.
Sélim, frère du Sultan, gouverneur de la Karmanie, souffrait de savoir des musulmans en esclavage. Il traita avec Rhodes de la rançon d’une quarantaine de captifs.
Aroudj ne comptait point parmi eux : mais il ramait dans la galère qui les transportait. Or, cette galère mouillait paisiblement auprès de Castelrosso, quand, soudain, un vent violent s’éleva, la tempête fit bondir la mer. Le bateau chassait sur ses ancres, menaçait de périr corps et biens. Tumulte inexprimable. Chacun songe à sauver sa vie. Le capitaine n’est plus écouté. Les matelots refusent d’obéir. Les esclaves, enchaînés à leurs bancs, poussent des cris de détresse...
Alors, Aroudj, avec la farouche énergie du désespoir, parvint à briser ses fers. Blessé au pied, il plonge dans les flots, manque d’être englouti vingt fois. Ce n’est qu’après des efforts surhumains qu’il réussit à atteindre le rivage, à se cramponner, à demi-mort de fatigue et d’épouvante, sur la crête d’un rocher.
Par Armand Praviel
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Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
Le lendemain, recueilli et soigné par des paysans, il s’achemina vers Alexandrie, puis vers Constantinople, rompu à tous les métiers, tour à tour manœuvre, portefaix, batelier, et enfin timonier à bord d’un petit navire armé en course. Il comptait à peine vingt-cinq ans.
C’est là qu’il commença sa fortune, – par le crime. Au cours d’une révolte fomentée par lui, Aroudj assassina ses officiers et devint le chef des mutins, auxquels il avait promis des trésors. La chance tournant enfin en sa faveur, il appela ses frères pour les nommer ses lieutenants, et commença contre la chrétienté, avec son petit brigantin, la lutte gigantesque qui le rendit célèbre.
Ce jeune homme sans naissance, sans ressources, sans appuis, allait compter bientôt sous ses ordres quarante galères et se mesurerait avec André Doria.
Il apparut d’abord comme un sauveur aux musulmans d’Algérie durement pourchassés par les Espagnols ; mais ce fut pour les dominer à son tour et instaurer dans l’Afrique du Nord le gouvernement des pirates : dès 1534, il l’avait étendu jusqu’à Tunis.
Par Armand Praviel
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Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
Aroudj et ses successeurs, en effet, avaient beau posséder une organisation militaire, se donner comme les hommes-liges du Commandeur des Croyants au premier signe duquel ils accouraient, obéir à une discipline sévère, subir l’autorité d’un amiral nommé par le Sultan lui-même ; quand ils ne bataillaient point pour le Croissant contre l’Espagne, l’Empire ou Venise, ils ne se gênaient guère pour demander au brigandage le plus clair de leurs moyens d’existence.
Une ou deux fois par an, régulièrement, ils ravageaient les côtes de l’Italie, de la Sicile, de la Corse, de la Sardaigne, rendant la navigation à peu près impossible en Méditerranée, comme on vient de le voir. Ils razziaient les villages côtiers, continuellement agités d’une effroyable inquiétude...
Et si tant de parties du littoral sont encore désertes, incultes, dominées seulement par des tours de guet érigées vers la mer, c’est que, pendant plus de quatre siècles, on n’a cessé de redouter ces forbans qui surgissaient brusquement de l’horizon, pillaient et brûlaient les demeures, massacraient les vieillards, enlevaient troupeaux et richesses, et emmenaient les habitants valides, les hommes pour ramer sur leurs galères, les enfants pour travailler comme esclaves, les femmes pour peupler les sérails.
Par Armand Praviel
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Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
La littérature n’échappe point à cette hantise. Cervantès a connu les bagnes du Maroc. Plus tard, ce sera notre Regnard qui, conduit en Alger avec la belle Mme de Prades, la délivrera, mais laissera l’infortuné M. de Prades dans les fers : le roman de la Provençale nous garde le souvenir de cette aventure. Le corsaire barbaresque à la grosse moustache, au yatagan formidable, sera à la cantonade de nos comédies classiques, de Cyrano de Bergerac à Molière, et la sinistre galère deviendra une invention burlesque des Fourberies de Scapin, pour l’ébaudissement des spectateurs.
Il n’y a là, pourtant, rien de comique. Dès le début, Aroudj et ses émules s’affirmèrent impitoyables.
On raconte que quatre navires chargés de gentilshommes ayant été capturés par lui, le bailli de Rhodes offrit pour la rançon de son neveu son poids en argent monnayé.
– Jamais ! répondit Barberousse.
Désespérés, les captifs ourdirent un vaste complot pour s’emparer des galères du port ; trahis par un renégat, ils furent livrés aux bourreaux et suppliciés avec des raffinements épouvantables : les uns assommés sous la bastonnade, les autres empalés ou pendus, ou précipités du haut des remparts, mis en croix, brûlés à petit feu, écrasés sous les sabots des chevaux, tandis que le peuple, accouru à ce spectacle, le contemplait en battant des mains.
...Barberousse fut tué à Tlemcen, en 1558, par les armées de Charles-Quint. Sa tête, plantée sur un drapeau, fut envoyée à Oran, et, de là, en Espagne, où elle passa de ville en ville, comme un hideux trophée.
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Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
Malheureusement, sa mort ne terminait rien. Son frère, Kéir-ed-Din, allait prolonger sur l’Afrique du Nord la domination turque, qui continuerait jusqu’au XIXe siècle, tandis que s’organiserait, sous la protection d’une bannière rouge et blanche ornée d’un croissant bleu, la piraterie représentée par le bandit Dragut.
Celui-ci, mousse à treize ans, capitaine à quinze, était devenu le favori de Kéir-ed-Din. Sous ses ordres, il terrorisa la Méditerranée.
Bien entendu, il subit des revers. Un jour que, sur une plage corse, il partageait avec ses compagnons un riche butin razzié sur les côtes espagnoles et italiennes, surgit une puissante galère génoise, commandée par Giovanni Doria, neveu du célèbre amiral. Les Turcs courent aux armes... Trop tard ! Un millier de paysans corses dévalent de leurs montagnes pour prêter main-forte aux Génois. Dragut arbora le drapeau blanc et se rendit à la seule condition d’avoir la vie sauve.
– Se peut-il, s’écria-t-il avec rage, qu’on se laisse capturer par une femme sans barbe !
Il formulait ainsi une allusion méprisante à la jeunesse de son vainqueur.
Celui-ci fut trop généreux envers un pareil forban. Il finit par le relâcher, moyennant 300 000 écus, et sous les menaces de la Sublime Porte. Dragut recommença ses courses avec une fureur redoublée.
C’est lui qui étendit à la Tunisie, de façon définitive, la domination turque. Lorsque Kéir-ed-Din mourut, en effet, il se jura de l’égaler en devenant roi à son tour.
Par Armand Praviel
Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
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Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
Muley-Hassan, souverain maure, rétabli une première fois sur son trône par Charles-Quint, sentait le danger d’un tel voisinage. Il insistait sans cesse pour que l’Empereur renforçât les garnisons de Malte et de Tripoli. Ne recevant aucune réponse, il quitta sa capitale et vint exposer ses doléances et ses craintes au vice-roi de Sicile. Celui-ci le combla d’honneurs et de bonnes paroles, mais ne lui accorda rien. Or, pendant ces négociations, la trahison faisait son œuvre à Tunis. Le fils aîné du roi, le prince Hamida, y surprenait le maure Mohammed, investi par son père du gouvernement, ainsi que le renégat corse Caïd-Ferrath, chef de la Kasbah, les faisait égorger tous les deux et s’emparait du pouvoir. Malgré le secours des chrétiens, Muley-Hassan vaincu, prisonnier, les yeux crevés, ne serait plus désormais qu’une sorte de fantôme dont les partis se serviraient comme d’un épouvantail.
Dragut tout le premier : accourant de Naples avec sa flotte, il offrit à Hamida, moyennant des vivres, des boulets, de la poudre, de le protéger contre un retour offensif de son père. Pacte conclu en février 1550. À la tête de trente-six galères amplement ravitaillées, le bandit commença par s’emparer de Souse et de Monastir, en compagnie de Hesar-Reïs et de Kaïd-Ali. Puis il se porta sur Africa, place réputée inexpugnable. Bah ! le corsaire corrompit un des chefs, qui lui livra deux forts. La ville était à sa merci. Il couronna sa victoire en faisant empaler son complice.
Ainsi, la Tunisie presque tout entière tombait, elle aussi, aux mains des Turcs. Ils ne laissèrent aux Maures que leur capitale jusqu’en 1574, d’ailleurs, où Occhiali revint à la charge, massacra les Arabes comme les chrétiens et chassa le dernier roi, Muley Mohammed el Hafsi, et sa dynastie.
À partir de ce moment, les grands ports de la côte africaine ne sont plus que des repaires de pirates. Gazi-Moustapha, Ouloudj Ali, Hassan Keleh, Mohammed Reïs, Sanjak dar Reïs, Deli-Jafar, Kara Gazi, vingt autres, suivent les traces de Barberousse et de Dragut. Les alentours du bassin méditerranéen se couvrent de décombres.
Les Turcs ont passé par là, tout est ruine et deuil...
Par Armand Praviel
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Re: MONSIEUR VINCENT CHEZ LES TURCS
Parfois, dans quelque île, hier souriante et fleurie, aujourd’hui dévastée, Procita ou quelque autre, ils avaient l’audace de parquer leur butin, d’arborer le drapeau blanc des parlementaires, et d’y trafiquer de leurs vols à main armée. Venez tous, venez sans crainte ! Ceux qui veulent racheter leurs femmes, leurs enfants, leurs vieux parents enlevés à Pouzzoles ou à Castellamare ! Pourvu que vous apportiez une rançon raisonnable en beaux écus comptants, vous trouverez les plus courtois, les plus accommodants des pirates. Sauf peut-être si la fille est capable de plaire au bey de Tunis, ou même à Sa Hautesse. Et puis, aussi, malgré la trêve proclamée, si quelque galère chrétienne passe trop près du bazar improvisé, par exemple celle de l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem, portant les vingt mille ducats que lui fournissent les commanderies du royaume de Naples : « Alerte ! Il y a encore du butin en mer ! Embarquons ! » Les galiotes se précipitent ; on aborde ; les Turcs envahissent le pont, sabre en main ; ce sont des soldats prodigieux... En peu de temps, les enseignes catholiques sont amenées, les cadavres des vaincus jetés à la mer, et l’on recommence de plus belle le marché interrompu.
Par Armand Praviel
Diane + R.I.P- Nombre de messages : 5488
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