« Les goûts ne sont pas à discuter » : fausse maxime.

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Message  Roger Boivin Sam 02 Nov 2013, 3:19 pm

LE GOÛT :


Le goût. — Le goût est la faculté de discerner ce qui est beau de ce qui est laid, ce qui peut être dit, représenté ou écrit de ce qui ne peut l'être. " C'est, dans l'individu, dit le Père Longhaye 1, le sens délicat du vrai, du juste, du beau, du touchant." Il ne suffit point de voir, de distinguer la beauté. Il faut encore la sentir, la palper en quelque sorte et en discerner les variétés jusqu'aux moindres nuances. La première qualité du goût parfait est la promptitude dans ce discernement. Une personne qui en est douée remarque immédiatement ce qui plaît et ce qui déplaît, les bonnes qualités et les défauts. Elle fait usage de l'imagination, mais ne se laisse ni éblouir ni diriger par elle. Surtout, elle a en horreur le faux, quelque brillant qu'il soit. " Le goût n'est pas une faculté séparée, dit encore le Père Longhaye, mais une puissance complexe, fleur et fruit de toutes les qualités appliquées, en concours et en ordre, à juger les choses de l'art."

Enfin, le goût, c'est souvent une aptitude dont il est intéressant de constater le germe et le développement dès le jeune âge. Si un enfant, par exemple, au lieu de rester dans la maison, aime mieux aller étudier sa leçon dans le jardin, à l'ombre d'un taillis, c'est une preuve qu'il subit à son insu les charmes de la nature, qu'il sent, d'une manière spontanée, ce qu'il y a de beau dans le firmament, la lumière et la verdure . Un jour peut-être, il chantera dans de beaux vers ce qu'il ne fait qu'éprouver dans le moment. Il y a lieu de distinguer ce goût naturel, apporté en naissant, du goût acquis, développé et perfectionné par l'exercice, et qui est toujours le plus sûr.

On parle souvent de goût fin, de goût délicat et de goût pur. En quoi consistent ces variétés ? Le goût fin sait découvrir et apprécier les moindres nuances dans les qualités d'une œuvre. La Bruyère et Raphaël avaient le goût fin. Le goût délicat se distingue par beaucoup de sensibilité. Racine et Millet possédaient une grande délicatesse de goût. Enfin le goût pur se fait remarquer par une pleine sûreté de jugement. Boileau montre un goût souverainement pur dans son Art poétique.

Celui qui a le goût élevé, épuré, évitera dans ses œuvres et sa conduite toute exagération et toute emphase, éloignera le factice et le désordonné. Son goût lui montrera , dans ces défauts, une forme du mensonge presque aussi haïssable que le vice lui-même. L'impression désagréable produite par le faux sur celui qui possède un goût pur est une preuve d'un rapport étroit entre le bien et le beau . Les personnes qui ne sont pas touchées par le spectacle des plus belles œuvres de Dieu et des hommes sont souvent trop dégradées pour goûter les nobles plaisirs de l'âme. " Quand notre esprit baisse, dit la Rochefoucaud, notre goût baisse aussi ."

Pour exercer un art avec succès, ou pour juger des œuvres d'art avec justesse, le goût est la faculté la plus nécessaire. L'art est un langage aimable qui s'adresse à l'esprit et au cœur. Or, pour comprendre et parler un langage, il faut une initiation, une éducation. Autrement, l'on reste insensible au beau, ou l'on demeure, à son égard, comme des enfants dont les facultés n'ont pas été exercées. " Dans l'art, dit la Bruyère, il y a un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature. Celui qui le sent et qui l'aime a le goût parfait. Celui qui ne le sent pas et qui aime en deçà ou au delà a le goût défectueux."

Il y a donc une éducation du goût, comme il y a une éducation de la volonté et de la sensibilité. Si l'homme était une intelligence pure, capable de saisir et de comprendre le beau par une intuition spontanée et infaillible, nous dirions : " Peine inutile que tout cela." Mais tel n'est pas le cas. Comme l'acquisition de la science, comme la formation morale, la conception claire du beau est le fruit d'un progrès lent, d'une éducation raisonnée et laborieuse.

Aussi est-ce à tort que l'on répète qu'il ne faut pas discuter des goûts et des couleurs. S'il s'agit du goût physique, la maxime populaire est évidemment vraie. Comme il relève uniquement de la sensibilité, il est personnel et ne souffre pas de discussion. Mais la maxime est fausse quand on l'applique aux œuvres de la nature et de l'art. Il s'agit ici de porter un jugement sur les qualités d'un être et de s'appuyer pour cela sur des notions rationnelles. On en peut donc discuter les données et montrer comment une forme satisfait ou ne satisfait pas aux règles du beau. Par conséquent, une grande différence existe entre le goût sensible, propre à chacun, et le goût intellectuel, qui est le produit d'une culture spéciale de l'intelligence et même de la sensibilité morale. Enfin les variations de jugement sur le beau, loin de motiver la maxime dont nous parlons, ne font que prouver l'existence de goûts contraires, de bons et de mauvais goûts.

Le caractère du bon goût est d'apprécier avec justesse le beau dans la nature et les œuvres d'art. Celui du mauvais goût se détermine en le comparant au goût dépravé, dans les aliments. Comme celui-ci incline vers une nourriture fortement épicée ou d'une saveur étrange, de même, en art, le mauvais goût choisit ce qui répugne aux autres, se plaît au maniéré, au bizarre, au burlesque, préfère la préciosité et l'affectation au simple et au naturel.

On comprendra facilement qu'un homme de mauvais goût ne puisse réussir dans les arts. Mais il ne faut pas confondre avec ce manque de goût certains travers d'esprit comme on a pu en rencontrer chez quelques grands hommes. Si parfois " le sublime a coudoyé le ridicule ", c'est que " la raison de l'homme est toujours courte par quelque endroit ". Il n'est pas moins vrai que les grands maîtres ont montré, dans leurs œuvres, un goût parfait, quelles qu'aient été, par ailleurs, leurs faiblesses.

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1) Théorie des belles-lettres.

https://messe.forumactif.org/t3911p30-essai-d-esthetique-la-connaissance-pratique-du-beau-par-le-frere-martinus#75880

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Message  Roger Boivin Mar 12 Nov 2013, 10:36 pm


L'ÉDUCATION DU GOÛT :


L'éducation du goût. — Il n'est jamais trop tôt pour commencer l'éducation du goût. De bonne heure, il faut montrer aux enfants de belles choses, leur faire saisir les beautés de la nature. Tout ce qui n'est pas beau, dans l'ordre physique comme dans l'ordre moral, est plus ou moins corrupteur du goût, et l'on doit l'éloigner de tous ceux dont on désire former le sentiment esthétique. " Il faut faire en sorte, dit l'abbé Ponsard 1, que la première fois que l'enfant prend conscience de lui-même, ce soit en face d'un spectacle de beauté." Saint Thomas parle dans le même sens. Il veut que, dès l'âge de cinq à sept ans, l'enfant soit mis dans un milieu propre à former son goût, surtout s'il est destiné à suivre une carrière artistique. Faire saisir de l'harmonie à l'enfant toutes les fois que cela est possible, devrait être considéré comme un devoir chez les parents et les éducateurs. Celui qui croit à la beauté en veut le sentiment en lui et dans les autres.

L'enfant trouve beau ce qui frappe vivement ses sens. Pour lui, une couleur brillante, le rythme élémentaire du tambour, le son éclatant du clairon, ont plus de beauté que l’œuvre artistique la plus achevée. II est plus sensible à la quantité qu'à la qualité, parce que, en lui, l'instinct domine encore la délicatesse du sentiment. Il faut lui faire comprendre, à l'occasion, et par toutes sortes de moyens, où réside la véritable beauté.

Dans l'âme du jeune homme commence à poindre le sentiment du rapport entre la forme et l'idée, entre le signe et son objet. C'est l'aurore du sentiment artistique, une sorte d'élan spontané vers l'émotion raisonnée du beau. Si la passion, les préjugés, le caprice ou les mauvais exemples n'ont pas d'empire sur l'esprit de ce jeune homme, il acquerra facilement un goût pur.

Pour l'homme cultivé et réfléchi, le sentiment et le jugement du beau deviennent encore plus aisés, le discernement entre la forme et l'expression ne lui demandant aucun effort. Il n'appartient qu'à lui de se former un goût délicat, exquis et parfait. Mais pour arriver à ce développement complet et supérieur du goût, il faut faire l'éducation de cette faculté. Même les qualités natives d'une âme naturellement artiste ne sauraient dispenser de ce travail. Quel procédé suivre pour arriver à cette formation esthétique complète ?

La culture efficace du goût comprend l'élimination des obstacles qui entravent cette culture et aussi les études et les exercices propres à développer la faculté esthétique. Les obstacles qui s'opposent à la formation du goût sont les écarts du sentiment et les erreurs de la raison, les égarements de l'imagination, les préjugés de l'ignorance et l'influence du milieu ambiant. Si l'on n'y prend garde, dans l'appréciation ou l'exécution d'une œuvre, les partialités du sentiment se substituent aux données solides d'un jugement bien appuyé. " Le cœur a des raisons... qui aveuglent la raison." La raison d'ailleurs peut porter elle-même des jugements erronés par suite d'un manque de réflexion. L'imagination a des caprices qui font prendre quelquefois le plaisir pour le bien et l'agréable pour le beau. L'ignorance sur un sujet à représenter ou à traiter peut aussi entraîner l'artiste aux erreurs. Enfin l'influence du climat et des races altère souvent le sentiment du beau. Pour éviter tous ces écueils, qu'on leur oppose les bienfaits d'une bonne éducation et d'une instruction solide, doublées de quelques études spéciales d'esthétique.

C'est par la comparaison des œuvres entre elles que l'on peut découvrir les meilleures, apercevoir les nuances de beauté qu'elles renferment, discerner les écoles et reconnaître les procédés particuliers qui font le caractère de chacune. Or, on ne peut arriver à ce résultat sans une certaine érudition et surtout sans une connaissance suffisante des divers genres de productions artistiques. L'adresse de la main fait des ouvriers habiles, la culture intellectuelle fait les bons artistes et les bons juges.

Quels exercices, quels moyens peut-on suggérer pour la formation du sentiment esthétique ? La fréquentation des personnes de goût et des critiques exercés, la pratique du dessin, l'étude de la musique et des lettres, et par-dessus tout l'analyse et la critique des chefs-d’œuvre.

Le goût épuré d'un judicieux critique aide à pénétrer le secret des maîtres, souligne les beautés de détail qui échappent au regard peu exercé, révèle des fautes qui passeraient inaperçues et redresse les jugements erronés sur la valeur des œuvres. L'étude du dessin aussi cultive efficacement le goût. Par l'imitation des beaux modèles, le sentiment esthétique se forme et s'épure. Il apprend à discerner les bonnes proportions et les belles configurations, en même temps qu'à rechercher partout la symétrie, l'ordre et la précision. Pausanias, historien grec, rapporte que les Athéniens regardaient le dessin comme essentiel à la production du beau, et il ajoute qu'ils faisaient tous apprendre cet art à leurs enfants. C'est à cette pratique sans doute que nous devons la belle architecture et l'admirable statuaire que les Grecs nous ont léguées. L'influence de ces chefs-d’œuvre persiste, et, partout, l'art vrai, celui qui prétend à reproduire ou à idéaliser la nature belle et majestueuse, s'inspire des œuvres grecques. L'étude de la musique et de la littérature complète une éducation esthétique. La musique forme le goût par l'habitude de rapporter à cette faculté les règles de la mélodie et de l'harmonie, du rythme et de toutes les formes sonores. Le goût ne s'affinera pas moins par l'étude de la littérature, expression du beau dans les ouvrages de l'esprit. Qui ne sait que les préceptes littéraires sont déduits des œuvres des grands écrivains, dont le génie se conformait instinctivement aux données du bon goût ? D'ailleurs, les facultés littéraires que cette étude cultive sont-elles autre chose que les facultés esthétiques ? Enfin l'analyse et la critique sont les moyens suprêmes de se former un goût sûr et délicat. Elles valent d'être étudiées à part et nous leur consacrons le chapitre suivant.

De celui-ci, se dégage la conclusion que pour devenir artiste ou critique d'art, ou simplement pour savourer pleinement le beau dans les arts, il faut développer ses facultés esthétiques. Les principales sont l'imagination et le goût : l'imagination, qui crée le sujet par la combinaison des images déjà perçues, et le goût, qui dirige l'exécution jusqu'au parachèvement de l’œuvre.

Travaillons à acquérir un goût épuré et à prendre place parmi les initiés au beau artistique. L'art ne doit pas être le privilège de quelques-uns seulement, mais le bien commun de tous. C'est au grand nombre qu'il s'adresse, il ne tient qu'au grand nombre d'en jouir. Et comme cette jouissance n'a rien que de noble, de désintéressé et de pur, elle maintiendra l'âme au-dessus du terre à terre, lui inspirera des sentiments élevés et l'orientera vers la suprême beauté.

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1) Formation du sentiment esthétique.

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