L'ART -- Adolphe-Basile Routhier -- 1889.

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Message  Roger Boivin Ven 20 Sep 2013, 9:08 am


Conférences et discours -- Adolphe-Basile Routhier ( Auteur de l'Hymne National du Canada ) -- 1889 :

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L'ART

CONFÉRENCE PRONONCÉE A L'UNIVERSITÉ LAVAL

____
Messieurs,

      En montant pour la première fois dans cette chaire de la Faculté des Arts, il me semble qu'un sujet s'impose aux efforts de ma parole. Je vois se dresser dans mon esprit — comme un tableau vivant dont on lève le rideau — une apparition idéale ayant au front ce grand nom : l'Art ; et je veux vous montrer cette apparition telle que je la vois.

      Si j'ai tort, ce n'est pas qu'un pareil sujet ne soit pas approprié à la circonstance ; mais c'est qu'il y a dans le personnel de cette Faculté des voix bien plus autorisées que la mienne à le traiter.

     Est-ce une raison de reculer devant ma tâche? Je ne le crois pas, et je me dis que si je parle de l'Art moins bien que d'autres, j'en parlerai autrement; or n'est-ce pas un axiome reconnu que la variété plaît ?

     L'Art, envisagé dans son idéal, tel est le sujet que nous ne pourrons qu'esquisser dans le cadre étroit d'une conférence.

     Et d'abord, qu'est-ce que l'Art ?

     L'Art, dans la plus large acception de ce mot, est généralement défini : la manifestation de l'Idéal, ou encore, l'expression sensible du Beau.

     Mais qu'est-ce que le Beau ?

     Le Beau se laisse percevoir, sentir, comprendre ; mais il n'est guère facile de le définir.

     Lorsque, rêveur et solitaire, vous allez contempler du haut de notre terrasse incomparable notre fleuve majestueux déroulant à vos pieds ses eaux profondes, caressant en passant les falaises de Lévis, réfléchissant dans son miroir les villages élégants et coquets de la côte Nord, ouvrant ses bras pour embrasser dans une étreinte fraternelle la gracieuse île d'Orléans couronnée de bosquets, de villas et de clochers, vous vous dites sans doute : le Beau, le voilà, il est sous mes yeux.

     Quand vous prêtez l'oreille aux sons harmonieux qu'un artiste de génie tire de son instrument, ou quand un orateur inspiré vous emporte avec lui sur les hauteurs, et vous tient sous le charme de sa parole, vos lèvres émues murmurent tout bas : voilà le Beau, je l'entends.

     Si vous avez visité l'Europe, vous avez dû vous arrêter un jour, sous l'empire de la plus vive admiration, en face d'un de ces grands poèmes de marbre qui se nomment Saint-Pierre, Cologne, Milan, Pise, Reims ou Amiens, et vous vous êtes écrié irrésistiblement : mon Dieu, que c'est beau !

     Voilà des causes bien différentes d'émotion, qui agissent diversement sur vos sens, et cependant elles ont donné à votre cœur une jouissance à peu près identique, dont l'objet avait toujours le même nom, le Beau.

     Le Beau n'est donc pas en lui-même cet objet matériel qui tombe sous les sens et qui l'exprime. Ce spectacle féerique de notre grande et belle nature, ces accents émouvants de la musique et de l'éloquence, ces cathédrales merveilleuses, ces statues, ces peintures qui sont regardées comme des chefs-d'œuvre, ne sont pas le Beau lui-même, mais l'expression du Beau.

     Le Beau est donc essentiellement idéal, et l'objet de l'art est de donner à cet idéal une forme sensible.

     Messieurs, vous êtes de ceux qui croient qu'il y a deux mondes bien distincts, la nature et le surnaturel, comme il y a dans l'homme un être matériel et un être spirituel. Mais, outre ces deux mondes, il y en a un troisième purement métaphysique et composé d'êtres qui rayonnent de l'Être par excellence. C'est le monde idéal.

     L'Art est la langue de ce troisième monde. C'est lui qui nous ouvre ses portes, qui nous révèle ses beautés, qui nous manifeste ses grandeurs, et qui nous fait entendre ses harmonies.

     C'est la seule langue qui soit universelle, car elle est parlée et comprise chez tous les peuples, et elle l'a été plus ou moins parfaitement à toutes les époques de l'histoire du monde.

     Cette langue admirable a plusieurs dialectes, dont les principaux forment pour ainsi dire des langues distinctes et différentes, que nous appelons l'architecture, la sculpture, la peinture, l'éloquence, la poésie, la musique.

     Ces six grandes voix de l'Art retentissent à travers les siècles et manifestent à notre esprit le monde idéal et invisible, comme les rayons du soleil manifestent aux yeux de notre corps les beautés du monde réel et visible.

     Mais l'opération de la lumière est complète sans travail de notre part, tandis que les manifestations de l'art sont laborieuses, pénibles, et presque toujours incomplètes.

     Grâce à un rayon de soleil, le miroir reproduit l'image parfaite de l'être qui vient s'y refléter. Mais il n'en est pas de même de l'Art, hélas !

     Voyez l'artiste à l'œuvre ! Il lève ses regards vers le ciel ; car instinctivement quelque chose l'avertit que ce monde de conception que son génie veut saisir est un rayonnement d'en haut.

     Dans les hauteurs surhumaines et lumineuses de l'idéal, une idée, une conception sublime vient de lui apparaître. Il la contemple, et tout enivré de sa beauté, tout ému de ses perfections, il veut lui donner une forme sensible. Il prend la plume,ou le pinceau, ou le ciseau,ou l'instrument quelconque du métier qui est l'inséparable et prosaïque compagnon de l'art, et il travaille à revêtir d'un corps que tout le monde pourra voir, cette vision que son génie contemple.

     Son œuvre est terminée ; comme Dieu, son modèle, il a créé, mais hélas ! il ne peut pas dire comme Lui que son œuvre est bon. Ce qu'il a réalisé n'est que l'ombre de ce que son génie voyait.

     Alors il recommence. L'esprit toujours absorbé dans la contemplation, il retouche ce corps sensible qu'il a formé, il le polit, il l'orne, il le colore ; vingt fois il tente l'épreuve, et toujours il retombe au-dessous de sa vision, jusqu'à ce qu'enfin affaissé, brisé, désespéré, il rejette son instrument et pleure son impuissance !

     Le grand poète du moyen âge, l'immortel Florentin, Dante, revenant du paradis comme un nouveau saint Paul, après avoir parcouru sur les ailes de son génie les sphères inexplorées des trois mondes des âmes, s'écriait : "Oh ! que ma parole est faible et reste au-dessous de ma pensée ! Elle est si peu auprès de ce que j'ai vu, que ce n'est pas même assez de dire peu ! "

     D'où vient donc, Messieurs, cette impuissance du génie ? Comment se fait-il que les chefs-d'œuvre de l'art eux-mêmes ne satisfassent pas plus le génie de l'artiste, que l'amour humain, si parfait que vous le supposiez, ne satisfait le cœur ? Pourquoi y a-t-il dans les aspirations du génie, comme dans les besoins du cœur, un vide immense que ni l'art ni l'amour ne peuvent remplir ?

     L'idéal est-il donc réellement placé au delà de notre atteinte ? Est-il vraiment impossible de le réaliser dans ce monde ?

     Hélas ! oui, Messieurs, il faut en faire le sacrifice, et la raison en est simple, quoiqu'elle paraisse mystérieuse au premier abord. C'est que l'idéal véritable pour lequel nous sommes faits, et qui nous attire même malgré nous, n'est autre que l'Infini, qui est un des noms de Dieu.

     L'Infini ! quel artiste, quel génie pourra jamais lui donner une expression adéquate ? Que sont les toiles de Raphaël, les marbres de Michel-Ange, les accents prophétiques de Bossuet, la grande poésie de Corneille ou les notes mélodieuses de Mozart, si nous comparons ces diverses expressions de l'art, je ne dirai pas à Dieu lui-même, mais seulement à cet Idéal que l'intelligence humaine peut concevoir ?

     Quel motif profond d'humilité doivent puiser les artistes dans cette seule comparaison qui montre si bien toute l'étendue de l'infirmité humaine ! Mais en même temps comme ce besoin d'idéal qui les dévore et qu'ils sont impuissants à satisfaire, révèle clairement le but sublime de l'art.

     En dépit des misères de notre nature, notre âme est si grande qu'elle s'échappe de la voûte épaisse qui noua écrase, et s'envole au travers des nuages, vers des régions plus pures, à la recherche de l'Idéal ; et si parfois elle croit l'avoir trouvé, elle n'en jouit qu'un instant, parce qu'elle sent immédiatement le besoin de s'élever plus haut.

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Message  Roger Boivin Ven 20 Sep 2013, 9:09 am



II

L'homme qui, comme M. Taine, ne voit rien au delà du réel, peut avoir un talent merveilleux, mais il ne peut pas être un artiste dans la véritable acception de ce beau titre. L'aspiration insatiable de l'art est de monter, monter toujours, et l'objet en même temps que le but suprême de cette aspiration, c'est l'Idéal, c'est l'Infini !

L'Art vient du ciel, et non seulement il doit y remonter, mais il doit entraîner avec lui l'humanité. C'est son rôle, c'est sa mission sociale ; et c'est ainsi que Phidias et Platon, tout païens qu'ils étaient, comprenaient la vocation de l'artiste.

Comme les astres sans nombre qui illuminent la nuit, comme les flots de la mer dont les harmonies retentissent sans cesse, comme les arbres et les fleurs dont les parfums montent vers les cieux, comme toutes les créatures qui doivent leur existence à l'Artiste suprême, les œuvres de l'Art doivent raconter la gloire de Dieu.

Suivant la belle expression du Père Félix, " s'il touche à la matière, c'est pour mieux la transfigurer dans les clartés de l'esprit ; s'il reproduit la beauté des corps, c'est pour mieux faire briller à travers ces corps la beauté des âmes enchaînées par son génie et ravies par la beauté de ses œuvres."

Et n'est-ce pas à cause de cette tendance irrépressible vers des beautés que le réel ne peut lui offrir, que le génie artistique souffre et doit souffrir sur cette terre ? Donnez au véritable artiste tout ce que l'homme demande généralement pour être heureux en ce monde, et vous ne le délivrerez pas de sa souffrance, parce qu'il la porte en lui-même. Comme l'a dit quel-qu'un, il n'y a pas de grands génies sans mélancolie ; et pour l'artiste, c'est plus que de la mélancolie : c'est un mal incurable, une nostalgie profonde. La vraie patrie de l'artiste est ce monde idéal dont je vous parlais au commencement, que ses regards d'aigle entrevoient et loin duquel il languit. Que d'illustres mal- heureux, que de génies souffrants ont traversé les siècles depuis Homère jusqu'à Milton, et de Dante à Chateaubriand !

Dans notre siècle positiviste on les appelle les incompris, avec une pointe d'ironie et d'incrédulité ; mais je vous dis qu'au fond de ces cœurs ardents il y avait un vide immense que l'idéal seul eût pu remplir !

Tous ne l'ont pas compris, hélas ! et de nos jours combien ne le comprennent pas encore !

Un immense ennui les travaille, et ils cherchent la jouissance en bas au lieu de la chercher en haut. Ils prostituent leur génie à matérialiser l'esprit au lieu de spiritualiser la matière, ce qui est la propre fonction de l'art.

De cette aberration est né le réalisme, qui n'a peut- être jamais été poussé aussi loin, je devrais dire aussi bas qu'à notre époque.

Cette malheureuse esthétique de l'art moderne n'est pas nouvelle, et ceux qui la professent en font remonter l'origine à l'art païen de la Grèce. Or comme cet art antique a produit des chefs-d'œuvre sans avoir connu la vérité chrétienne, ils en concluent que la beauté de l'art est toute entière dans la forme et que le Vrai n'a rien de commun avec le Beau. Pour cette école, l'idée que la forme représente n'est rien, et la notion de l'art est indépendante du vrai. Toute source de beauté est dans la nature, et il n'y a rien au delà.

Cette fausse théorie, on tente de la justifier par l'histoire. Ainsi cette école vous dira que l'époque la plus glorieuse de l'histoire de l'Art est celle qui a précédé Jésus-Christ ; que les quinze premiers siècles du christianisme ont été une éclipse totale et que le seizième siècle, c'est-à-dire la Renaissance, a été une aurore radieuse, parce que l'art y est retourné à l'étude de l'antique.

" Le christianisme, dit M. Michelet, est l 'Anti-nature, et pendant quinze siècles l'humanité a fait une halte dans la barbarie. La Renaissance a été un retour à la nature, à la lumière, au mouvement, à la vie." Et M. Taine, autre chef de la même école, ajoute : " Par-dessus la procession des scolastiques encapuchonnés, des disputeurs crasseux, ces deux âges adultes et pensants ( l'antiquité et la renaissance ) se rejoignent... Après l'affreuse nuit du moyen âge, c'est un charme que de revoir l'Olympe rayonnant de la Grèce. Ses dieux héroïques et beaux ravissent encore une fois le cœur des hommes."

Puis le critique naturaliste se moque du Christ maigre du moyen âge, de la Vierge livide et laide, des martyrs hâves et desséchés par le jeûne, des saintes à la poitrine plate, et il applaudit aux corps florissants, à la charpente osseuse qui s'emmanche, aux tendons qui se tiennent, aux cuisses qui vont dresser le tronc, et surtout à la nudité. Qu'il fait bon d'être nu ! s'écrie-t-il.

Tel est le résumé théorique et historique de l'école de M. Taine.

Pour démontrer sa double erreur, il nous suffira, Messieurs, de jeter un coup d'œil rétrospectif et rapide sur l'histoire de l'Art, et nous y verrons 1° que l'art grec n'est pas un argument que l'on puisse invoquer en faveur du réalisme, et 2° que c'est le christianisme qui a donné au monde le véritable idéal de l'Art.

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Message  Roger Boivin Ven 20 Sep 2013, 9:10 am


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III

Et d'abord, Messieurs, remarquons bien un fait historique important : c'est que l'art dans lequel les Grecs ont surtout excellé est la statuaire. Car l'architecture et la peinture chrétiennes sont sans contredit supérieures à tout ce que la Grèce a jamais produit. Or la statuaire est le plus plastique de tous les arts, celui qui exige le moins de connaissances méthaphysiques, et que l'étude seule de la nature peut faire parvenir à une haute perfection. Il ne répugne donc pas à notre théorie de l'art, ni à notre foi, que les païens aient pu y exceller.

En second lieu, il ne faut pas reconnaître à l'art grec autant de perfection qu'on lui en a complaisamment prêté. Sans aller aussi loin que M. de Maistre, nous devons admettre qu'en matière d'art la convention joue un grand rôle, et que des statues médiocres passeraient pour des chefs-d'œuvre, si l'artiste allait les enterrer en Grèce, et, les déterrant un bon matin, les attribuait à Phidias. D'autre part, je suis bien prêt à confesser que l'exécution technique de l'art grec était admirable ; mais il me semble que ses formes plastiques manquaient de vie, et la légende de Pygmalion le fait suffisamment comprendre. Vous connaissez cette fable, dont on a fait un drame un peu burlesque et cependant émouvant, et vous savez que l'artiste devint amoureux de son œuvre. Hélas ! qui de nous n'est pas un peu beaucoup admirateur de ce qu'il fait.

Toute belle, toute admirable qu'était la statue de Pygmalion, son ciseau n'avait pu changer la nature du marbre, et l'artiste supplia Jupiter de lui donner la vie.

De ce fait étrange se déduisent logiquement deux grandes vérités. La première c'est que l'art grec, tout parfait qu'il était, n'était pas vivant, et que par lui- même il était impuissant à communiquer à ses œuvres ce principe de vie qu'il demandait à Jupiter. La seconde vérité, c'est que la source de toute vie est au ciel, et que l'artiste doit y chercher ses inspirations pour accomplir des œuvres vraiment vivantes et immortelles.

En troisième lieu, constatons, Messieurs, que la période la plus brillante de l'art grec remonte à quatre siècles avant Jésus-Christ, qu'elle coïncide avec une époque glorieuse de l'histoire de la Grèce, ce qui favorisa le développement des arts, et qu'elle s'inspire de croyances religieuses sincères, dont plusieurs étaient pour ainsi dire le crépuscule de la religion primitive révélée, et un commencement d'aurore de la nouvelle ère religieuse qui allait se lever sur le monde, et que les Grecs eux-mêmes attendaient.

Il y a surtout deux dogmes de la religion primitive que les Grecs du siècle de Périclès croyaient fermement. C'étaient la chute originelle, et l'espérance d'une future réhabilitation de l'homme. Or nulles croyances n'étaient plus propres à favoriser le développement des arts.

L'artiste grec croyait que l'homme avait jadis été parfait ; qu'à une certaine date de son existence, il avait péché, et que la dégradation avait été le châtiment de sa chute. La fable de Prométhée dérobant le feu du ciel n'est pas autre chose que l'histoire d'Adam voulant acquérir la science du bien et du mal. Or le crime et le châtiment de Prométhée ont servi de thème aux compositions de l'art grec dans tous les genres.

L'artiste antique croyait de plus que l'homme devait être racheté. Le poète Eschyle se faisait l'écho de cette croyance, quand il annonçait dans sa tragédie de Prométhée, qu'un Dieu nouveau, encore inconnu, viendrait forcer Jupiter à lui accorder son pardon. N'est-il pas merveilleux cet accent prophétique d'Eschyle, promettant un Dieu nouveau qui obtiendrait de Jupiter, c'est-à-dire de Dieu le Père, le pardon de Prométhée, c'est-à-dire la rédemption de l'homme ?

L'homme véritable pour l'art grec n'était donc pas cette créature déchue qu'il avait sous les yeux ; c'était un type supérieur, idéal, qui avait existe au commencement et qui existerait encore à la fin des temps, si l'humanité voulait courageusement remonter la montagne de la perfection, d'où sa chute l'avait précipitée.

Je parle ici de l'art grec dans ses plus beaux jours, c'est-à-dire à l'époque de Phidias, qui a été sa gloire la plus pure. Car il ne faut pas s'y tromper, l'art grec a passé par différentes phases qui ne sont pas toutes glorieuses, et ce n'est pas nous qui admirons l'époque où il ne représentait plus que des Ténus sans voile et des bacchantes contorsionnées.

Phidias aurait rougi de ses successeurs s'il avait pu voir leurs œuvres ; car il avait la vraie notion de l'art, et il plaçait son idéal au-dessus de la nature et de la volupté. Aussi quels furent les types favoris de ses compositions ? Son type masculin fut Jupiter, et il voulut témoigner, par là, de ce que l'art devait au Créateur de toutes choses.

Son type féminin ne fut pas Vénus, mais Minerve, la déesse de la sagesse, celle qui dans sa croyance devait régénérer l'homme. Comment ne pas voir encore ici un écho affaibli et bien imparfait des traditions primitives ? Cette déesse Minerve qui, soustraite aux lois de la génération, sortit miraculeusement et toute armée du cerveau de Jupiter, qui personnifiait non seulement la sagesse mais la chasteté, et qui triompha de la Gorgone, espèce d'incarnation de Satan, n'est-elle pas une image ou plutôt une figure, très imparfaite si l'on veut, mais cependant caractéristique, de la femme bénie entre toutes les femmes, qui fut promise à l'homme immédiatement après sa chute, qui, échappant à la loi universelle, fut conçue sans péché, et qui enfin écrasa la tête du serpent ?

Ce rapprochement avait sans doute frappé les premiers chrétiens ; car les artistes byzantins en peignant la sainte Vierge ont souvent pris pour type la Minerve de Phidias ; et, chose remarquable, l'immortelle création de ce grand artiste, le Parthénon, qui était un temple de Minerve, fut consacré au culte de la sainte Vierge par la Grèce devenue chrétienne.

Malheureusement l'art grec, après Phidias, abandonna le type idéal de Minerve et prit celui de Vénus, déesse de l'amour. Cependant, dans les commencements de cette décadence, il habillait encore sa Vénus, et le siècle de Périclès était fini lorsque les artistes obtinrent leurs premiers succès de nudité.

Bien loin d'être un argument en faveur du naturalisme dans l'art, la brillante époque de Périclès prouve donc que l'art n'est vraiment grand que lorsqu'il choisit un idéal au-dessus de la nature.

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Message  Roger Boivin Ven 20 Sep 2013, 9:13 am



IV

Faisons maintenant un pas de plus.

Est-il vrai, comme le prétend l'école réaliste, que la décadence de l'art date du christianisme ?

Non, Messieurs, la décadence était commencée trois siècles avant l'ère chrétienne, et elle a coïncidé avec le développement du culte de Vénus, et l'affaiblissement de la foi des Grecs dans les dieux supérieurs. Accuser le christianisme de cette décadence, c'est donc dénaturer l'histoire et faire injure à la raison humaine ; car il suffit de connaître un peu le christianisme, ses doctrines, ses mystères, son culte et ses bienfaits, pour comprendre qu'au lieu d'être un éteignoir de l'art, il doit être son étoile polaire et la source inépuisable de ses inspirations.

Lorsque M. Renan a osé dire "qu'il y avait antagonisme absolu entre l'art et le christianisme qui substitue à la beauté idéale du corps humain la maigre image d'un supplicié tiraillé par quatre clous," il n'a pas seulement prononcé un blasphème, mais il a sciemment menti à l'histoire et même à la raison philosophique.

Mais, me direz-vous peut-être, n'est-il pas étrange que la décadence de l'art commencée avant le christianisme, se soit continuée depuis, et que plusieurs siècles se soient écoulés avant que le christianisme ait donné à l'art une efflorescence nouvelle ?

Il me semble facile de répondre à cette objection en jetant un simple coup d’œil sur les premiers siècles de l'Église.

Il y a dans l'histoire de tout peuple, comme dans celle de toute institution, différentes phases par lesquelles il leur faut nécessairement passer. Il y a la période de formation, la période d'agrandissement, celle des luttes, et enfin celle du triomphe et de la gloire.

Étudiez l'histoire, et vous verrez que c'est généralement dans cette dernière période seulement que l'art prend son essor et produit des chefs-d'œuvre.

Il est évident en effet qu'avant de créer le beau, il faut commencer par produire le nécessaire, il faut assurer son existence présente, puis son existence future, se développer, grandir, arriver à l'âge de virilité.

Le christianisme est d'institution divine, mais il règne par les hommes et parmi les hommes ; il a dû passer par ces différentes phases avant d'arriver à son complet épanouissement.

Il serait absurde de vouloir que les premiers chrétiens fussent des artistes, eux qui appartenaient en très grande partie au bas peuple, et que la persécution contraignait à vivre sous terre.

D'ailleurs Jésus-Christ n'était pas venu sur la terre pour leur enseigner la sculpture et la peinture, et ce n'était pas non plus la mission qu'il avait confiée à ses apôtres, quand il leur avait dit : Allez, enseignez toutes les nations. Les âmes étaient dégradées et perdues ; il fallait les sauver. L'erreur et la corruption régnaient sur les intelligences et sur les corps ; il fallait les en affranchir, et leur faire connaître la vérité et la vertu : il fallait à la fois se défendre et conquérir, accroître le nombre des fidèles, propager jusqu'aux confins du monde alors connu la foi nouvelle qui devait régénérer l'humanité.

Or ce n'était ni le pinceau ni le ciseau qui pouvaient accomplir cette œuvre. Un art cependant pouvait dès lors exercer son empire, et devenir un objet d'étude pour les chrétiens : c'était l'éloquence ; aussi fut-elle florissante dès les premiers siècles du christianisme ; et tout le monde devra admettre que saint Paul et les évangélistes, que Tertullien, Origène et Clément d'Alexandrie, saint Basile, saint Grégoire de Nazianze et saint Jean Chrysostome, saint Jérôme et saint Augustin n'étaient pas des orateurs ordinaires.

Lorsque le nombre des chrétiens se fut accru, et que la persécution eut pris fin, lorsque la conversion de Constantin et son avènement au premier trône du monde eurent permis au christianisme de sortir des catacombes, et de s'affirmer au grand jour, le temple chrétien éleva dans les cieux la croix victorieuse, et l'architecture prit place à côté de l'éloquence.

Byzance, devenue alors capitale de l'empire, acquit un luxe extraordinaire et prit une telle extension, que peu d'années y virent s'élever plus de quatre cents églises.

Ces églises, une fois construites, il fallut les décorer, et des peintures murales ainsi que des sculptures y furent exécutées par des artistes que les écoles de la Grèce avait sans doute formés, et dont les œuvres malheureusement ont été détruites.

C'est à cette époque que la mosaïque prit aussi naissance, et qu'elle produisit tant à Rome qu'à Byzance des compositions remarquables.

Ah ! Messieurs, si nous pouvions suivre ainsi pas à pas l'Église à travers les siècles, nous verrions tous les arts fleurir successivement sous son égide. Tous les pays de l'Europe vous montreraient les impérissables monuments d'architecture byzantine, romaine, grecque et gothique qu'elle a élevés, et les œuvres de science, de poésie, d'éloquence que ses enfants ont produites. Et quand elle ne produisait ni poètes, ni orateurs, ni architectes, ni sculpteurs, elle faisait des moines dont la science et la sainteté émerveillaient et civilisaient les peuples !

Elle créait des chevaliers qui consacraient leur vie à combattre les ennemis du Christ, et dont l'épée sainte accomplissait des exploits qu'on regarde aujourd'hui comme des fables ! Quand elle ne bâtissait pas d'églises, ou ne civilisait pas les barbares, elle faisait les croisades, ces immenses mouvements d'héroïsme chevaleresque et de foi qui ont sauvé l'Europe de la domination d'Islam.

Quand on considère un peu ce que l'Église a fait pour la morale, pour l'ordre social, pour les peuples, pour les rois, pour la civilisation, on ne s'étonne pas que les arts aient semblé stationnaires à certaines époques ; mais on s'étonne avec plus de raison que l'Église ait eu le temps de les favoriser, lorsqu'elle avait à lutter successivement contre les persécuteurs, contre les hérétiques, contre les barbares, contre les princes en faveur des peuples, et contre les peuples en faveur des souverains.

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Message  Roger Boivin Ven 20 Sep 2013, 9:14 am


V

Rendons meilleure justice à l'Église, Messieurs, et reconnaissons que c'est elle qui a non seulement répandu dans le monde mais vulgarisé le culte de l'Idéal. Cet idéal a changé de langage, mais son objet, toujours le même, a été l'éternelle vérité dont le Beau est la splendeur.

Nos ancêtres dans la foi ont embrassé, d'abord l'idéal ascétique, puis l'idéal artistique sous toutes ses formes et dans toutes ses manifestations.

Y a-t-il un peuple, y a-t-il une civilisation qui puisse comparer ses gloires aux nôtres ?

Quels sont les monuments, épars sur toute la surface du globe, qui ne doivent pas de près ou de loin leur existence au christianisme ?

Il n'y a, Messieurs, que les ignorants volontaires, les ennemis déclarés, qui ne sachent pas trouver dans l'histoire que l'art doit à notre religion ses destinées les plus glorieuses, et ses plus remarquables chefs-d'œuvre.

En vérité, c'est Jésus-Christ qui a apporté le véritable idéal à l'humanité, et qui a ouvert à l'art des horizons infinis.

On peut dire sans exagération que le domaine de l'art chrétien est une mer sans rivages, et les artistes pourront jusqu'à la fin des temps exploiter cet immense domaine, sans jamais réussir à en découvrir toutes les beautés.

Phidias, épris de l'idéal, ne put trouver dans le paganisme que ces deux types imparfaits : Jupiter et Minerve. Combien plus heureux est l'artiste chrétien, puisqu'il a pour types éternels de ses conceptions Jésus-Christ et la très sainte Vierge ; Jésus-Christ qui des hauteurs des cieux descend sur la terre et se fait homme; Jésus-Christ qui est enflammé d'amour pour l'homme et que l'homme persécute, qui vient sauver l'homme et que l'homme fait mourir, mais dont la glorieuse humanité ressuscite et remonte aux cieux, entraînant après elle l'humanité qui l'a méconnue; Jésus-Christ, le plus beau des enfants des hommes, le type le plus parfait de la beauté physique et morale, figure humaine qui n'est pas seulement illuminée par l'âme la plus parfaite qui soit sortie des mains du Créateur, mais que l'auréole de la divinité a transfigurée !

Messieurs, je ne suis pas un artiste, mais si je l'étais et si j'avais à peindre la tête du Christ, il me paraît que je serais pris de désespoir, tant cet idéal me semble au-dessus de toute conception humaine. C'est ce qu'éprouva Léonard de Vinci lorsqu'il fit ce tableau qui l'a rendu illustre, la Cène. Il avait peint tous les apôtres, mais il avait esquissé seulement la figure du Christ et le chef-d'œuvre resta longtemps inachevé. A ceux qui le pressaient de finir il répondait : "Je désespère de réaliser mon rêve ; ce n'est pas sur la terre que je trouverai ce type ! "

Et la Vierge Marie, quel type de femme fut jamais plus digne des nobles efforts de l'art ? Quel idéal que cette fleur de la maison de David, que l'humanité déchue n'a pu produire qu'après quarante siècles de purification, qui est apparue dans le monde comme un soleil, pure de toutes taches, qui a été épouse et mère sans cesser d'être vierge, et qui a donné au monde un homme qui était Dieu !

Voilà les types primordiaux de l'art chrétien. Mais combien de types inférieurs à ceux-là l'Église a produits depuis, et dont la beauté est incomparable ! Que de saints, que de martyrs, que de vierges ont tenté la main des artistes ! Quelles ressources pour l'art chrétien que nos églises, nos monastères, nos thébaïdes, nos chevaliers et nos héros chrétiens ! Quelles mines inépuisables que nos légendes et nos poèmes, le symbolisme de notre culte, et la mystérieuse communion de ce monde avec les mondes surnaturels !

Et maintenant, comptez, si vous le pouvez, les chefs- d'œuvre que tous les arts ont créés pour manifester l'idéal chrétien sous toutes les formes !

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Message  Roger Boivin Ven 20 Sep 2013, 9:15 am


VI


Mais ici l'école réaliste va nous opposer la Renaissance, et nous dire : ces chefs-d'œuvre que vous vous appropriez datent du seizième siècle, c'est-à-dire du retour au paganisme, et conséquemment ce ne sont pas des productions de l'art chrétien, mais de l'école naturaliste.

J'ai déjà énoncé cette objection, et j'en ai cité l'ex- pression pittoresque par M. Taine. Je vais maintenant y répondre en revenant à l'histoire.

Le retour du paganisme dans les arts date en effet du seizième siècle. Mais la vraie renaissance de l'art a commencé au quatorzième, et même auparavant. Le moyen âge avait des écoles d'art dont la direction appartenait aux cloîtres et aux cathédrales. Les artistes formaient des corporations dont l'organisation était féconde ; et quand on contemple aujourd'hui les monuments qu'ils ont édifiés, on reste muet d'étonnement. Il y a en France, en Allemagne, en Belgique, des cathédrales qui datent du treizième siècle et qui font encore l'admiration des vrais artistes.

Mais transportons-nous, si vous voulez, en Italie, la vraie patrie des arts, deux siècles avant la renaissance païenne, et nous y verrons V école siennoise déjà florissante, enrichissant l'art de perfectionnements nouveaux ; l'école ombrienne qui fut si pure, si élevée, et qui produisit tant de chefs-d'œuvre ; l'école mystique dont la gloire est d'avoir produit Fra Angelico de Fiesole, et qui puisait ses inspirations aux sources les plus pures du christianisme; V école florentine qui était elle-même à cette époque profondément chrétienne.

L'architecture avait fait d'immenses progrès sous l'impulsion de Nicolas de Pise, de son fils Jean et du grand Arnolfe. La peinture avait produit Guido, Duccio, Simeone di Martino, Jacopo délia Quercia, Ausano Cimabué, Giotto et d'autres encore. La poésie s'était enrichie des œuvres de Dante et de Pétrarque en Italie, et de la Chanson de Roland en France. L'élan le plus admirable était donné et, dans l'opinion de M. Cartier, qui est un maître, les grands artistes du quatorzième siècle, Cimabué, Giotto, Simon Memmi, Orcagna, peuvent être comparés aux artistes les plus célèbres du seizième siècle. Ils ont même été plus fidèles que leurs successeurs aux grandes lois de l'esthétique, à cette simplicité de composition, à cette vérité d'expression, à ce calme, à cette justesse de mouvements qui distinguent surtout l'art antique.

Au quinzième siècle l'art chrétien grandit encore et, pendant toute la première période, ses gloires véritables, Brunelleschi dans l'architecture, André de Pise dans la sculpture, et Mazaccio dans la peinture, ne se laissent pas corrompre par les tendances païennes, et gardent les saines traditions. Mais, dans la seconde période de ce siècle, la renaissance païenne, favorisée par les Médicis, commence à exercer une influence délétère, et il en résulte bientôt un antagonisme entre Rome et Florence. Les Papes attirent près d'eux des artistes fidèles à l'esprit chrétien, Fabriano, Fra Angelico, Pérugin, Pinturiccio, et la marche du progrès artistique n'est pas ralentie.

Mais l'art florentin se soustrait peu â peu à l'influence de l'Église, est subventionné par les Médicis, et devient l'instrument mercenaire des passions, des caprices et des ambitions de ces grands protecteurs.

Savonarole paraît, et sa parole de feu combat la renaissance païenne à outrance. Son éloquence, qui ressemble à celle des prophètes, triomphe pendant quelque temps, mais finalement le grand orateur est vaincu par les familles puissantes qui gouvernaient Florence, et il paie de sa vie sa croisade pleine de fougue et d'entraînement.

Enfin le seizième siècle commence, et le paganisme triomphe. L'art se met à la poursuite du beau sensible, du beau matériel, de celui qui flatte la concupiscence et toutes les mauvaises passions. La chasteté lui devient étrangère, et le nu est la forme nécessaire de ses conceptions. Michel-Ange lui-même n'échappe pas entièrement à cette influence, et je ne sais plus quel critique a comparé sa grande fresque du Jugement dernier à une planche d'anatomie.

Je ne prétends pas que le retour aux règles de l'art antique ait été une faute. La vérité, c'est que l'Église a favorisé spontanément le culte de l'art grec tant qu'il a été inoffensif pour les vérités dont elle est la gardienne, et il n'est pas douteux que l'art acquit par cette étude plus de perfection dans les formes. Malheureusement, après avoir pendant quelque temps revêtu l'idéal chrétien de l'expression élégante qu'ils empruntaient à l'art grec, les artistes de la Renaissance finirent par chercher dans le paganisme l'idéal même de leurs conceptions.

C'est alors aussi que la décadence commença, et ses premiers symptômes se sont manifestés dans les œuvres mêmes de Raphaël, qui fut éminemment chrétien dans ses commencements, mais qui vers la fin de sa vie se laissa entraîner par son ami trop intime, Jules Romain, et par sa conduite immorale, loin des sources pures où Pérugin l'avait d'abord conduit.

Lorsque ce merveilleux génie peignait ces madones qui font l'admiration du monde, il avait sous les yeux Marguerite, que l'histoire a nommée Fornarina. Sans doute il ne se bornait pas à jeter sur la toile les traits, si beaux qu'ils fussent, de cette femme qu'il aimait. Sans doute, la foi illuminait son génie et devait l'élever au-dessus de son amour. Cette beauté corporelle que ses regards admiraient, sa pensée inspirée cherchait sans doute à l'idéaliser, et c'était la Vierge Immaculée que son âme devait contempler sous les traits transfigurés de la Fornarina.

Mais a-t-il complètement réussi à dégager l'objet de ses contemplations de ses affections terrestres, et à purifier de toute expression charnelle ces traits qu'il empruntait à une femme vulgaire, et dont il revêtait la sainte Vierge ? Certains critiques en doutent, et tout en regardant ses madones comme des chefs-d'œuvre, ils sont d'avis que les vierges de Fra Angelico, beaucoup moins parfaites dans les procédés d'exécution, sont plus près cependant de la beauté idéale dont la Mère du Christ était le type parfait. Fra Angelico travaillait dans la cellule de son couvent, et celle qu'il peignait, il ne la voyait pas avec les yeux de son corps, mais il la contemplait avec les yeux de son âme, dans l'irradiation perpétuelle de sa céleste beauté.

Si jamais vous allez à Florence, n'oubliez pas de visiter le couvent de Saint-Marc, tout imprégné des souvenirs du grand artiste. C'est la plus pure figure, et l'un des plus beaux génies dont la peinture puisse s'honorer.

Sur les murs mêmes des humbles cellules du cloître vous contemplerez des chefs-d'œuvre que Raphaël lui-même ne devait pas surpasser.

Vasari, historien de la peinture,qui n'était pourtant pas un admirateur de l'école mystique, parlant d'un tableau de l'Annonciation de Fra Angelico, disait que le profil de la Vierge avait quelque chose de si délicat et si pur, qu'on l'eût cru tracé non par une main d'homme, mais dans le paradis.

L'Annonciation et le Couronnement de la Vierge sont deux sujets qu'il affectionnait et qu'il a traités plusieurs fois.

Vous les retrouverez sur les murs du cloître, et M. Rion qui est si bon juge en ces matières, est d'avis que la parole humaine est et sera à jamais impuissante à rendre la beauté de cette composition vraiment divine. Ce qui ne paraît pas douteux, c'est que si Fra Angelico avait vécu au temps de Raphaël, c'est-à-dire à une époque où les procédés artistiques étaient beaucoup plus développés, il aurait éclipsé le peintre de la Transfiguration.

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Message  Roger Boivin Ven 20 Sep 2013, 9:16 am



VII

Quoi qu'il en soit, lorsque Michel-Ange et Raphaël, qui s'étaient pour ainsi dire formés dans l'Église catholique, furent disparus, leurs successeurs, moins imprégnés des principes du christianisme, s'abandonnèrent à l'admiration exclusive de l'art païen, et la Renaissance produisit alors tous ses fruits.

Disons-le, puisque l'occasion s'en présente, la Renaissance, la Réforme et la Révolution ont été les trois grandes fautes de l'Europe chrétienne qui l'ont conduite dans un abîme dont elle n'a pas encore vu le fond. La première a corrompu l'Art, la seconde a défiguré la religion, et la troisième a jeté la société civile hors de sa voie. Toutes ont séparé l'humanité de Dieu, la Renaissance en cherchant le Beau en dehors du christianisme, la Réforme en niant la présence réelle de Dieu dans nos temples et l'assistance du Saint-Esprit dans le Pape, la Révolution en créant l'État sans Dieu !

Lorsque la Renaissance eut profondément altéré la notion du Beau idéal, l'art se sépara de l'esthétique chrétienne. Le naturalisme s'infiltra peu à peu dans la peinture et la sculpture, puis dans la littérature.

Les coryphées de cette école s'appellent aujourd'hui les réalistes, et ils obtiennent les plus grands succès. Or voici l'esthétique de l'art réaliste : il rejette l'idéal divin, et lui dit : tu n'existes pas. La nature qu'il a pour mission de transfigurer et de ramener à Dieu, il l'avilit en ne célébrant que ses beautés bestiales et charnelles.

Afin de vous montrer mieux la profondeur de son aberration et l'énormité de son crime, revenons à la fable de Pygmalion. Vous vous rappelez que l'artiste grec avait demandé la vie pour Galatée au souverain des dieux. Mais quelle était cette vie que l'artiste voulait voir communiquer à son œuvre ?

Était-ce cette expression parfaite de l'idéal qui est la véritable vie des œuvres artistiques? Non, Messieurs, ce qu'il voulait c'était la vie du corps et non la vie de l'âme ; ce qu'il voulait c'était que le marbre devînt chair, et le malheureux artiste fut exaucé. Galatée, ce chef-d'œuvre de marbre, cette forme immortelle de l'idéal primitif de la femme qui n'avait pas encore touché au fruit défendu, Galatée devint un composé de chair et d'os comme la première venue des courtisanes.

Cette Galatée de chair, c'est l'œuvre de l'école réaliste, c'est la nature sans voile, c'est le réel sans idéal.

Mais l'artiste grec,qui avait sans doute plus de génie que nos artistes modernes, fut saisi d'une douleur sans nom lorsqu'il vit Galatée vivante ! car il constata bientôt, à son grand désespoir, qu'elle n'avait pas de cœur, et qu'elle était en conséquence incapable d'amour.

Nous, chrétiens, n'en sommes pas étonnés, parce que nous savons que le paganisme a ignoré le véritable amour, et que la charité, mère de tous les amours, n'a été apportée sur la terre que par Jésus-Christ.

Mais Pygmalion était païen et ne possédait pas nos lumières, lumières que l'art moderne s'efforce d'éteindre ; et cependant, il était tellement artiste, il avait une telle notion de l'art, qu'il ne pouvait reconnaître son idéal dans cette belle statue de chair qui avait le mouvement et tout l'organisme de la vie charnelle, mais dont l'expression ne reflétait ni l'amour qui se sacrifie à l'objet aimé, ni les nobles aspirations qui élèvent l'âme, ni les tendresses qui enfantent les grands dévouements.

Quand elle était fille de son ciseau elle avait au moins la vie de l'art ; mais maintenant elle était devenue bloc, bloc de chair, plus réel que le marbre.

Accablé de chagrin, Pygmalion se retourna vers le souverain des dieux, et le supplia de donner à Galatée l'idéal surnaturel qui lui manquait.

Mais Jupiter refusa, cette fois.

Écoutez la réponse éloquente qu'un excellent poète a mise dans la bouche du dieu :


"Dieu ................................................................

" Veut de loin apparaître à l'humaine espérance.

" Auteur de la nature il en est la beauté ;

" Pour révéler ce trait de la Divinité

" Il a formé l'artiste et les âmes choisies

" Qui portent le flambeau sacré des poésies.

" Doux à ces grands mortels, il fit grande leur part :

" Il donne à leur esprit des ailes ; leur regard

" Va partout s'enivrer de visions sublimes ;

" L'harmonie en leur cœur descend des hautes cimes,

" Dans les confusions ils trouvent des accords,

" Ils ont des rêves saints qu'ils revêtent d'un corps ;

" Ils créent, ils font renaître, et de leurs mains mortelles

" Ils jettent dans le temps des choses éternelles,

" D'invincibles vivants que le monde enchanté

" Couronne de leur nom par la mort respecté.

" Mais Dieu veut qu'à son plan leur travail se ramène :

" Ils doivent enrichir de Dieu l'espèce humaine,

" Et se rendre avec lui sobres et généreux.

" Ils lui volent ses dons s'ils les gardent pour eux ;

" Ils dérobent à l'homme exilé sur la terre

" Le bienfait qu'il attend, l'adorable mystère

" Qui, lui montrant le vrai revêtu de splendeur,

" Met la joie en ses yeux et l'amour dans son cœur.

" Or quel est ton péché ? Le voilà ! Ta statue

" Était ce beau que l'art devine et restitue.

" C'était le corps parfait. Dans un ravissement

" Dieu te l'avait montré, tel qu'au commencement

" Lui-même il le créa, noble et digne d'hommage ;

" Et lui-même guidant ta main en cet ouvrage,

" Comme à l'heure clémente où naquit la Beauté,

" Y versa toute grâce et toute chasteté.

" Par ce présent divin, en sa candeur première

" Il révélait la vierge, ornement de la terre,

" Et la belle innocence et l'amour épuré.

" Ce don fait aux mortels, tu l'as déshonoré,

" Tu l'as anéanti ! Ta fureur égoïste

" A trahi, d'un seul coup, l'œuvre, l'art et l'artiste.

" Qu'attends-tu maintenant, quand ton lâche larcin

" Du Créateur suprême a brisé le dessein ?

" Sa justice, exauçant ta prière parjure,

" A changé le saint marbre en une chair impure.

" Tu l'as voulu ? C'est fait. N'embrasse plus nos pieds,

" Tes vœux sont accomplis, c'est-à-dire expiés.

" Tu demandais la mort, te devait-on la vie ?

" Au genre humain, pour toi, Galatée est ravie :

" Les siècles n'auront pas ce poème d'amour ;

" Tu le leur as volé pour le lire un seul jour.

" Mais le larcin ne livre à ta main adultère,

" Au lieu du chant divin, qu'un alphabet vulgaire.

" La chair n'est que jolie et le marbre était beau,

" Il était immortel ! A la chair le tombeau !

" Et pour te montrer mieux ta sacrilège injure,

" Le marbre était l'amour, la chair est la luxure !

'' Prends-la donc cette chair ; emporte ce butin.

" Parricide de l'art, fais ton digne festin ;

" Assouvis-toi. Tu perds à cette ignominie

" Ta gloire, ton amour, ton œuvre et ton génie."


Vos applaudissements témoignent de la beauté magistrale de ces vers, et cependant celui qui les a faits n'est pas un versificateur habile, mais c'est un grand prosateur poète. Il se nomme Louis Veuillot. Je n'ajouterai qu'un mot qui résumera pour ainsi dire cette longue conférence.

Je me suis souvent demandé pourquoi sainte Cécile est la patronne des artistes, et, en lisant l'admirable histoire de son mariage, j'ai cru y voir une illustration frappante de la mission de l'Art. Cette beauté si pure, en effet, qui devient épouse et qui reste vierge, qui participe à la vie réelle dans ce qu'elle a de plus matériel, mais qui ne consomme que l'union des cœurs et des âmes, et qui d'un coup d'aile remonte de la terre aux cieux, entraînant après elle l'homme prédestiné qu'elle a choisi pour époux, n'enseigne-t-elle pas éloquemment à l'artiste qu'il ne doit s'unir à la nature que pour la spiritualiser et la réunir à son Créateur ?

L'œuvre de l'art, c'est l'inverse de l'opération divine dans l'étonnant mystère de l'Incarnation. Ce n'est plus un Dieu qui descend du ciel en terre, et qui se cache dans un corps mortel, c'est un homme qui s'élève de la terre au ciel, qui s'absorbe dans la contemplation de la perfection infinie, et qui s'efforce de revêtir son œuvre matérielle d'une forme divine et immortelle.


Conférences et discours -- Adolphe-Basile Routhier ( Auteur de l'Hymne National du Canada ) -- 1889 :

http://www.archive.org/stream/conferencesetdis01routuoft#page/54/mode/2up

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Message  Roger Boivin Ven 20 Sep 2013, 9:57 am


Wikipédia :

Adolphe-Basile Routhier


L'honorable sir Adolphe Basile Routhier (8 mai 1839 à St-Placide - 27 juin 1920 à Saint-Irénée-les-Bains) est un écrivain québécois, essayiste, romancier, critique littéraire, avocat, auteur, juge et professeur. Il est l'auteur des paroles de l'hymne national du Canada grâce à son poème intitulé «Ô Canada».

Sir Adolphe Basile Routhier est né à Saint-Placide sur les rives du lac des Deux Montagnes le 8 mai 1839. Dès un jeune âge, il développa un goût pour les voyages et les rêves.

À l'âge de 11 ans, le jeune Routhier fait ses études classiques au Séminaire de Sainte-Thérèse jusqu'en 1858. Par la suite, il étudie le droit à l'Université Laval. En 1861, il est admis au barreau. Un conservateur à cœur, il est candidat lors de l'élection fédérale de 1874 dans la circonscription de Kamouraska, mais il connaît une défaite. Cette même année, il est nommé juge puîné à la Cour supérieure de la province de Québec pour le district du Saguenay.

En 1876, il préside le procès qui, selon lui, serait le plus important de toute l’histoire canadienne celui de « l'influence indue ». L'enquête dura 35 jours et plus de 175 témoins sont entendus. Selon Routhier, ce fut le plus important conflit entre l'Église et l'État.

En 1897, Routhier refusa le poste de lieutenant-gouverneur des Territoires du Nord-Ouest pour accepter celui de juge de l'amirauté à la Cour de l’échiquier du Canada. À ce même moment, il est aussi professeur de droit à l'Université Laval.

Entre temps dans sa carrière littéraire, Routhier collabore avec plusieurs journaux et revues, notamment le Nouveau Monde et le Courrier du Canada. En 1871, il fait paraître ses Causeries du dimanche, un recueil d'articles déjà publié dans le quotidien. Durant sa longue carrière, il a touché à tous les mouvements littéraires de son temps : essai critique, portraits littéraires, esquisses historiques, récits de voyage, poèmes, romans et drame. Un écrivain généreux, il composa les paroles de l'Ô Canada en 1880 à l’occasion de la Saint-Jean Baptiste ; c'est son œuvre la plus marquante. Ce ne sera qu’en 1980 que ce poème deviendra officiellement l'hymne national du Canada.

En 1875, à Rome, Pie IX lui conféra le titre de chevalier de l’ordre de Saint-Grégoire-le Grand, puis en juin 1911, le roi Édouard VII le créa chevalier de Saint-Michel et de Saint-Georges, il fut désormais appelé sir Adolphe Basile Routhier.

En 1906, Routhier prend sa retraite bien méritée. Il consacrait tout son temps libre à la création littéraire. À 80 ans, sa prose était toujours aussi alerte. Il avait 81 ans quand il est mort en pays de Charlevoix, à Saint-Irénée-les-Bains, le 27 juin 1920. Il a été inhumé au cimetière Notre-Dame-de-Belmont à Sainte-Foy (Québec).


http://fr.wikipedia.org/wiki/Adolphe-Basile_Routhier

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Message  Roger Boivin Ven 20 Sep 2013, 12:18 pm

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