La caricature est une contrefaçon de l'Art.
La caricature est une contrefaçon de l'Art.
DE LA CARICATURE.
Comment expliquer l'état d'un homme qui se met au travail pour faire une caricature ?
Cet homme sait dessiner, bien ou mal ; mais enfin il dessine. Il fait une caricature. Il pourrait donc faire autre chose : il pourrait au moins tenter autre chose. Comment se décide-t-il pour la caricature ?
L'homme a faim et soif de beauté. Tantôt comme instinct, tantôt comme sentiment, tantôt comme passion, tantôt comme principe, l'amour de la beauté le pousse, même à son insu, dans toutes les directions les plus contraires. La beauté est son pain, et le célèbre cri : Panem et circenses montre que la société païenne, comme toute société d'hommes, exigeait la beauté. Elle croyait la trouver au cirque : mais son immense erreur laissait voir au fond d'elle un besoin vrai. Comme condition de vie, l'homme met la beauté sur le même rang que le pain.
Jusqu'à présent l'explication s'éloigne, au lieu de s'approcher. Si l'homme aime la beauté, comment aime-t-il la caricature !
L'homme aime la beauté ; il a besoin d'admiration ; mais il peut arriver et il arrive, par une certaine descente intellectuelle et morale, à l'impuissance d'admirer. Alors la faculté d'admirer, tournée contre elle-même, se change en raillerie. Pour faire retomber sur les autres le poids de son impuissance, l'homme tâche de ravaler ce qu'il n'est plus digne de contempler. Ne pouvant satisfaire le besoin de son cœur, au lieu de s'en prendre à son cœur et de le convertir, il s'en prend aux personnes et aux choses du dehors. Il fait comme un homme qui, n'étant plus capable de boire ni de manger, se moquerait du pain et du vin.
Car l'homme ne peut rester neutre vis-à-vis de ses nécessités. Il faut qu'il les subisse ou qu'il tente contre elles une révolte violente.
L'instinct de la conservation est certainement un des cris les plus impérieux de toute créature. Quiconque est né, veut vivre. Cependant le suicide est fréquent.
Depuis sa chute, une certaine rage pousse l'homme à insulter dans certains moments tout ce qu'il veut, tout ce qu'il aime, tout ce qu'il adore.
Dans ces moments-là, l'homme, qui veut la vie et la beauté, fait la cour à la mort et fait la cour à la laideur.
Quand on regarde l'histoire, on s'aperçoit que le sublime provoque chez l'homme deux besoins absolument contradictoires, ou plutôt un besoin et un plaisir, le besoin d'admirer et le plaisir de ravaler.
Si un drame magnifique éclatait sur un de nos théâtres, il aurait dans quinze jours cinquante parodies.
La parodie est la revanche de la chute.
Le réalisme n'est que la négation de l'art, ainsi que l'a établi le P. Félix. Mais la négation ne suffît pas à l'homme. Il lui faut la parodie.
L'art est la manifestation sensible de l'idéal. L'art saisit le réel et l'informe, suivant les lois de la beauté.
Le réalisme, qui est la négation de l'art, oublie l'idéal et imite le réel. Mais, au-dessous du réalisme, voici venir la caricature, qui déforme le réel, suivant les caprices de la laideur.
L'art ne trouve pas le réel assez pur et lui confère, dans la mesure de ses forces, ce qui lui manque pour être idéalement beau.
La caricature ne trouve pas le réel assez impur et lui confère, dans la mesure de ses forces, ce qui lui manque pour être idéalement laid.
La caricature est donc une contrefaçon de l'art.
Comme l'art, elle emploie le réel à ses fins ; comme l'art, elle refuse de l'imiter. Seulement, au lieu de l'informer, elle le déforme ; au lieu de devenir plus vraie que lui, elle devient absolument fausse. Comme l'art, la caricature choisit dans le réel. Seulement, ils font deux choix contraires : l'art réduit la réalité à son type ; la caricature réduit la réalité à sa déchéance. L'art spiritualise la matière, sans lui enlever sa substance matérielle ; la caricature matérialise l'esprit, tout en conservant, dans l'intérêt de la vraisemblance, les attributs qu'elle lui reconnaît.
La passion de dénigrer rencontre dans la caricature la satisfaction la plus facile et la plus à portée. La parole exige toujours un certain effort. Pour se moquer il faut chercher quelque part les éléments de sa moquerie. Il faut l'ombre d'une raison, ou d'un prétexte, ou au moins d'une occasion. Il y a toujours une dépense quelconque, un effort, une recherche, et cette dépense d'esprit peut relativement être très grande.
Mais le caricaturiste qui, au lieu de parler, dessine, n'a besoin, pour se moquer, d'aucun prétexte. Tout le monde a une figure, donc il peut, même sans occasion, se moquer de tout le monde.
Et plus le sujet de la caricature est grandiose ou sacré, plus la caricature devient facile. Comme toute dégradation, la caricature enseigne. Elle enseigne la grandeur de l'art qui doit transfigurer, et la corruption de l'art qui veut défigurer.
Voici un fait que je vais, en terminant, indiquer sans commentaire.
Il y a un artiste qui a lu la Bible. Ayant entrevu, à travers la majesté des siècles, à travers la majesté antique, la majesté humaine, la majesté royale, la majesté divine de l'Ecriture ; ayant entrevu, parmi les souvenirs les plus graves de l'humanité, les figures qui représentent Jésus et Marie, les figures d'Adam, d'Eve, de Joseph et de Judith, cette lecture inspira à cet artiste la pensée de représenter ces personnages d'autrefois, hérissés de poils, avec des corps, des têtes, des attitudes et des visages de singes.
Ayant réalisé son projet, l'artiste ne cacha pas les œuvres que la lecture de l'Ecriture-Sainte lui avait inspirées. Il les exposa dans une des galeries les plus fréquentées de Paris. Elles étaient là, étalées aux regards. Le peuple chrétien, racheté par le sang du Calvaire, s'arrêtait devant la boutique.
LE SIÈCLE, LES HOMMES ET LES IDÉES - Ernest Hello - 1899 :
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Roger Boivin- Nombre de messages : 13227
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