L'ART POUR LART.

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Message  Roger Boivin Sam 08 Oct 2016, 9:45 pm



LETTRE VINGT-CINQUIÈME


DOUBLE ÉCUEIL A ÉVITER DANS LA CULTURE DE L'INTELLIGENCE : LE MÉTIER ; — L'ART POUR L'ART.



Prenons garde cependant que les lettres et les arts ont leurs dangers, et que plusieurs, pour s'y être trop livrés, ont peu à peu cessé de servir et d'aimer Dieu.

C'est que, de tous les objets de nos affections, Dieu seul, comme nous disions plus haut, doit être aimé pour lui-même et sans réserve. Tous nos autres amours doivent trouver en Dieu leur principe et leur mesure. Il est toujours à craindre que nous aimions mal, que nous aimions trop, les êtres ou les objets que nous cessons d'aimer en Dieu.

Ce double danger se présente ici comme partout.

Nous pouvons ou cesser d'aimer les lettres et les arts d'un amour désintéressé, laisser la routine et le métier nous envahir, et sous leurs couches épaisses éteindre le feu sacré ;

Ou bien au contraire, éblouis, entraînés par cette flamme presque divine, aimer les choses de l'esprit avec passion, pour elles-mêmes, quand même, comme on dit, c'est-à-dire en dehors des conditions qui seules les rendent dignes de notre amour. Deux mots sur chacun de ces dangers.


Dernière édition par Roger Boivin le Lun 14 Nov 2016, 9:46 am, édité 1 fois
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Message  Roger Boivin Sam 08 Oct 2016, 9:46 pm


Remarquez d'abord, en ce qui touche le premier, que si je vous exhorte, jeune homme sortant du collège, à cultiver les lettres et les arts, je ne vous dis pas de vous faire feuilletoniste, rapin ou croque-note. C'est une rude mission, dans ce temps où la littérature et l'art sont si profondément corrompus, de ramener ces ruisseaux égarés aux sources de l'inspiration chrétienne. Je n'ai pas assez d'admiration, et, si jetais quelque chose, je n'aurais pas assez d'encouragements pour ceux qu'une véritable et sérieuse vocation pousse dans ces sentiers périlleux. Mais, en dehors du petit nombre de ces élus sur qui a passé le souffle qui vient d'en haut, ceux-là souvent jouissent le moins de la littérature et des arts, ceux-là mélangent le plus d'amour-propre, de routine, de métier, le noble plaisir que ces choses élevées nous doivent apporter, qui en font leur état.

Croyez-vous que, quand je parle de jouissances intellectuelles, de ce noble et simple délassement qui se goûte au sein de cette atmosphère, la plus immatérielle après celle de la foi, croyez-vous que je pense à ce versificateur même estimable ; à ce peintre qui sait composer selon le goût des personnes, un paysage irréprochable, une bataille bien rangée, un portrait presque aussi ressemblant qu'une photographie ; à ce musicien que la mêlée des triples croches n'effraye jamais, et qui est toujours prêt à gâter, en autant de variations qu'il vous plaira, toutes plus savantes les unes que les autres, ce thème ravissant qu'un grand maître avait construit avec quatre notes ?

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Message  Roger Boivin Sam 08 Oct 2016, 9:46 pm


Tout cela, c'est du métier, du savoir-faire, de l'habileté, toutes choses qui ne font pas que celui qui, sans une étincelle de feu sacré, se voue au culte des lettres ou des arts, l'y trouve jamais, cette étincelle. Quelquefois même il l'avait, mais pas assez vivace pour n'être point étouffée sous le côté matériel de la profession. — L'argot de l'atelier ou du cabinet de rédaction lui deviendra familier. Avec cela il jettera de la poudre aux yeux des simples. Mais, pour peu que l'on ait soi-même l'œil ouvert aux beautés intellectuelles, on verra bien vite que, chez lui, cet œil est fermé. Il discutera à perte de vue, formulera des théories, éreintera (c'est son mot) les réputations les mieux établies. Mais l'avez-vous jamais entendu, avec cet accent qui sort du cœur et cette voix vibrante d'une émotion vraie, louer Virgile, Haydn ou Raphaël ? L'avez-vous surpris, tout seul et pour son plaisir, savourant Homère ou Milton ; versant sur son clavier les limpides harmonies des vieux maîtres ; ou, le dimanche, avec la foule, s'arrêtant devant les bergers d'Arcadie, non pour discuter, mais pour sentir ?

Ils jouissent des arts, ces artistes dé profession, à peu près comme les paysans, de la campagne. Les rues les plus boueuses charment ceux-ci plus que la fraîcheur des chemins creux, les murmures des ruisseaux ou les feuilles du tremble agitées par le vent. Ainsi l'artiste indigne de ce titre glorieux préfère aux pures jouissances de l'art les effervescences d'un bal de l'Opéra, le cigare et l'asphalte du boulevard, et surtout les solides satisfactions d'un bon dîner.

Ajoutez à cela l'amour-propre et le désir du gain ; désir légitime, mais qui n'en tue pas moins l'amour désintéressé de l'art. Ajoutez les rivalités d'école, et cet esprit de parti aussi exclusif ici que dans la politique, et qui rend aveugle aux beautés les plus vraies, dès qu'elles se rattachent à un autre drapeau que le nôtre ; ajoutez la vanité, toujours recherchant les applaudissements, dont le bruit étouffe encore les tranquilles extases de l'idéal ; la vanité qui tend à son but, le succès, per fas et nefas, et sait toujours, au besoin, être infidèle aux vraies traditions de l'art comme aux vieilles lois de la conscience.

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Message  Roger Boivin Sam 08 Oct 2016, 9:47 pm


Si nous récapitulons tous ces dangers auxquels est en butte celui qui fait de la littérature ou des arts sa profession, nous conclurons qu'à peu d'exceptions près l'amateur éclairé est celui qui moissonne dans ce champ les jouissances les plus vraies et les plus pures ; et nous bénirons Dieu de nous avoir fait cette part, qui est la meilleure, ou du moins la plus douce et la plus sûre.

Car il est bien évident, que plus sont nombreux et menaçants les périls, et plus est plein de mérite et digne de louange celui qui sait y échapper. Dieu merci, cette race n'a point péri parmi nous. Nous savons plus d'un artiste, plus d'un littérateur éminent, chez qui le métier n'a point tué l'amour vrai et ardent de l'art. Parce que leur profession est une des plus élevées qui se puissent concevoir, parce qu'ils ont reçu la haute mission de remuer des idées, une plume, un archet ou un pinceau à la main, ils ne se croient point obligés à prendre en dégoût ce monde des idées, et à chercher ailleurs leurs distractions. Ils se reposent d'enseigner en composant, de composer en lisant. Lorsqu'ils ne transmettent pas leurs connaissances, ils en augmentent le trésor. Ils ont vraiment l'amour de leur état, dont le côté professionnel ne leur fait jamais oublier le côté idéal, et où ils trouvent à la fois leur travail et leur délassement, un moyen et un but. De tels hommes sont les plus honorables, et s'ils connaissent Dieu et travaillent sous son regard, les plus heureux des hommes.

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Message  Roger Boivin Sam 08 Oct 2016, 9:47 pm


Le second danger est plus à craindre encore.

Le beau, en quoi consiste le caractère propre des lettres et des arts, n'est qu'une des faces du souverain bien, du désirable, comme disait Aristote ; même il en est la moindre ; car incontestablement il passe après le vrai et le bien.

Or, c'est ce que méconnaissent d'abord, et de parti pris, sinon toujours en doctrine, du moins en pratique, un grand nombre de ceux qui cultivent avec quelque amour les lettres ou les arts.

D'autres arrivent par entraînement à la même erreur, semblables à cet honnête jeune homme qui avait bien juré de ne se laisser prendre aux charmes de la beauté qu'autant qu'elle serait le miroir où se refléteraient toutes les qualités solides et charmantes du cœur et de l'esprit. Mis à l'épreuve, il ne résiste pas à la fascination d'un long regard et d'une bouche souriante étalant deux rangées de perles incomparables. C'en est fait ; il ne s'inquiète même plus si cet objet enchanteur a des principes, de la raison, de la vertu. Les sens et l'imagination emportent cet infortuné, qui n'a plus ni esprit, ni volonté, ni conscience ; il n'a plus que des yeux. Tous ses raisonnements se réduisent à celui-ci : Elle est belle ; elle lui plaît : il l'épousera. — Il l'épouse.

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Message  Roger Boivin Sam 08 Oct 2016, 9:48 pm


Telle est la folle théorie de l'art pour l'art, professée par plusieurs et que presque tous pratiquent.

À force de ne regarder dans le désirable que le côté de la forme, on finit par ne voir, n'aimer, ne désirer plus qu'elle. En l'isolant des principes plus élevés qui la devraient soutenir, on la détruit ; et, pour avoir voulu une beauté séparée de la vérité, séparée de l'honnêteté, ce n'est plus même la beauté que l'on adore : c'en est une pâle copie ; c'est le joli, le spirituel, le gracieux ; quelquefois le laid et le difforme. Ce n'est pas plus le beau vrai et complet, ce type éternel de l'art, que ce visage régulièrement beau dans sa construction n'est cependant la beauté, avec l'expression d'ineptie ou de férocité qui le gâte.

Qu'on ne dise pas que nous combattons un fantôme. Oublier ou mettre sciemment de côté la vérité et le bon sens, la religion et la morale, lorsqu'il s'agit d'apprécier une œuvre d'art ou de littérature, est évidemment l'un des excès les plus habituels à la gent artistique et littéraire de ce temps-ci. Après avoir, moins par conscience que pour ne négliger aucun des contrastes qui font briller le talent ingénieux du critique, noté les points que, dans telle œuvre nouvelle, le bon sens ou la morale seraient tentés de réprouver, le critique, comme honteux de cette concession, termine par une justification qui, pour être sous forme d'exclamation, n'en est pas moins sans appel : Mais quel grand artiste ! — Mais c'est un poète sublime ! — Mais quel homme de génie !

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Message  Roger Boivin Sam 08 Oct 2016, 9:49 pm


Et ces artistes ou ces poètes eux-mêmes n'aiment-ils pas à peser l'histoire dans ces honteuses balances ?

Et vous, fléaux de Dieu, qui sait si le génie
N'est pas une de vos vertus ?

(Lamartine.)

Je voudrais exposer, pour la flétrir, comme elle me semble le mériter, cette absurde et odieuse théorie. J'y retrouve, dans une de ses applications les plus curieuses et les moins observées, la thèse éternelle du rationalisme, le morcellement de l'âme, l'isolement de ses diverses facultés, la rupture de ce lien sacré qui les enchaîne les unes aux autres, pour les rattacher toutes à cette faculté surnaturelle que l'on appelle la foi.

De même donc que le rationaliste dit : « La raison peut suffire sans la foi » l'artiste fanatique s'écrie : « L'imagination, le goût, l'esprit, le génie, peuvent se passer de la conscience et au besoin de la raison. » Il le dit et cherche à le prouver.

Mais, par une juste punition, de même que la raison elle-même ne produit tous ses fruits que lorsqu'elle veut aboutir à la foi, que lorsqu'au besoin elle s'appuie sur la foi, ainsi les productions émanant de l'école de l'art pour l'art ne nous donnent pas plus le vrai beau qu'elles ne nous donnent le bon et le vrai.

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Message  Roger Boivin Sam 08 Oct 2016, 9:51 pm


Il faudrait pourtant réfléchir que la beauté n'est, après tout, qu'une forme, qu'un vêtement, qu'un reflet ; mais que le fond, le corps, le foyer, sont ailleurs : dans la vérité, dans le champ sans limites du monde moral. Là est si bien la source du beau lui-même, que la vérité toute nue a passionné et passionnera toujours les plus grands esprits ; que l'émotion produite par les chefs-d'œuvre les plus incontestés ne sera jamais rien à côté de celle qu'inspire le récit tout simple d'un trait héroïque de zèle ou de charité ; et qu'enfin, tandis que la beauté morale d'une action communique bien vite à ce simple récit la sublimité dont elle est empreinte, toutes les ressources du génie n'arriveront jamais à produire, en dehors des conditions morales, une beauté littéraire contre laquelle, même au point de vue de l'art, la conscience d'un honnête homme ne proteste !

L'art pour l'art ! Mais c'est un non-sens égal à celui-ci : Les moyens pour les moyens ; — la route pour la route ; — les facultés pour les facultés. Laissons ce langage aux artistes de Charenton, et rappelons-nous que les moyens s'emploient pour obtenir la fin, que la route est suivie pour arriver au but, que les facultés s'exercent pour produire leurs résultats.

Si l'on m'objectait que souvent on se promène pour se promener, je répondrais que l'on subtilise, — On se promène pour faire de l'exercice, pour se distraire de travaux sérieux, pour reposer ses yeux et son cœur sur le spectacle de la nature. Mais si, sous prétexte que l'on ne marche pas pour arriver à un but, on se dirigeait volontairement vers des fondrières ou des lieux que les voleurs et les bêtes fauves rendent pleins de périls, serait-on raisonnable ?

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Message  Roger Boivin Sam 08 Oct 2016, 9:51 pm


Ainsi je veux bien que vous fassiez de l'art pour l'art, en ce sens que vous ne demandiez aux études et aux jouissances intellectuelles autre chose que la salutaire diversion et le vif plaisir qu'elles vous procurent. — Est-ce une raison pour oublier les conditions hors desquelles ces douces distractions deviennent coupables et dangereuses ? Une promenade qui mène à l'abîme est un cruel délassement. L'art ou la littérature qui ébranleraient nos croyances ou entameraient nos mœurs seraient le plus fatal des passe-temps.

Vraiment, quand je vois tant de gens oublier cette condition élémentaire du beau, et ne se point inquiéter de ce divorce si fréquent entre la morale et les lettres, je ne puis m'empêcher de me rappeler cette caricature où l'on voit un philanthrope, quelque peu galliste, en extase devant un galérien : Mon ami, lui dit-il en lui palpant le crâne, quelles admirables facultés la nature vous avait départies !

Eh ! mon Dieu, si l'on veut absolument admirer les facultés, sans s'inquiéter de l'usage qui en est fait, autant tout de suite admirer le Diable ! On trouvera difficilement ailleurs autant d'esprit.

Il est vrai que c'est un mauvais esprit. En est-ce un bon que nous admirons chez Pradier ou Alfred de Musset ? Et n'est-il pas vrai que vous regretteriez (je parle à ceux qui prêchent l'art pour l'art) que la Pucelle n'existât pas, parce qu'elle est, dit-on, écrite en beaux vers, et que vous n'hésiteriez pas à flétrir du nom de Vandale l'honnête homme qui accorderait quelques vêtements aux Hercule, aux Spartacus, aux Flore et aux Cérès de nos jardins publics.


LETTRES À UN JEUNE HOMME SUR LA PIÉTÉ - Par Eugène de Margerie - cinquième Édition - 1879 :

https://archive.org/stream/lettresunjeuneho00marg#page/208/mode/2up
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