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Message  Roger Boivin Mer 15 Juin 2016, 2:20 pm



CHAPITRE XVII

De l'amitié, et premièrement de la mauvaise et frivole.


Ce que c'est que l'amour, et ses qualités. — Le plus dangereux de tous les amours est l'amitié. — Sur quoi est fondée la vraie ou la fausse amitié. — A quoi l'on peut comparer l'une et l'autre. — Ce que c'est que l'amitié sensuelle et frivole, et sur quoi elle est fondée. — Erreur des mondains par rapport au discernement des vraies vertus.



L'AMOUR tient le premier rang entre les passions (1) de l'âme, c'est le roi de tous les mouvements du cœur ; il convertit tout le reste à soi, et nous rend tels que ce qu'il aime. Prenez donc bien garde, ma Philothée, de n'en point avoir de mauvais ; car tout aussitôt vous seriez toute mauvaise. Or, l'amitié est le plus dangereux amour de tous, parce que les autres amours peuvent être sans communication ; mais l'amitié étant totalement fondée sur celle-ci, on ne peut presque l'avoir avec une personne, sans participer à ses qualités.

1 . Tout amour n'est pas amitié ; car on peut aimer sans être aimé, et lors il y a de l'amour, mais non pas de l'amitié ; d'autant que l'amitié est un amour mutuel ; et s'il n'est pas mutuel, ce n'est pas amitié.

2. Et il ne sulfit pas qu'il soit mutuel, mais il faut que les parties qui s'entr'aiment sachent leur réciproque affection ; car si elles l'ignorent, elles auront de l'amour, mais non pas de l'amitié.

3. Il faut, avec cela, qu'il y ait entre elles quelque sorte de communication, qui soit le fondement de l'amitié

Selon la diversité des communications, l'amitié est aussi diverse, et les communications sont différentes, selon la différence des biens qu'on s'entrecommunique (2) ; si ce sont des biens faux et vains, l'amitié est fausse et vaine ; si ce sont des vrais biens, l'amitié est vraie ; et plus excellents seront les biens, plus excellente sera l'amitié ; car, comme le miel est le plus excellent quand il se cueille dans les fleurons des fleurs plus exquises, ainsi l'amour fondé sur une plus exquise communication est le plus excellent. Et comme il y a du miel en Héraclée de Pont, qui est vénéneux et fait devenir insensés ceux qui le mangent, parce qu'il est recueilli sur l'aconit, qui est abondant en cette région-là, ainsi l'amitié fondée sur la communication des biens faux et vicieux est toute fausse et mauvaise. L'amitié fondée sur la communication des plaisirs sensuels est toute grossière et indigne du nom d'amitié ; comme aussi celle qui est fondée sur des vertus frivoles et vaines, parce que ces vertus dépendent aussi des sens. J'appelle plaisirs sensuels ceux qui s'attachent immédiatement et principalement aux sens extérieurs, comme le plaisir de voir la beauté, d'ouïr une douce voix, de toucher, et semblables. J'appelle vertus frivoles certaines habiletés et qualités vaines, que les faibles esprits appellent vertus et perfections. Entendez parler la plupart des filles, des femmes et des Jeunes gens ; ils ne se feindront nullement de dire : Un tel gentilhomme est fort vertueux, il a beaucoup de perfections ; car il danse bien, il joue bien à toutes sortes de jeux, il s'habille bien, il chante bien, il a bonne mine. Et les charlatans tiennent pour les plus vertueux d'entre eux ceux qui sont les plus grands bouffons. Or, comme tout cela regarde les sens, aussi les amitiés qui en proviennent s'appellent sensuelles, vaines et frivoles, et méritent plutôt le nom de folâtrerie que d'amitié. Ce sont ordinairement les amitiés des jeunes gens, qui se tiennent à la morgue, à la babillerie ; amitiés dignes de leur âge, car ils n'ont encore aucune vertu qu'en bourre, ni nul jugement qu'en bouton ; aussi, telles amitiés ne sont que passagères, et fondent comme la neige au soleil.


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(1) Le saint auteur emploie ici le mot passion dans le sens étymologique ; il signifie alors tout sentiment vif qu'éprouve notre âme, qu'il soit, de sa nature, bon ou mauvais.

(2) Par cette règle, il est bien facile, ordinairement, de juger si les amitiés que l'on contracte sont bonnes ou mauvaises. La prudence demanderait qu'on se souvînt de cette règle avant de laisser se former le lien de l'amitié : on éviterait ainsi bien des difficultés.



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Message  Roger Boivin Mer 15 Juin 2016, 2:42 pm



CHAPITRE XIX

Des vraies amitiés.


Excellence de la véritable amitié. — Différence entre le simple amour et la charité. — Les liens de l'amitié spirituelle sont tout d'or, comparés au prix des autres amitiés. — Cette amitié est très-louable et nécessaire dans le monde. — Exemples de plusieurs saints. — La véritable amitié ne peut pas nuire à la perfection.



PHILOTHÉE, aimez un chacun d'un grand amour charitable, mais n'ayez d'amitié qu'avec ceux qui peuvent communiquer avec vous de choses vertueuses ; et plus les vertus que vous mettrez en votre commerce seront exquises, plus votre amitié sera parfaite. Si vous communiquez dans les sciences, votre amitié est certes fort louable ; plus encore, si vous communiquez aux vertus, en la prudence, discrétion, force et justice. Mais si votre mutuelle et réciproque communication se fait de la charité, de la dévotion, de la perfection chrétienne, oh ! Dieu, que votre amitié sera précieuse ! Elle sera excellente, parce qu'elle vient de Dieu ; excellente, parce qu'elle tend à Dieu ; excellente, parce que son lien, cest Dieu ; excellente, parce qu'elle durera éternellement en Dieu. Oh ! qu'il fait bon aimer en terre comme l'on aime au ciel, et apprendre à s'entre-chérir en ce monde, comme nous ferons éternellement en l'autre ! Je ne parle pas ici de l'amour simple de charité, car il doit être porté à tous les hommes ; mais je parle de l'amitié spirituelle, par laquelle deux ou trois ou plusieurs âmes se communiquent leur dévotion, leurs affections spirituelles, et se rendent un seul esprit entre elles. Qu'à bon droit peuvent chanter telles heureuses âmes : « Oh! que voici combien il est bon et agréable que les frères habitent ensemble ! (1) » Oui, car le baume délicieux de la dévotion distille de l'un des cœurs en l'autre, par une continuelle participation ; tellement qu'on peut dire que Dieu a répandu sur cette amitié sa bénédiction et la vie jusques aux siècles des siècles.

Il m'est avis que toutes les autres amitiés ne sont que des ombres au prix de celle-ci, et que leurs liens ne sont que des chaînes de verre ou de jayet, en comparaison de ce grand lien de la sainte dévotion, qui est tout d'or (2).

Ne faites point d'amitié d'autre sorte ; je veux dire, des amitiés que vous faites ; car il ne faut ni quitter ni mépriser pour cela les amitiés que la nature et les précédents devoirs vous obligent de cultiver : des parents, des alliés, des bienfaiteurs, des voisins et autres ; je parle de celles que vous choisissez vous-même.

Plusieurs vous diront peut-être, qu'il ne faut avoir aucune sorte de particulière affection et amitié ; d'autant que cela occupe le cœur, distrait l'esprit, engendre les envies. Mais ils se trompent en leurs conseils ; de ce qu'ils ont vu dans les écrits de plusieurs saints et dévots auteurs, que les amitiés particulières et affections extraordinaires nuisent intiniment aux Religieux, ils pensent que c'en soit de même du reste du monde ; mais il y a bien à dire : car, attendu qu'en un Monastère bien réglé, le dessein commun de tous tend à la vraie dévotion, il n'est pas requis d'y faire ces particulières communications, de peur que, cherchant en particulier ce qui est commun, on ne passe des particularités aux partialités. Mais quant à ceux qui sont entre les mondains et qui embrassent la vraie vertu, il leur est nécessaire de s'allier les uns aux autres par une sainte amitié ; car, par ce moyen, ils s'animent, ils s'aident, ils s'entreportent au bien. Et comme ceux qui cheminent en la plaine n'ont pas besoin de se prêter la main, mais ceux qui sont dans les chemins scabreux et glissants s'entretiennent l'un et l'autre pour cheminer plus sûrement ; ainsi, les Religieux n'ont pas besoin des amitiés particulières ; mais ceux qui sont au monde en ont nécessité, pour s'assurer et secourir les uns les autres, parmi tant de mauvais passages qu'il leur faut franchir. Au monde, tous ne conspirent pas à même fin, tous n'ont pas le même esprit ; il faut donc sans doute se tirer à part et faire des amitiés selon notre prétention, et cette particularité fait voirement une partialité, mais une partialité sainte, qui ne fait aucune division, sinon celle du bien et du mal, des brebis et des chèvres, des abeilles et des frelons : séparation nécessaire.

Certes, on ne saurait nier que Notre-Seigneur n'aimât d'une plus douce et plus spéciale amitié saint Jean, le Lazare, Marthe, Madeleine ; car l'Écriture le témoigne. On sait que saint Pierre chérissait tendrement saint Marc et sainte Pétronille, comme saint Paul faisait son Timothée et sainte Thècle. Saint Grégoire de Nazianze se vante cent fois de l'amitié non-pareille qu'il eut avec le grand saint Basile, et la décrit en cette sorte : « Il semblait qu'en l'un et l'autre de nous il n'y eût qu'une seule âme portant deux corps. Que s'il ne faut pas croire ceux qui disent que toutes choses sont en toutes choses, il nous faut pourtant ajouter foi que nous étions tous deux en l'un de nous, et l'un en l'autre ; une seule prétention avions-nous tous deux, de cultiver la vertu et d'accommoder les desseins de notre vie aux espérances futures, sortant ainsi hors de la terre mortelle avant que d'y mourir. » Saint Augustin témoigne que saint Ambroise aimait uniquement sainte Monique, pour les rares vertus qu'il voyait en elle, et qu'elle, réciproquement, le chérissait comme un ange de Dieu (3).

Mais j'ai tort de vous amuser en chose si claire. Saint Jérôme, saint Augustin, saint Grégoire, saint Bernard et tous les plus grands serviteurs de Dieu ont eu de très-particulières amitiés, sans que cela nuisît à leur perfection. Saint Paul, reprochant le détraquement des Gentils, les accuse d'avoir été gens sans affection, c'est-à-dire, qui n'avaient aucune amitié. Et saint Thomas, comme tous les bons philosophes, confesse que l'amitié est une venu. Or, il parle de l'amitié particulière, puisque, comme il dit, la parfaite amitié ne peut s'étendre à beaucoup de personnes. La perfection donc ne consiste pas à n avoir point d'amitié, mais à n'en avoir que de bonne, de sainte et sacrée.

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(1) Ecce quam bonum et quam jucundum habitare fratres in umim ! Ps., CXXXII, I.

(2) Voici comment le Saint-Esprit exalte le bienfait d'une telle amitié :« Un ami Fidèle est une protection puissante ; et celui qui l'a trouvé a trouvé un trésor. Un ami FIdèle ne souffre aucune comparaison ; et l'or et l'argent ne méritent pas d'être mis en balance avec la sincérité de sa foi. Un ami fidèle est un remède de vie et d'immortalité... . » Eccli , v, 14-16.  

(3) Il faut nommer, à la suite de ces exemples, la céleste intimité de saint François de Sales et de sainte Jeanne de Chantal. Leur correspondance, que nous possédons en grande partie, respire cette parfaite et pure charité dont s'aiment les anges au ciel ; et ce qui fait que ces modèles sont plus admirables qu'imitables, c'est que les chrétiens ordinaires ne savent pas fonder leur amitié sur le très-unique et jaloux amour de Dieu. Il faut le renoncement des saints, la prudence des saints, la vie des saints, pour pratiquer cette amitié des saints.



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Message  Roger Boivin Mer 15 Juin 2016, 3:25 pm



CHAPITRE XX



De la différence des vraies et des vaines amitiés.



Il est fort dangereux de prendre la fausse amitié pour l'amitié véritable. — Règles pour discerner l'amitié sainte de l'amitié mondaine. — Marques des bons ou mauvais entretiens.



Voici donc le grand avertissement, ma Philothée. Le miel d'Héraclée, qui est si vénéneux, ressemble à l'autre, qui est si salutaire ; il y a grand danger, à prendre l'un pour l'autre ou à les prendre mêlés, car la bonté de l'un n'empêcherait pas la nuisance de l'autre. Il faut être sur ses gardes pour n'être point trompé en ses amitiés, notamment quand elles se contractent entre personnes de divers sexes, sous quelque prétexte que ce soit ; car bien souvent Satan donne le change sur ce point. On commence par l'amour vertueux ; mais, si l'on n'est fort sage (1), l'amour frivole s'y mêlera, puis l'amour sensuel, puis l'amour charnel ; oui, même il y a danger en l'amour spirituel, si l'on n'est fort sur ses gardes, quoiqu'en celui-ci il soit plus difficile de prendre le change, parce que sa pureté et blancheur rendent plus connaissables les souillures que Satan y veut mêler ; c'est pourquoi, quand il l'entreprend, il fait cela plus finement et essaie de glisser les abus presque insensiblement.

Vous connaîtrez l'amitié mondaine d'avec la sainte et vertueuse, comme l'on connaît le miel d'Héraclée d'avec l'autre. Le miel d'Héraclée est plus doux à la langue que le miel ordinaire, à raison de l'aconit, qui lui donne un surcroît de douceur ; et l'amitié mondaine produit ordinairement un grand amas de paroles emmiellées, une affectation de petits mots exagérés et de louanges tirées de la beauté, de la grâce et des qualités sensuelles ; mais l'amitié sacrée a un langage simple et franc, ne peut louer que la vertu et grâce de Dieu, unique fondement sur lequel elle subsiste. Le miel d'Héraclée, étant avalé, excite un tournoiement de tête ; et la fausse amitié provoque un tournoiement d'esprit, qui fait chanceler la personne en la chasteté et dévotion, la portant à des regards affectés et immodérés, à des caresses sensuelles, à des soupirs désordonnés, à des petites plaintes de n'être pas aimée, à des petites, mais recherchées, mais attrayantes contenances et autres privautés et faveurs inciviles, présages certains et indubitables d'une prochaine ruine de l'honnêteté ; mais l'amitié sainte n'a des yeux que simples et pudiques, ni des caresses que pures et franches, ni des soupirs que pour le Ciel, ni des privautés que pour l'esprit, ni des plaintes, sinon quand Dieu n'est pas aimé, marques infaillibles de l'honnêteté. Le miel d'Héraclée trouble la vue, et cette amitié mondaine trouble le jugement ; en sorte que ceux qui en sont atteints pensent bien faire en mal faisant, et croient que leurs excuses, prétextes et paroles sont des vraies raisons. Ils craignent la lumière et aiment les ténèbres ; mais l'amitié sainte a les yeux clairvoyants et ne se cache point, mais paraît volontiers devant les gens de bien (2). Enfin, le miel d'Héraclée donne une grande amertume en la bouche ; ainsi les fausses amitiés se convertissent et terminent en paroles charnelles et insupportables, ou à des injures, calomnies, impostures, tristesses, confusions et jalousies, qui aboutissent bien souvent en abrutissement et forcenerie. Mais la chaste amitié est toujours également honnête, civile et aimable, et jamais ne se convertit qu'en une plus parfaite et pure union d'esprit, image vive de l'amitié bienheureuse que l'on exerce au Ciel.

Les jeunes gens qui font des contenances, grimaces et caresses, ou disent des paroles dans lesquelles ils ne voudraient pas être surpris par leurs pères, mères, maris, femmes ou confesseurs, témoignent en cela qu'ils traitent d'autre chose que de l'honneur et de la conscience. Notre-Dame se trouble, voyant un ange en forme humaine, parce qu'elle était seule, et qu'il lui donnait des extrêmes quoique célestes louanges. O Sauveur du monde ! la pureté craint un ange en forme humaine ; et pourquoi donc la faiblesse extrême ne craindrait-elle un homme, encore qu'il fût en figure d'ange, quand il la loue de louanges sensuelles et humaines ?

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(1) Et l'on n'est fort sage que si l'on s'entoure constamment, et de plus en plus, de toutes les précautions de la plus grande prudence. Cesser tôt ou tard ce régime, c'est s'exposer à d'amers regrets. A cet égard, le danger croît dans la mesure où diminue la plus extrême réserve, et dès que l'on n'y cherche plus Dieu seul, on risque de n'y plus trouver que la seule créature.

(2) II faut se défier de toutes ces amitiés qui jouent le mystère. Elles ne sont pas toutes mauvaises ; mais celles même qui sont bonnes tournent souvent à l'enfantillage, quand elles affectent de se cacher.




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Message  Roger Boivin Mer 15 Juin 2016, 3:40 pm



CHAPITRE XXI

Avis et remèdes contre les mauvaises amitiés.



Remède pour s'en précautionner. — La garde du cœur est importante. — Autre remède pour renoncer à ce qu'a amené la faiblesse ou la vanité. — Marque du partait dégagement de ces choses. — Avis important contre le dégagement qui n'est qu'imparfait.


MAIS quels remèdes contre cette engeance et fourmilière de folles amours et folâtreries ? Soudain que vous en aurez les premiers sentiments, tournez-vous court de l'autre côté, et avec une détestation absolue de cette vanité, courez à la croix du Sauveur et prenez sa couronne d'épines pour environner votre cœur, afin que ces petits renardeaux n'en approchent pas, Gardez bien de venir à aucune sorte de composition avec cet ennemi ; ne dites pas : Je l'écouterai, mais je ne ferai rien de ce qu'il me dira ; je lui prêterai l'oreille, mais je lui refuserai le cœur. O ma Philothée ! pour Dieu, soyez rigoureuse en telles occasions ; le cœur et les oreilles s'entretiennent l'un à l'autre, et comme il est impossible d'empêcher un torrent qui a pris sa descente par le penchant d'une montagne, aussi est-il difficile d'empêcher que la parole qui est tombée en l'oreille ne fasse soudain sa chute dans le cœur. Les chèvres, selon Alcméon, haleinent par les oreilles et non par les naseaux ; il est vrai qu'Aristote le nie. Or, ne sais-Je ce qu'il en est, mais je sais bien pourtant que notre cœur haleine par l'oreille, et que comme il aspire et exhale ses pensées par la langue, il respire aussi par l'oreille, par laquelle il reçoit les pensées des autres. Gardons donc soigneusement nos oreilles de l'air des folles paroles ; car autrement, soudain notre cœur en serait empesté. N'écoutez nulle sorte de mauvais propos, sous quelque prétexte que ce soif, en ce seul cas il n'y a point de danger d'être incivile et agreste.

Ressouvenez-vous que vous avez voué votre cœur à Dieu (1), et que votre amour lui étant sacrifié, ce serait donc un sacrilège de lui en oter un seul brin ; sacrifiez-le-lui plutôt derechef par mille résolutions et protestations, et, vous tenant entre elles, comme un cerf dans son fort, réclamez Dieu : il vous secourra, et son amour prendra le vôtre en sa protection, afin qu'il vive uniquement pour lui.

Que si vous êtes déjà prise dans ces tristes filets, oh Dieu ! quelle difticulté de vous en déprendre ! Mettez-vous devant sa divine Majesté, connaissez en sa présence la grandeur de votre misère, votre faiblesse et vanité ; puis, avec le plus grand effort de cœur qu'il vous sera possible, détestez ces imprudences commencées, abjurez la vaine profession que vous en avez faite, et, d'une grande et très-absolue volonté, arrêtez en votre cœur et vous résolvez de ne jamais plus rentrer en ces jeux et entretiens mauvais.

Si vous vous pouvez éloigner de l'objet, je l'approuverais infiniment ; car comme ceux qui ont été mordus des serpents, ne peuvent pas aisément guérir en la présence de ceux qui ont été autrefois blessés de la même morsure, ainsi la personne qui est piquée de ces misères en guérira difficilement, tant qu'elle sera proche de l'autre qui aura été atteinte de la même piqûre. Le changement de lieu sert extrêmement pour apaiser les ardeurs et inquiétudes, soit de la douleur, soit de l'affection. Le garçon duquel parle saint Ambroise, au livre second de la Pénitence, ayant fait un long voyage, revint entièrement délivré des folles amours qu'il avait exercées, et tellement changé, que la sotte personne le rencontrant et lui disant :

— Ne me connais-tu pas ? je suis bien moi-même.

— Oui-da, répondit-il, mais moi je ne suis pas moi-même. L'absence lui avait apporté cette heureuse mutation. Et saint Augustin témoigne que, pour alléger la douleur qu'il eut en la mort de son ami, il s'ôta de Tagaste, où celui-ci était mort, et s'en alla à Carthage.

Mais qui ne peut s'éloigner, que doit-il faire ? Il faut absolument retrancher toute conversation particulière, tout entretien secret, toute douceur des yeux, tout souris, et généralement toutes sortes de communications qui peuvent nourrir ce feu fâcheux et fumeux ; ou, pour le plus, s'il est forcé de parler au complice, que ce soit pour déclarer par une hardie, courte et sévère protestation, le divorce éternel que l'on a juré. Je crie tout haut à quiconque est tombé dans ces pièges : Taillez, tranchez, rompez ; il ne faut pas s'amuser à découdre ces folles amitiés, il les faut déchirer ; il n'en faut pas dénouer les liaisons, il les faut rompre ou couper ; aussi bien, les cordons et les liens n'en valent rien. Il ne faut point ménager, pour un amour qui est si contraire à l'amour de Dieu (2).

Mais après que j'aurai ainsi rompu les chaînes de cet infâme esclavage, encore m'en restera-t-il quelque souvenir, et les marques et traces des fers en demeureront encore imprimées en mes pieds, c'est-à-dire, en mes affections. Non feront, Philothée, si vous avez conçu autant de détestation de votre mal comme il mérite ; car, si cela est, vous ne serez plus agitée d'aucun mouvement que de celui d'une extrême horreur de cet infâme amour et de tout ce qui en dépend, et demeurerez quitte de toute autre affection envers l'objet abandonné, que de celle d'une très-pure charité pour Dieu. Mais si, pour l'imperfection de votre repentir, il vous reste encore quelques mauvaises inclinations, procurez pour votre âme une solitude mentale, selon ce que je vous ai enseigné ci-devant, et retirez-vous-y le plus que vous pourrez, et, par mille réitérés élancements d'esprit, renoncez à toutes vos inclinations ; reniez-les de toutes vos forces ; lisez plus que l'ordinaire des saints livres ; confessez-vous plus souvent que de coutume et vous communiez ; conférez humblement et naïvement avec votre directeur, si vous pouvez, ou au moins avec quelque âme fidèle et prudente, de toutes les suggestions et tentations qui vous arriveront à cet égard, et ne doutez point que Dieu ne vous affranchisse de toutes ces passions, pourvu que vous continuiez fidèlement en ces exercices.

Ah ! ce me direz-vous, mais ne sera-ce point une ingratitude, de rompre si impitoyablement une amiiié ? Oh ! que bienheureuse est l'ingratitude qui nous rend agréables à Dieu ! Non, de par Dieu, Philothée, ce ne sera pas une ingratitude, mais un grand bénéfice que vous ferez à l'autre ; car, en rompant vos liens, vous romprez les siens, puisqu'ils vous étaient communs, et, bien que pour l'heure il ne s'aperçoive pas de son bonheur, il le reconnaîtra bientôt après, et avec vous chantera pour action de grâces : « O Seigneur, vous avez rompu mes liens, je vous sacrifierai l'hostie de louange et invoquerai votre saint nom » (3).


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(1) Le saint Docteur rappelle ici la protestation marquée au chapitre xx de la première partie.

(2) Quelques âmes peuvent être tentées de voir dans ce langage du saint Docteur, sinon une rigueur excessive, du moins une prudence sujette à des tempéraments. Ce serait une déplorable erreur. Nul de ceux qui ont vu ces âmes aux prises avec ces sortes d'obsession, n'ignore que, sur ce point surtout, les demi-mesures et les transactions n'aboutissent qu'à éterniser le mal, et que rien n'est fini, tant que tout n'est pas fini.

(3) Dirupisti vinsula mea, tibi sacrificabo hosiiam laudis, et nomen Domini invocabo. Ps. CXV, 7.




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Message  Roger Boivin Mer 15 Juin 2016, 4:05 pm



CHAPITRE XXII

Quelques autres avis sur le sujet des amitiés.




On ne peut entretenir l'amitié sans une grande intimité. — Quelle pratique doit-on en faire ? — L'amitié n'exige pas qu'on prenne les imperfections de son ami. — La véritable amitié ne peut subsister en même temps que le péché, parce qu'il la mine entièrement. — La vertu en est la vie.



J'ai encore un avertissement d'importance sur ce sujet. L'amitié requiert une grande communication entre les amis, autrement elle ne peut ni naître ni subsister. C'est pourquoi il arrive souvent qu'avec la communication de l'amitié, plusieurs autres communications passent et se glissent insensiblement de cœur en cœur, par une mutuelle infusion et réciproque échange d'allections, d'inclinations et d'impressions. Mais surtout, cela arrive quand nous estimons grandement celui que nous aimons ; car alors nous ouvrons tellement le cœur à son amitié, qu'avec celle-ci ses inclinations et impressions entrent aisément tout entières, soit qu'elles soient bonnes ou qu'elles soient mauvaises. Certes, les abeilles qui amassent le miel d'Héraclée ne cherchent que le miel, mais avec le miel elles sucent insensiblement les qualités vénéneuses de l'aconit, sur lequel elles font leur cueillette. O Dieu ! Philothée, il faut bien pratiquer en ce sujet la parole que le Sauveur de nos âmes voulait dire, ainsi que les anciens nous ont appris : Soyez bons changeurs et monnayeurs ; c'est-à-dire, ne recevez pas la fausse monnaie avec la bonne, ni le bas or avec le fin or ; séparez le précieux d'avec le chétif ; oui, car il n'y a presque personne qui n'ait quelque imperfection de ce genre. Et quelle raison y a-t-il de recevoir pêle-mêle les tares et imperfections de l'ami, avec son amitié ? Il le faut, certes, aimer nonobstant son imperfection ; mais il ne faut ni aimer, ni recevoir son imperfection ; car l'amitié requiert la communication du bien et non pas du mal. Comme donc ceux qui tirent le gravier du Tage en séparent l'or qu'ils y trouvent, pour l'emporter, et laissent le sable sur le rivage ; de même, ceux qui ont la communication de quelque bonne amitié doivent en séparer le sable des imperfections, et ne le point laisser entrer en leur âme. Certes, saint Grégoire de Nazianze témoigne que plusieurs, aimant et admirant saint Basile, s'étaient laissé porter à l'imiter, même en ses imperfections extérieures, en son parler lentement et avec un esprit abstrait et pensif, en la forme de sa barbe et en sa démarche. Et nous voyons des maris, des femmes, des enfants, des amis, qui, ayant en grande estime leurs amis, leurs pères, leurs maris et leurs femmes, acquièrent, ou par condescendance, ou par imitation, mille mauvaises petites humeurs, au commerce de l'amitié qu'ils ont ensemble. Or, cela ne se doit aucunement faire, car chacun a bien assez de ses mauvaises inclinations. sans se surcharger de celles des autres ; et non seulement l'amitié ne requiert pas cela, mais, au contraire, elle nous oblige à nous entr'aider, pour nous affranchir réciproquement de toutes sortes d'imperfections. Il faut sans doute supporter doucement l'ami en ses imperfections, mais non pas le porter en elles et beaucoup moins les transporter en nous.

Mais je ne parle que des imperfectious ; car, quant aux péchés, il ne faut ni les porter, ni les supporter en l'ami. C'est une amitié ou faible ou méchante de voir périr l'ami et ne le point secourir ; de le voir mourir d'un apostème et de n'oser lui donner le coup de rasoir de la correction pour le sauver. La vraie et vivante amitié ne peut durer entre les péchés. On dit que la salamandre éteint le feu dans lequel elle se couche, et le péché ruine l'amitié en laquelle il se loge. Si c'est un péché passager, l'amitié lui donne soudain la fuite par la correction ; mais s'il séjourne et s'arrête, tout aussitôt l'amitié périt ; car elle ne peut subsister que sur la vraie vertu. Combien moins donc doit-on pécher pour l'amitié ? L'ami est ennemi, quand il nous veut conduire au péché, et il mérite de perdre l'amitié, quand il veut perdre et damner l'ami. Mais cest l'une des plus assurées marques d'une fausse amitié, que de la voir pratiquer envers une personne vicieuse, de quelque sorte de péché que ce soit. Si celui que nous aimons est vicieux, sans doute notre amitié est vicieuse ; car, puisqu'elle ne peut regarder la vraie vertu, il est force qu'elle considère quelque vertu folâtre et quelque qualité sensuelle.

La société faite pour le profit temporel entre les marchands, n'a que l'image de la vraie amitié ; car elle se fait, non pour l'amour des personnes, mais pour l'amour du gain.

Enfin, ces deux divines paroles sont deux grandes colonnes pour bien assurer la vie chrétienne. L'une est du Sage : « Qui craint Dieu aura pareillement une bonne amitié (1). « L'autre est de saint Jacques : « L'amitié de ce monde est ennemie de Dieu (2). »

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(1) Qui timet Deum, habebit amicitiam bonam. Eccli., VI, 17.

(2) Amicitia hujus munidi, inimica est Dei. S. Jac , IV, 4.




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[ Vraies et Fausses Amitiés - Vrais et Faux Amours ] Empty Re: [ Vraies et Fausses Amitiés - Vrais et Faux Amours ]

Message  Javier Mer 15 Juin 2016, 5:45 pm

Un grand merci, mon cher Roger ! Le sujet de la vraie amitié est très important. J'aime Saint François de Sales. Merci encore et que le Bon Dieu et la Sainte Vierge vous bénissent ! cheers
Javier
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[ Vraies et Fausses Amitiés - Vrais et Faux Amours ] Empty Re: [ Vraies et Fausses Amitiés - Vrais et Faux Amours ]

Message  Roger Boivin Mer 15 Juin 2016, 6:00 pm


Merci beaucoup, Javier ; vous pareillement ! [ Vraies et Fausses Amitiés - Vrais et Faux Amours ] 956204
Roger Boivin
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