Le dermi-lettré hargneux - Mathieu Bock-Côté - 9 juillet 2014 - Blogue - Journal de Montréal.

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Message  Roger Boivin Jeu 10 Juil 2014, 1:05 pm


Je ne pousserai pas cette aventure trop loin, mais j’ai soudainement l’envie de commencer la rédaction, au fil de mes humeurs, d’un dictionnaire des personnages les plus détestables des médias sociaux. Ils ne sont pas des masses. Mais ils sont assez nombreux pour polluer un babillard dont ils s’emparent ou pour salir un article de leurs commentaires haineux et répétitifs. La bonne chose à faire avec eux, c’est de les bloquer, tout simplement pour éviter qu’ils ne colonisent votre page Facebook et fassent exploser n’importe quelle discussion. On les appelle les trolls. Il faudrait peut-être, néanmoins, proposer une classification plus fine, plus subtile. Je vous parlerai aujourd’hui d’une catégorie de troll particulière: le demi-lettré hargneux.

Quiconque a l’habitude de parler sur Facebook d’un auteur qu’il aime bien, philosophe ou écrivain, politologue ou sociologue, sait ce qu’il risque: un agité du bocal viendra vite commenter agressivement en ajoutant une vidéo de cinq minutes de l’auteur en question attrapée sur YouTube. On peut alors être certain d’une chose: il n’a pas lu l’auteur mais il est persuadé de le connaître puisqu’il en a entendu parler. Il sait tout de lui, surtout le mal qu’on en dit, et n’a pas cherché à vérifier dans l’œuvre si le procès est fondé ou non. D’ailleurs, mais je ne le dis qu’en aparté, cela fait un bon moment qu’on ne se sent plus obligé de lire ceux dont on parle. De toute façon, quand un auteur se fait coller une sale étiquette, comme «polémiste», ou qu’on dit de lui qu’il est «sulfureux» ou «controversé», n’est-ce pas justement une mise en garde: surtout, ne le lisez pas!

Je me souviens d’un échange avec un de ces demi-lettrés hargneux. J’avais écrit un texte consacré au dernier livre d’un philosophe français pour lequel j’ai beaucoup d’estime. Ce philosophe a toutefois le triste privilège de faire partie de ceux qu’il n’est plus nécessaire de lire pour en dire du mal. On s’en moque, on lui colle des étiquettes, et à travers tout cela, on oublie de lire un esprit extrêmement fin, qui est aussi, par je ne sais quelle grâce, un écrivain merveilleux. Évidemment, j’ai publié ce papier sur Facebook. Le demi-lettré, sans prendre même le temps de lire le texte que je proposais, sans prendre non plus, cela va de soi, le temps de lire le livre dont je parlais, s’est tout de suite attaqué au philosophe en le traitant quasiment de fasciste. Il ajoutait à cela d’autres noms d’oiseaux. Il m’arrive de me dire que c’est le propre des vrais nigauds: ils insultent les grands esprits sans aucun complexe. Ils se permettent tout et le font fièrement.

Un autre exemple me vient à l’esprit. J’avais consacré un papier à un écrivain français dont l’œuvre qui conjugue érudition, imagination et subtilité, m’a bouleversé. Un enragé est venu m’écrire un long message: cessez d’écrire sur des Français! Les Québécois n’y comprennent rien, et d’ailleurs, ce bonhomme, on s’en fout, parlez-nous du sujet du jour, c’est pour ça qu’on vous paie, allez, au travail, et délivrez-nous de vos obsessions. Je conviens que nous passons peut-être ici du demi-lettré hargneux au crétin décomplexé, qui souvent, je le dis au passage, cultive tous les réflexes de la droite jambon. Mais je note qu’il y a là la même brutalité, le même esprit sans gêne, la même arrogance, comme si le simple fait de confesser son admiration pour un auteur relevait du pédantisme intellectuel, contre lequel on ripostera dans le registre de la vulgarité.

Qu’on me comprenne bien. Je ne voudrais jamais limiter la discussion publique aux seuls intellectuels, d’autant que l’espace public ne leur appartient pas et qu’ils n’ont pas à s’en faire les gendarmes, en distribuant les droits de parole à ceux qui confondent la vie publique avec un séminaire. J’aime la vie intellectuelle, j’aime la vie des idées, mais je ne confonds pas une discussion entre collègues avec un débat public. Celui qui va dans l’espace public sait bien qu’il s’adresse, par définition, au public et je note qu’en rencontrant des lecteurs de bonne foi, on découvre des gens passionnés par la chose publique, de tous les métiers et de tous les horizons.

D’ailleurs, je prends la peine de le noter, le demi-lettré peut être surdiplômé, mais enfermé dans un dogme qu’il confond avec la seule vision du monde possible. Il crachera alors son venin en y ajoutant une bonne ration de suffisance académique. Il s’indignera qu’un journaliste soit encore publié, puisqu’on a décelé chez lui une tendance conservatrice. Il discréditera un essayiste en polémiste bas de gamme puisqu’il ne voit pas le monde comme lui. II contestera à un philosophe ou un sociologue leurs titres parce qu’ils ne répètent pas les banalités d’usage de ceux qui font du politiquement correct leur catéchisme. Je précise que chaque fois que j’évoque un exemple dans ce texte, il est tiré du monde réel. Je n’invente rien. J’ajoute qu’il y des zozos semblables dans tous les camps.

La seule satisfaction que peut nous offrir le demi-lettré hargneux, c’est la possibilité de le bloquer. C’est un vrai plaisir, mais c’est un plaisir fugace, parce qu’on aura beau tout faire pour imperméabiliser son babillard contre lui, un autre se pointera le nez, et il faudra le bloquer aussi. Ce qui finira par lasser. D’ailleurs, il se peut bien que le bloqué de la veille se donne une nouvelle identité virtuelle aujourd’hui pour contourner l’obstacle que vous souhaitiez bien robuste entre lui et vous. C’est qu’il tient à tout prix à vous empester la vie. Il tient absolument à dire du mal de ceux que vous admirez, il insiste vraiment pour inonder de crachats ceux qu’il a un jour choisi de détester. Ainsi va trop souvent la vie sur les médias sociaux.

http://blogues.journaldemontreal.com/bock-cote/politique/le-demi-lettre-hargneux/

Roger Boivin
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