DE L'UTILITÉ DU JEÛNE. (Par Saint Augustin)
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DE L'UTILITÉ DU JEÛNE. (Par Saint Augustin)
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DE L'UTILITÉ DU JEÛNE.
Par Saint Augustin.
CHAPITRE PREMIER. LE JEÛNE EST POUR LES HOMMES ET NON POUR LES ANGES.
1. Nous sommes invités à dire un mot de l'utilité du jeûne, et cette invitation nous est faite d'abord par Dieu, et ensuite par la saison dans laquelle nous nous trouvons.
Cette observance, cette vertu de l'âme, cette privation imposée à la chair, ce bénéfice conquis par l'esprit, les anges n'ont pas à s'en acquitter envers Dieu. Pour eux tout est abondance et éternelle sécurité; pour eux il ne saurait y avoir de privation, parce qu'en eux tout est affection pour Dieu. Au ciel est le pain des anges, et c'est pour donner à l'homme le moyen de manger ce pain des anges, que Dieu s'est fait homme. Ici-bas toutes les âmes portant une chair terrestre demandent à la terre la nourriture de leurs corps; au ciel les esprits célestes chargés de présider au gouvernement des corps trouvent en Dieu leur éternel aliment.
Telle est la nourriture du ciel, telle n'est point celle de la terre; celle-ci ne réconforte qu'en s'épuisant, elle diminue à mesure qu'on la prend; celle-là rassasie pleinement et demeure dans toute son intégrité. N'est-ce point de cette nourriture surabondante que Jésus-Christ a dit: "Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu'ils seront rassasiés (1) ?" Avoir faim et soif de la justice, telle est la condition des hommes pendant cette vie mortelle; dans l'autre vie au contraire nous en serons pleinement rassasiés.
Tel est le pain, tel est le breuvage dont les anges jouissent en abondance; quant aux hommes, lorsqu'ils ont faim de la justice ils prennent de l'extension; en prenant de l'extension ils se dilatent; en se dilatant ils deviennent capables de recevoir; et, devenus capables de recevoir, ils seront rassasiés quand le moment sera venu. Quoi donc ? Est-ce que ceux qui sur la terre ont faim et soif de la justice, n'en retirent ici-bas aucune satisfaction ? Croyons bien qu'ils en retirent; seulement autre chose est la satisfaction pour ceux qui voyagent vers la patrie; autre chose est la satisfaction pour les bienheureux qui la possèdent. Écoutez l'Apôtre dévoré de cette faim et de cette soif de la justice, autant qu'on peut en être dévoré sur la terre. Qui d'entre nous oserait, non seulement se préférer, mais même se comparer à cet Apôtre ? Et que dit-il ? "Ce n'est pas que j'aie déjà reçu ce que je désire, ou que je sois déjà parfait".
Remarquez celui qui parle: c'est un vase d'élection, et en quelque sorte la dernière des franges du vêtement du Seigneur, mais pouvant encore guérir l'hémorroïsse qui viendra la toucher avec foi; et cependant à ses yeux il n'est que le dernier et le plus petit des Apôtres: "Je suis, dit-il, le moindre des Apôtres et même je ne suis pas digne d'être appelé Apôtre, parce que j'ai persécuté l'Eglise de Dieu. Mais c'est pat la grâce de Dieu que je suis ce que je suis, et sa grâce n'a point été stérile en moi, car j'ai travaillé plus que tous les autres, non pas moi toutefois, mais la grâce de Dieu avec moi (1)".
A ce langage ne vous semble-t-il pas entendre un homme rassasié et parfait ? Maintenant écoutez les accents de la faim qui le presse: "Ce n'est pas que j'aie déjà reçu ce que j'espère, ou que je sois déjà parfait, mais je poursuis ma course pour tâcher d'atteindre où Jésus-Christ m'appelle. Non, mes frères, je ne pense pas y être encore arrivé; mais tout ce que je fais maintenant, c'est qu'oubliant ce qui est derrière moi, et m'avançant vers ce qui est devant moi, je cours incessamment vers le bout de la carrière pour remporter la palme de la céleste vocation de Dieu en Jésus-Christ (2)". L'Apôtre affirme qu'il n'est point encore parfait, qu'il n'a pas encore reçu, qu'il n'a pas encore saisi ce qu'il espère; il ajoute qu'il se dilate et qu'il tend avec force vers la palme de la céleste vocation. Il est encore dans l'exil, il a faim, il désire être rassasié; il s'efforce, il brûle de parvenir; ce qu'il voudrait voir arriver sans retard, ce serait de se dissoudre et de se réunir à Jésus-Christ (1).
1. Matthieu V, 6.
1. I Corinthiens XV, 8, 10.
2. Philippiens III, 12, 14.
1. Philippiens I, 23.
Traduction de M. l'abbé BURLERAUX. In Œuvres complètes de Saint Augustin,
traduites pour la première fois sous la direction de M. Raulx, Bar-Le Duc, 1869, Tome XII. PP. 330-338.
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CHAPITRE II. LE JEÛNE NOUS PLACE ENTRE LES HOMMES CHARNELS ET LES ANGES.
2. Il y a donc, mes frères, une nourriture terrestre qui relève la faiblesse de la chair, et une nourriture céleste qui satisfait à la piété de l'esprit; du reste chacune de ces deux nourritures a sa vie propre: la vie de la première c'est la vie des hommes; la vie de la seconde c'est la vie des anges. Mais il est entre les hommes charnels et les anges une sorte d'intermédiaire où se trouvent les hommes fidèles, déjà séparés de cœur de la foule des infidèles, tendant vers Dieu, prêtant l'oreille à cette parole: Le cœur en haut, portant en eux-mêmes une autre espérance, et sachant qu'ils ne sont en ce monde que pour y accomplir un pèlerinage. On ne saurait assurément leur comparer tous ces hommes pour qui il n'y a d'autre bien que de jouir de toutes les délices terrestres; mais on ne peut pas non plus les assimiler à ces esprits bienheureux du ciel qui ne trouvent de délices que dans le pain qui les a créés.
Ces hommes courbés vers la terre, demandant à la chair toutes les satisfactions et toutes les joies, ne sauraient être comparés qu'aux animaux et laissent entre eux et les anges une distance presque infinie par leur condition et par leurs mœurs; par leur condition puisqu'ils sont mortels; par leurs mœurs puisqu'ils s'abandonnent à toute la dégradation des sens. Or, entre ce peuple du ciel et ce peuple de la terre, l'Apôtre tenait pour ainsi parler le milieu; de plus en plus il tendait vers le ciel; de plus en plus il se détachait de la terre. Pourtant il n'était point encore du ciel, car il avouait qu'il n'était pas encore parfait; il n'était pas non plus du nombre de ces hommes paresseux, engourdis, énervés, endormis, croyant qu'il n'y a rien autre chose que ce qu'ils voient, que ce qui passe; que tout pour eux consiste à naître et à mourir. Si l'Apôtre eût été du nombre de ces hommes, aurait-il pu dire: "Je tends vers la palme de la céleste vocation ?"
Le jeûne doit donc entrer dans la direction à imprimer à notre vie. Les anges, je l'ai dit, sont par nature étrangers à cette obligation; les hommes qui se font les esclaves de leur chair ne s'en occupent pas davantage; il en est autrement pour nous qui vivons en dehors de tout contact avec les infidèles et qui aspirons ardemment à nous réunir aux anges. Cette union n'existe pas encore, mais nous y tendons; nous ne partageons pas encore leur joie, mais nous l'appelons de nos désirs. Mais enfin, à quoi nous sert-il donc de nous abstenir un peu de la nourriture et des joies de la chair ? La chair tend vers la terre; l'esprit tend à s'élever, il est entraîné par l'amour mais retardé par le poids du corps.
De là cette parole de l'Ecriture: "Le corps qui se corrompt appesantit l'âme, et cette enveloppe terrestre que nous habitons incline vers la terre l'intelligence et le flot de ses pensées (1)". Si donc la chair devient un poids pour l'âme par cela même qu'elle tend vers la terre, si elle est un fardeau qui ralentit le vol de l'esprit vers les sphères supérieures, plus un homme trouve ses délices dans la vie supérieure, plus il travaille à se débarrasser du fardeau terrestre qui l'accable. Voilà ce que nous faisons quand nous nous livrons au jeûne.
1. Sagesse IX, 15.
Traduction de M. l'abbé BURLERAUX. In Œuvres complètes de Saint Augustin,
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CHAPITRE III. LE JEÛNE NÉCESSAIRE POUR DOMPTER LA CHAIR.
3. Gardez-vous donc de ne voir dans le jeûne qu'une pratique vaine et superflue. Que celui qui par respect pour l'usage de l’Eglise s'y soumet encore, se garde bien de penser, de se dire à lui-même ou d'écouter dans son âme la voix séductrice qui lui crie: que faites-vous, pourquoi jeûnez-vous ? Vous privez votre âme, vous ne lui donnez pas ce qui lui plaît; vous vous faites donc souffrir vous-même, vous êtes à vous-même votre persécuteur, votre propre bourreau. Dieu prend-il donc son plaisir à vous voir souffrir ? N'est-il pas cruel celui qui se délecte de vos souffrances ?
Répondez à ce tentateur: je me punis moi-même afin que Dieu me pardonne, afin qu'il vienne à mon secours, que je plaise à ses yeux et que je me délecte de sa suavité. N'immole-t-on pas la victime avant de la placer sur l'autel ? Je ne veux pas que ma chair exerce d'empire sur mon esprit. Vous adressant toujours à ce mauvais conseiller, à cet esclave de l'estomac, répondez-lui .par cette comparaison: Si vous montiez une bête de somme, un cheval qui vous inspirerait la crainte fondée d'une chute malheureuse; pour vous donner plus de garantie et de tranquillité ne sauriez-vous pas lui retrancher la nourriture et dompter par la faim celui que vous n'auriez pu dompter par le frein ? Mon corps est ma bête de somme; je voyage vers la Jérusalem céleste et souvent cette monture m'entraîne et cherche à me faire sortir de ma voie qui est Jésus-Christ; ne dois-je donc pas recourir à la faim pour dompter ses emportements ? Celui qui goûte cette vérité éprouve par sa propre expérience combien le jeûne est utile.
Cette chair, aujourd'hui domptée, le sera-t-elle toujours ? Pendant qu'elle sera dans cette vie temporelle, tant qu'elle subit la triste condition de notre mortalité, elle ressent ces commotions aussi évidentes en elles-mêmes que dangereuses pour notre esprit. Ici-bas notre chair est toujours corruptible, car elle n'est point encore ressuscitée; elle ressuscitera un jour, mais en attendant, ses habitudes ne sont rien moins que célestes et nous-mêmes nous sommes encore loin d'égaler les anges.
Traduction de M. l'abbé BURLERAUX. In Œuvres complètes de Saint Augustin,
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CHAPITRE IV. ERREUR DES MANICHÉENS SUR LA LUTTE DE LA CHAIR ET DE L'ESPRIT.
4. Témoins attristés de la guerre entre la chair et l'esprit, gardez-vous d'en conclure que le créateur de l'une ne soit pas également le créateur de l'autre. Cette erreur en a séduit plusieurs qui se laissant entraîner par la chair elle-même se sont honteusement égarés et ont supposé l'existence de deux principes créateurs, l'un pour la chair et l'autre pour l'esprit. Ils ne craignent pas même d'invoquer en leur faveur ce passage de saint Paul: "La chair convoite contre l'esprit, et l'esprit contre la chair (1)". Ce principe est hors de doute, mais pourquoi donc fermez-vous les yeux sur ces autres paroles: "Nul ne hait sa propre chair, mais il la nourrit et l'entretient, comme Jésus-Christ le fait à l'égard de son Eglise (2) ?"
Le premier de ces deux passages que je viens de citer nous dépeint la lutte qui existe entre deux ennemis, la chair et l'esprit, car "la chair convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair". Le second est pour nous comme l'image de l'union conjugale: "Nul ne hait sa propre chair, mais il la nourrit et l'entretient, comme Jésus-Christ le fait à l'égard de son Eglise". Comment concilier ces deux maximes? Si elles sont contradictoires l'une à l'autre, laquelle prendre, laquelle rejeter? Mais il n'y a entre elles aucune contradiction. Que votre charité ne l'oublie pas: je les accepte toutes les deux, et j'espère vous prouver qu'on peut fort bien les concilier.
Vous, au contraire, qui faites de la chair et de l'esprit l'œuvre de deux principes opposés, quel sens donnez-vous à ces paroles: "Nul ne hait sa propre chair, mais il la nourrit et l'entretient, comme Jésus-Christ le fait pour son Eglise ?" Vous n'êtes point effrayé de cette comparaison: "Il la nourrit et l'entretient, comme Jésus-Christ le fait pour son Eglise". Vous regardez la chair comme une véritable chaîne: et qui donc aime ses chaînes ? Vous regardez la chair comme une prison, et qui donc aime sa prison ? "Nul ne hait sa propre chair". Qui ne hait ses liens, qui ne hait son châtiment ? Et cependant: "Nul ne hait sa propre chair, mais il la nourrit et l'entretient, comme Jésus-Christ le fait pour son Eglise". Puisque vous donnez à la chair et à l'esprit deux principes opposés, vous les donnez donc également à l'Eglise et à Jésus-Christ; une telle doctrine n'est-elle pas la plus grande absurdité ?
Ainsi donc chacun aime sa propre chair, et cette parole de l'Apôtre est confirmée par notre expérience individuelle. Quelle que soit l'énergie que vous déployez à la dompter, quelle que soit la sévérité dont vous vous enflammez contre elle, cela vous empêche-t-il de fermer votre œil quand vous sentez que quelque coup va le frapper ?
1. Galates V, 17.
2. Ephésiens V, 29.
Traduction de M. l'abbé BURLERAUX. In Œuvres complètes de Saint Augustin,
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CHAPITRE IV. ERREUR DES MANICHÉENS SUR LA LUTTE DE LA CHAIR ET DE L'ESPRIT.
5. Il y a donc entre la chair et l'esprit une sorte de mariage. Mais alors pourquoi "la chair convoite-t-elle contre l'esprit, et l'esprit contre la chair ?" D'où vient ce châtiment, irrévocablement transmis par une génération de mort ? Pourquoi cette parole: "Tous meurent en Adam (1)" Pourquoi ce mot de l'Apôtre: "Autrefois nous aussi, comme tous les autres, nous avons été par nature enfants de colère (2) ?" Celui dont nous tenons notre origine a mérité la mort pour châtiment, et nous recevons de lui un véritable ennemi à dompter; voilà pourquoi nous convoitons contre la chair afin de nous soumettre cette chair domptée, et de la réduire à une complète obéissance. Peut-on dire que nous la haïssons, parce que nous voulons qu'elle nous obéisse ? Combien de maris, dans leur propre famille, sont contraints d'user d'une certaine rigueur à l'égard de leurs femmes, de les subjuguer pour ainsi dire malgré leurs résistances, sans qu'ils les regardent pour cela comme leurs ennemies ? Vous domptez votre enfant pour le réduire à l'obéissance; est-ce que néanmoins vous le regardez comme un ennemi ? Vous aimez votre serviteur; et pourtant vous le châtiez, et en le châtiant vous le rendez obéissant.
Sur ce point encore l'Apôtre vous adresse une parole d'une parfaite évidence: "Pour moi je cours et je ne cours pas au hasard; je combats et je ne donne pas des coups en l'air. Mais je châtie mon corps et le réduis en servitude, de peur qu'ayant prêché aux autres, je ne sois réprouvé moi-même (1)". En vertu de sa condition mortelle la chair apporte donc avec elle certains appétits terrestres; c'est contre ces appétits que vous êtes armé d'un frein redoutable. Que votre supérieur domine en vous, afin que la partie inférieure vous reste soumise. Ce qui vous est inférieur c'est votre chair, votre supérieur c'est Dieu; si vous voulez que votre chair vous soit soumise, restez vous-même soumis à Dieu. Vous n'oubliez pas ce qui est au-dessous de vous, faites de même pour ce qui est au-dessus. Vous n'avez d'autorité sur vos inférieurs que celle que vous avez reçue de votre supérieur.
Vous êtes un serviteur et vous avez un serviteur; le Seigneur en a donc deux en vous. Votre serviteur est plus à Dieu qu'il n'est à vous-même. Vous voulez être obéi par votre chair; peut-elle donc vous obéir en tout ? Elle obéit en tout au Seigneur, mais à vous-même elle n'obéit pas en tout. Et comment donc, me direz-vous ? Vous marchez, vous remuez les pieds, elle vous suit; mais ira-t-elle toujours comme vous voudrez ? Elle est animée par vous, est-ce aussi longtemps que vous voulez ? Est-ce que vous souffrez quand vous voulez ? Est-ce que vous êtes en bonne santé quand vous voulez ? Votre Maître se sert souvent de votre serviteur pour vous éprouver, afin de vous procurer par ce serviteur l'expiation delà désobéissance dont vous vous êtes rendu coupable à l'égard du Seigneur.
1. I Corinthiens XV, 22.
2. Éphésiens II, 3.
1. I Corinthiens IX, 26-27.
Traduction de M. l'abbé BURLERAUX. In Œuvres complètes de Saint Augustin,
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CHAPITRE V. ON DOIT QUELQUEFOIS REFUSER À LA CHAIR DES PLAISIRS MÊME PERMIS.
6. Si vous me demandez quelle conclusion vous devez tirer, je vous réponds sans hésiter qu'il vous faut refuser à la délectation de la chair tout ce qui est illicite, et quelquefois même ce qui en soi pourrait être permis.
Ne rien lui refuser de tout ce qui est permis c'est être bien près de lui accorder ce qui est défendu.
Le mariage est permis et l'adultère est illicite; et cependant, malgré la licité du devoir conjugal on voit des époux tempérants se refuser parfois ce qui leur est permis, afin d'éloigner de plus en plus tout danger de s'abandonner à l'adultère. Il est très permis d'étancher sa soif, mais il est défendu de s'enivrer; eh bien ! l'on voit des hommes, pour se soustraire plus sûrement aux hontes de l'ivresse, se refuser même le plaisir que l'on trouve à étancher sa soif. Faisons de même, mes frères, armons-nous d'une tempérance continuelle, et ce que nous faisons, sachons pourquoi nous le faisons. C'est en nous refusant les joies de la chair que nous acquerrons celles de l'esprit.
Traduction de M. l'abbé BURLERAUX. In Œuvres complètes de Saint Augustin,
traduites pour la première fois sous la direction de M. Raulx, Bar-Le Duc, 1869, Tome XII. PP. 330-338.
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CHAPITRE V. ON DOIT QUELQUEFOIS
REFUSER À LA CHAIR DES PLAISIRS MÊME PERMIS.
7. Le but principal de nos jeûnes, c'est le voyage que nous avons à parcourir; voyons donc quel est ce voyage et le terme auquel nous aspirons. Les païens jeûnent quelquefois, et cependant ils ne connaissent pas le but que nous poursuivons; les Juifs jeûnent quelquefois, et cependant ils se sont détournés de la voie que nous suivons. Ils ont fait ce que ferait un cavalier qui, tout égaré qu'il serait de la bonne voie, ne laisserait pas de dompter encore son coursier. Les hérétiques jeûnent; je vois bien ce qu'ils sont, mais je demande où ils vont. A qui donc cherchez-vous à plaire en jeûnant? A Dieu , répondent-ils. Pensez-vous qu'il agrée votre offrande ? Écoutez plutôt ces paroles: "Laissez votre présent, allez et réconciliez-vous avec votre frère (1) ". Pouvez-vous dompter légitimement vos membres, vous qui déchirez les membres de Jésus-Christ ? "On entend votre voix au milieu des cris; vous stimulez ceux qui sont sous votre joug, et vous les frappez à coups de poing. Ce n'est point là le jeûne qui me plaît, dit le Seigneur (2)".
Votre jeûne serait donc désapprouvé, si vous vous montriez d'une sévérité démesurée à l'égard de votre serviteur; sera-t-il approuvé quand vous répudiez votre propre frère ?
Je ne demande pas de quelle nourriture vous devez vous abstenir, mais quelle nourriture vous devez aimer. Dites-moi quelle nourriture vous aimez, afin que je puisse approuver que vous vous en priviez. Aimez-vous la justice ? Peut-être, dites-vous. Alors que votre justice s'affirme par des oeuvres. Puisque votre inférieur vous obéit, je trouve qu'il serait juste que vous obéissiez à votre maître. En effet nous parlions de la chair qui est inférieure à l'esprit et que nous devons dompter et modérer pour la rendre soumise. Vous la traitez dans ce but, et vous lui refusez la nourriture, parce que vous aimez qu'elle vous obéisse; ne méconnaissez donc pas votre maître, votre supérieur, si vous voulez que votre inférieur ait pour vous la soumission qu'il vous doit.
1. Matthieu V, 24.
2. Isaïe, LVIII, 4-5.
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CHAPITRE VI. L'HARMONIE DES MEMBRES DU CORPS
INVITE LES HÉRÉTIQUES À RENTRER DANS L'UNITÉ.
Eh quoi ! votre chair vous obéit, et vous n'obéissez pas à votre Dieu ? Une telle obéissance de sa part n'est-elle pas votre condamnation manifeste ? Ne rend-elle pas contre vous le témoignage le plus écrasant ?
8. A quel supérieur dois-je donc obéir répond-il ? Vous vous flattiez d'aimer la justice, écoutez donc cette parole de Jésus-Christ: "Je vous donne un commandement nouveau aimez-vous les uns les autres (1)". Écoutez notre Maître nous ordonnant à tous de nous aimer réciproquement. Nous sommes tous les membres du même corps dont le Sauveur veut être seul la tête; et voici que vous vous séparez des membres de Jésus-Christ; vous n’aimez donc pas l'unité. Ne seriez-vous pas effrayé de trouver dans vos membres une telle séparation? Si votre doigt se trouvait tordu, ne vous empresseriez-vous pas de courir au médecin pour le redresser ?
Votre corps jouit d'une santé florissante, quand une harmonie parfaite règne entre tous vos membres; et vous-même alors vous êtes parfaitement sain, vous jouissez de toutes vos forces. Au contraire, dès que l'un de vos membres se met en désaccord avec les autres, vous invoquez aussitôt les secours de l'art. Pourquoi donc ne cherchez-vous pas pour vous-même une bonne guérison qui puisse vous réintégrer dans l'unité des membres de Jésus-Christ, et qu'ainsi son corps et le vôtre jouissent d'une parfaite ressemblance ?
Parmi vos membres, les cheveux tiennent assurément le dernier rang; quoi de plus vil, quoi de plus méprisable, quoi de plus abject ? Et cependant si ces cheveux étaient mal coupés, vous vous irriteriez contre votre coiffeur, parce qu'il n'aurait pas gardé l'égalité dans votre chevelure; et vous ne conservez pas l'unité dans les membres de Jésus-Christ ? Que sont donc et à quoi peuvent servir vos jeûnes ? Vous regardez comme indigne de Dieu qu'il soit servi dans l'unité par tous ceux qui croient en lui, et cette unité vous la voulez dans vos membres, dans votre corps et jusque dans vos cheveux. Vos entrailles, vos membres rendent contre vous un témoignage véridique, et vous en rendez un faux contre les membres de Jésus-Christ.
1. Jean, XIII, 34.
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CHAPITRE VI. L'HARMONIE DES MEMBRES DU CORPS
INVITE LES HÉRÉTIQUES À RENTRER DANS L'UNITÉ.
9. Vous répudiez le jeûne des païens, du moins vous le pensez et cela suffit pour vous faire goûter une sécurité parfaite. Je jeûne, dites-vous, pour Jésus-Christ, tandis que les païens jeûnent pour les idoles et pour les démons. Je vous crois sur parole et j'avoue qu'en effet votre jeûne est différent du leur. Mais tout à l'heure en vous parlant de vos membres je disais qu'ils rendent témoignage contre vous, et qu'il vous enseignent les relations d'unité que vous deviez avoir avec les membres de Jésus-Christ; puisque nous parlons des païens, dont le jeûne n'a rien qui le rapproche du vôtre, je veux qu'à leur manière ils vous rappellent de quelle unité devrait briller le corps de Jésus-Christ.
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CHAPITRE VII. UNITÉ DES PAÏENS DANS LE CULTE DES IDOLES.
10. Adorateurs d'une multitude de faux dieux, les païens restent entre eux parfaitement unis; nous, chrétiens, nous ne connaissons que le seul Dieu véritable, et sous un seul Dieu nous ne conservons pas l'unité. Pour eux de nombreuses et fausses divinités; pour nous un seul Dieu véritable; sous ces nombreuses et fausses divinités, les païens pratiquent l'unité de culte, et de cruelles divisions règnent parmi les adorateurs du vrai Dieu ! Et-vous ne souffrez pas, vous ne gémissez pas, vous ne rougissez pas ! Ce n'est pas tout encore; non seulement les païens adorent de nombreuses et fausses divinités, mais ces divinités sont entre elles ouvertement hostiles et ennemies. Sans les énumérer toutes, nommons-en quelques-unes.
Hercule et Junon furent ennemis car ils ne furent que des hommes; l'un était le gendre, l'autre la belle-mère: et cependant les païens leur ont construit des temples à l'un et à l'autre. Ils adorent Hercule, ils adorent Junon; ils s'adressent à l'un, ils s'adressent à l'autre; sous des dieux ennemis, ils observent l'unité de culte. Vulcain et Mars sont deux ennemis; le droit était pour Vulcain, mais cherchez un juge qui ose prononcer entre eux. Il se plaint amèrement de l'adultère de sa femme; et cependant il n'ose défendre à ses adorateurs d'aller sacrifier dans les temples de Mars. Tous deux sont adorés simultanément: et si les païens imitaient leurs dieux, la guerre dans leurs rangs serait éternelle. Du temple de Mars ils se rendent au temple de Vulcain; quelle horreur ! et cependant ils ne craignent pas de s'attirer la colère du mari malheureux, en sortant du temple de Mars adultère. Ils ont un cœur et ils savent que la pierre est privée de sentiment. Voilà donc des adorateurs de divinités nombreuses, fausses, différentes, ennemies, et cependant ils conservent entre eux une certaine unité. Ai-je tort de dire que vous êtes condamné par le témoignage même de ces païens, dont les jeûnes vous paraissent indignes d'être assimilés aux vôtres ?
Frère, rentrez donc dans l'unité. Nous adorons un seul Dieu; nous ne voyons nulle part que le Père et le Fils se soient fait la guerre. D'un autre côté, que les païens ne s'irritent pas du langage que j'ai tenu sur leurs divinités. Ce n’est pas contre mes paroles, mais plutôt contre leurs propres écrits qu'ils ont le droit de s'irriter. S'ils le peuvent, et surtout s'ils le veulent, qu'ils lacèrent ces écrits, et que les grammairiens n'aient plus à jeter un voile sur de tels enseignements. Voici que ce langage irrite contre moi celui qui verse de larges sommes pour initier son fils à de semblables doctrines.
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CHAPITRE VIII. LA CHARITÉ C'EST LA VIE; LA DISSENSION C'EST LA MORT.
11. Telles sont donc, ou plutôt telles furent les divinités païennes. Ces divinités ont-elles manqué d'adorateurs, ou ont-elles manqué à leurs adorateurs ? Toujours est-il que ces adorateurs se sont retirés en grand nombre, et se retirent encore et renversent dans leurs cœurs les temples des idoles. C'est là pour nous un motif de grande joie, car ces païens se rangent sous l'unité et non pas sous le schisme. Que le païen ne trouve donc parmi nous aucune occasion de repousser le christianisme.
Soyons unis, mes frères, nous qui adorons un seul Dieu, et que notre union réciproque soit pour les païens une puissante exhortation à renoncer au culte des faux dieux et à venir se ranger dans la paix et l'unité sous la bannière du seul Dieu véritable. S'ils se raidissent dans leur mépris, s'ils nous calomnient en nous accusant, nous chrétiens, de ne pas posséder l'unité, et s'ils trouvent là un prétexte de retarder leur conversion, je leur adresserai moi-même la parole, et je vous apprendrai à vous-mêmes ce que vous devez leur dire.
Qu'ils se gardent bien de se prévaloir contre nous de leur prétendue concorde, qu'ils cessent de se complaire dans leur unité. Ils n'ont rien à craindre de l'ennemi qui nous harcèle; ils sont ses esclaves et nous sommes ses adversaires. Il voit ces adorateurs des faux dieux; il voit ces esclaves, esclaves des démons, qu'il a tout intérêt à conserver dans le repos, sans soulever parmi eux ni lutte ni combat au sujet de leur culte. Et c'est à la faveur de cet accord apparent qu'il reste maître de ces victimes de l'erreur et du mensonge. Mais, voici qu'il est peu à peu abandonné; beaucoup d'idolâtres accourent au vrai Dieu, renoncent aux cérémonies sacrilèges du démon, renversent ses temples, brisent ses idoles et interdisent ses sacrifices; il a vu ses esclaves lui échapper, il les a vus désertant sa famille, et s'initiant à la connaissance du vrai Dieu.
Que faire ? quelles embûches dresser ? Il sait qu'il ne peut rien contre nous quand nous sommes unis, qu'il ne peut diviser pour nous le Dieu unique et véritable, que nous avons horreur des faux dieux. Il comprend que pour nous la charité c'est la vie, et que la dissension c'est la mort ; aussi, parce qu'il ne peut fabriquer pour les chrétiens de nombreuses divinités, il sème la division entre eux, il multiplie les sectes, il répand l'erreur et fonde les hérésies. Ce qu'il obtient, il ne l'obtient que de ceux qui forment la paille dans l'aire du père de famille. Et c'est là ce qui fait notre sécurité malgré sa haine, malgré ses embûches, malgré ces nombreuses dissensions qu'il sème parmi les chrétiens.
Si nous connaissons notre Dieu, si nous conservons l'unité, si nous nous attachons à la foi, nous n'avons rien à craindre. Mes frères, ou bien le froment ne sort pas de l'aire, ou il y rentre; si le vent de la tentation emporte quelques pailles, c'est pour nous une épreuve, mais ce n'est point une cause de ruine. Quelle quantité de paille reste encore dans l'aire, en attendant le triage suprême, après lequel cette paille sera précipitée dans les flammes !
Pendant qu'il en est temps encore, faisons tous nos efforts, déployons tout le zèle possible, pour faire rentrer la paille, mais sans compromettre le bon grain. C'est à cette œuvre qu'on reconnaîtra notre charité, c'est là l'œuvre la plus belle que l'on puisse proposer à notre vie. Si personne n'avait de danger à courir, nous ne saurions pas nous-mêmes combien nous aimons nos frères; si l'abîme de perdition ne renfermait rien, on ne verrait pas l'amour qui inspire nos recherches et nos investigations.
Traduction de M. l'abbé BURLERAUX. In Œuvres complètes de Saint Augustin,
traduites pour la première fois sous la direction de M. Raulx, Bar-Le Duc, 1869, Tome XII. PP. 330-338.
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DE L'UTILITÉ DU JEÛNE.
Par Saint Augustin.
CHAPITRE IX. RIEN N'EST À NÉGLIGER POUR RAMENER LES HÉRÉTIQUES À L'UNITÉ.
12. Travaillons sans relâche, au prix de toutes nos fatigues et de toutes nos sueurs, et sous le souffle puissant de l'amour de Dieu, à bannir d'entre nous toute dissension nouvelle, et mettons un terme au schisme qui les a séparés de nous. Avant tout, conservons inébranlable la charité qui nous unit. Ils se sont glacés dans leurs iniquités; comment pourriez-vous dissoudre cette glace d'iniquité, si vous n'êtes pas embrasé du feu de la charité ? Ne craignons pas de leur paraître importuns par nos instances; rassurons-nous en voyant l'abîme auquel nous voulons les arracher, car c'est l'abîme de la mort éternelle. Cicatrisons modestement, mais par tous les moyens possibles, les plaies anciennes, et ne craignons pas que le malade succombe entre les mains du médecin.
Nous inquiéterons-nous de voir pleurer un enfant que l'on conduit à l'école ? ou de voir un malade repousser la main du médecin qui l'opère ? Les apôtres étaient pêcheurs et le Sauveur leur dit: "Je ferai de vous des pêcheurs d'hommes (1)". Or par la bouche de son prophète le Seigneur nous annonce qu'il enverra d'abord des pêcheurs, et ensuite des chasseurs (1). Des pêcheurs ont été envoyés, maintenant ce sont des chasseurs qu'il envoie. Pourquoi des pêcheurs ? pourquoi des chasseurs ?
Les esclaves de l'idolâtrie superstitieuse ont été arrachés de l'abîme et des profondeurs de la mer dans les filets de la foi. Mais les chasseurs pourquoi furent-ils envoyés ? Pour atteindre ces hérétiques qui erraient à travers les montagnes et les collines, c'est-à-dire dans les sentiers tortueux de l'orgueil. Une montagne. c'est Donat; une autre, c'est Arius; une autre, Photin; une autre, Novatus; telles sont les montagnes à travers lesquelles erraient les hérétiques; leurs erreurs réclamaient la répression des chasseurs. Or c'est le but de la mission conférée aux pêcheurs et aux chasseurs; qu'ils ne viennent donc plus nous dire: pourquoi les apôtres n'ont-ils importuné, n'ont-ils contraint personne ? Parce que le pêcheur lance son filet dans la mer et en retire ce qui se présente.
Quant au chasseur, il parcourt les forêts, scrute tous les buissons et ne précipite le gibier dans les rets qu'en jetant partout la terreur et l'épouvante. Qu'il n'aille point de ce côté, qu'il n'aille point de cet autre; pour cela venez ici, frappez là, jetez l'alarme plus loin; qu'il ne s'échappe pas, qu'il ne prenne pas la fuite. Mais nos filets, c'est notre vie; gardons seulement la charité. Ne craignez pas de lui paraître importun, prouvez-lui seulement que vous l'aimez. Quel amour, dites-moi, si vous l'épargnez et qu'il meure ?
1. Matthieu IX, 19.
1. Jérémie XVI, 16.
Traduction de M. l'abbé BURLERAUX. In Œuvres complètes de Saint Augustin,
traduites pour la première fois sous la direction de M. Raulx, Bar-Le Duc, 1869, Tome XII. PP. 330-338.
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DE L'UTILITÉ DU JEÛNE.
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CHAPITRE X. ZÈLE PERSÉVÉRANT POUR LA
CONVERSION DES HÉRÉTIQUES OBSTINÉS.
13. Mes frères, laissez-moi vous proposer une nouvelle comparaison, car on peut en faire plusieurs sur la même matière. Tout homme apporte en naissant le désir et le besoin d'avoir pour successeurs ses propres enfants; tel est l'ordre que chacun désire et espère pour sa propre famille; quand les pères disparaissent, les enfants doivent prendre leur place. Or, je suppose que tel père déjà très avancé en âge est tombé malade; il a un fils auquel il destine son héritage, qu'il appelle à lui succéder et qu'il a engendré pour en faire son remplaçant quand la mort viendra le frapper.
Ce père est malade, déjà même sur le point de mourir, sans aucune espérance, et n'ayant plus qu'à subir la triste condition de notre nature. Ce fils est là, donnant un libre cours aux élans de sa piété filiale. Le médecin arrive, trouve le malade enseveli dans un sommeil nuisible et mortel, et se sent porté à laisser le vieillard exposé à mourir dans cet état, puisqu'en toute hypothèse il ne peut plus avoir que quelques jours à vivre. Le fils est en proie aux plus vives alarmes sur le sort de son père; il entend dire au médecin: Cet homme est tombé en léthargie et peut y mourir, si le sommeil se prolonge; si vous voulez qu'il vive encore, ne le laissez point dormir; car, quelque doux que soit pour lui ce sommeil, toujours est-il qu'il est des plus dangereux.
Ainsi prévenu par le médecin, le fils est là plein d'anxiété; sans se préoccuper de contrarier son père, il le frappe; si le coup reste sans effet, il le pince; et si c'est inutilement, il se décide à le piquer. Il est certain qu'il contrarie son père; et il serait impie s'il ne le contrariait pas. Le père, qui se réjouit de mourir, lance sur son fils un regard de tristesse et le reprend en ces termes: Ne trouble pas mon repos; pourquoi me tourmenter ainsi ? Mais le médecin a déclaré que si vous continuez à dormir vous mourrez.
— Laisse-moi, je veux mourir. Le vieillard s'écrie: Je veux mourir; et le fils serait impie s'il ne disait point: Je ne veux pas. Pourtant il ne s'agit ici que de la vie temporelle qui ne saurait durer toujours ni pour ce père, qui se sent contrarié par les efforts que fait son fils afin de l'arracher à son sommeil, ni pour ce fils lui-même, appelé à succéder à son père et à le remplacer. Pour l'un comme pour l'autre cette vie n'est qu'un passage, ou plutôt un vol rapide, et cependant ils seraient impies, s'ils ne pourvoyaient pas à cette vie temporelle, même au prix de contrariétés et de souffrances réciproques.
Maintenant j'aperçois l'un de mes frères enseveli dans le sommeil d'une mauvaise habitude, et je ne l'éveillerais pas dans la crainte d'être à charge à un malheureux qui dort et qui va trouver la mort dans son sommeil ? Loin de moi une semblable conduite, lors même qu'en continuant à vivre il devrait rendre mon héritage plus restreint. Mais non, la récompense qui nous attend ne saurait être divisée; notre héritage restera le même, malgré la multitude de nos cohéritiers: et je ne l'éveillerais pas, même malgré lui ? et je ne secouerais pas le sommeil de son ancienne erreur, pour lui procurer la joie de goûter avec moi les douceurs de l'unité ? Je l'éveillerai certainement; je l'éveillerai, si je veille; et si je ne l'éveille pas, c'est que je suis moi-même profondément endormi.
Traduction de M. l'abbé BURLERAUX. In Œuvres complètes de Saint Augustin,
traduites pour la première fois sous la direction de M. Raulx, Bar-Le Duc, 1869, Tome XII. PP. 330-338.
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DE L'UTILITÉ DU JEÛNE.
Par Saint Augustin.
CHAPITRE XI. CONTRE LES HÉRÉTIQUES QUI DÉCHIRENT L'ÉGLISE.
14. Le Seigneur, parlant à la foule, fut interrompu par un de ses auditeurs qui lui dit: "Seigneur, dites à mon frère de partager avec moi son héritage". Le Sauveur lui répondit: "O homme, dites-moi donc par qui j'ai été chargé de partager entre vous votre héritage (1) ?" Jésus-Christ ne rougissait pas de réprimer la cupidité, mais il refusait de s'interposer comme juge dans un partage. Pour nous, mes frères, nous ne l'invoquons pas comme juge dans de semblables matières, car notre héritage n'est point de ce monde.
Interpellons notre Sauveur, avec un front pur et une conscience droite, et que chacun de nous lui dise: Seigneur, dites à mon frère, non pas de partager, mais de posséder avec moi l'héritage. Frère, que voulez-vous donc diviser ? Ce que le Seigneur nous a laissé ne saurait être partagé. Est-ce de l'or qu'il nous a laissé, de manière à nous fournir encore la balance pour le partager? Est-ce de l'argent, sont-ce des richesses, des esclaves, des troupeaux, des arbres, des champs ? Tout cela peut être divisé, mais voici quelque chose qui ne peut pas l'être: "Je vous donne ma paix, je vous laisse ma paix (2)".
D'un autre côté, plus il y a de copartageants dans un héritage temporel, plus la part de chacun devient petite: supposez deux enfants dans une famille, tout ce que possède le père appartient au même titre à l'un et à l'autre. Demandez, à l'un ou à l'autre, à qui, par exemple, appartient ce cheval ? C'est à nous, devra répondre l'un ou l'autre des deux frères. A qui cette terre, cet esclave ? Et sur chaque matière il dira: C'est à nous. Après le partage, la réponse ne serait plus la même. A qui ce cheval ? A moi. A qui cet autre cheval ? A mon frère. Voilà ce qu'a produit la division. Vous n'avez pas acquis un seul cheval, mais vous en avez perdu un. Si donc notre héritage pouvait être partagé, nous ne devrions même pas opérer ce partage, dans la crainte de diminuer nos richesses.
Et en effet, ce qui doit le plus contrarier les enfants, c'est de vouloir partager du vivant de leur père. S'ils s'obstinent dans ce coupable projet; si par des procès et des plaidoyers chacun d'eux prétend revendiquer pour lui-même la part qui peut lui échoir, le vieillard s'écrie: Que faites-vous ? Je vis encore. Je mourrai bientôt, attendez jusque-là, et alors vous partagerez mes biens. Nous avons Dieu pour Père: pourquoi vouloir partager ? Pourquoi plaider ? Attendons: s'il arrive que Dieu meure, nous partagerons.
1. Luc, XII, 13-14.
2. Jean, XIV, 27.
Traduction de M. l'abbé BURLERAUX. In Œuvres complètes de Saint Augustin,
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