LA ROYAUTÉ DU CHRIST S'ÉTEND AU TEMPOREL

Abbé Georges Thuot

LE CHRIST
NOTRE ROI

Nihil obstat. Montréal, le 18 septembre 1935.
Henri Jeannotte, P.S.S., Censeur.

Imprimatur, Montréal, le 24 octobre 1945.
J.-C. Chaumont, évêque auxiliaire de Montréal.

Pages 71-79.

CHAPITRE VI

LA ROYAUTÉ DU CHRIST S'ÉTEND AU TEMPOREL

Roi spirituel de l'univers, Jésus est aussi roi temporel. S. S. Pie XI l'affirme clairement : « Ce serait une erreur honteuse de dénier au Christ-Homme la puissance sur les choses civiles, quelles qu'elles soient ; Il a, en effet, reçu du Père un droit si absolu sur les créatures que tout est soumis à son bon vouloir. Néanmoins durant sa vie terrestre, Il s'est complètement abstenu d'exercer cette autorité civile, et, de même qu'autrefois Il a dédaigné la possession de la direction des choses humaines, de même aujourd'hui Il les abandonne à leurs possesseurs. Vérité magnifiquement exprimée par ces vers : « Non eripit mortalia qui regna dat coelestia. - Il ne ravit pas des trônes sur la terre, Lui qui en donne au ciel ». (Hymne de l'Épiphanie.) (Quas Primas)

Voilà ce qu'il nous faut maintenant expliquer.

Il ne s'agit pas ici du Christ comme Dieu, car il n'y a pas de controverse, chez les théologiens, au sujet du domaine suprême et très universel de Dieu. Il s'agit du Christ en tant qu'homme.

D'après saint Thomas, le sacerdoce de Notre-Seigneur fut selon l'ordre de Melchisédech qui était prêtre et roi. On ne conteste pas la royauté spirituelle de Jésus sur le monde entier : Pour moi, j'ai été établi roi par lui sur Sion, sa montagne sainte, afin d'annoncer son décret. Le Seigneur m'a dit : Tu es mon Fils : je t'ai engendré aujourd'hui. Demande-moi, et je te donnerai les nations pour ton héritage, et pour ton domaine les extrémités de la terre. Tu les gouverneras... (Ps. II, 6-9.) De toute évidence, il s'agit littéralement du Christ dans ce texte.

Tous les théologiens admettent aussi qu'en vertu de son pouvoir spirituel, Notre-Seigneur a le droit d'user de toutes les choses temporelles dans l'ordre de la fin spirituelle et du salut des âmes. Cette puissance temporelle indirecte s'explique par la raison que le temporel est soumis au spirituel, comme l'inférieur est subordonné au supérieur, et que l'on peut et doit modifier et même abolir le temporel, si c'est nécessaire pour conserver le spirituel. N'est-ce pas l'avis d'Aristote que les pouvoirs se distinguent principalement par leur fin, et que chaque pouvoir possède force et efficacité sur les choses inférieures susceptibles d'entraver cette fin, parce qu'autrement le pouvoir serait imparfait ? Or comme le temporel se rapporte au spirituel et lui est subordonné, il doit donc lui être soumis. C'est pourquoi Notre-Seigneur, à titre de roi spirituel, possède aussi au moins la puissance temporelle indirecte.

Mais Suarez (DisputatioXLVIII) et surtout les Carmes de Salamanque (DisputatioXXXII) vont plus loin en prouvant que le Christ a eu la royauté temporelle directe. C'est principalement la substance et parfois le texte de cette doctrine que nous transcrivons dans les pages qui vont suivre.

Le pouvoir temporel du Christ est direct et absolu : Il le possède même lorsqu'il n'a aucun rapport avec le pouvoir spirituel. Mais tout en l'ayant en droit, il ne l'a pas exercé en fait.

On lit au Nouveau Testament : Dieu a envoyé sa parole aux enfants d'Israël, annonçant la paix par Jésus-Christ, qui est le Seigneur de tous. (Act. X, 36.) ...Vous l'avez couronné de gloire et d'honneur, et vous l'avez établi sur les oeuvres de vos mains ; vous avez mis toutes choses sous ses pieds. (Heb. II, 7-8.) Tout lui a été soumis... excepté Celui qui Lui a soumis toutes choses. (I Cor., XV, 27.) ...Jésus-Christ, qui est... le Prince des rois de la terre... (Apoc., I, 5.) Et sur son vêtement et sur sa cuisse Il porte ce nom écrit : Roi des rois, et Seigneur des seigneurs. (Apoc., XIX, 16.) Il m'a donné toute puissance au ciel et sur la terre. (Matt., XXVIII, 18.)

Il importe d'observer d'abord que les paroles de l'Écriture doivent être expliquées et reçues dans leur sens propre, lorsqu'il n'en suit aucun inconvénient. Ensuite, il est bien question ici de l'humanité du Christ, par exemple dans ce texte : Et sur son vêtement et sur sa cuisse Il porte ce nom écrit : Roi des rois et Seigneur des seigneurs. Ces paroles signifient que le Christ a tout pouvoir dans le ciel et sur la terre. Omnis, mot général, donc sens général, puisqu'il n,en découle pas d'inconvénient. Qui dit tout pouvoir, n'en exclut aucun. Pouvoir spirituel et temporel direct et indirect : voilà la porté de ces textes.

Encore sur ce point la raison corrobore la révélation. On doit attribuer au Christ toute perfection qui ne répugne pas au but de l'Incarnation. Or c'est une perfection - comme toute autre dignité - que d'avoir en droit la puissance royale temporelle sur tous les royaumes du monde. Aussi bien tous concèdent que le Christ régnant au ciel possède ce droit.

Et puis ce droit ne s'oppose point à la fin de l'Incarnation, car il fut séparé de l'usage, de l'exercice de la domination. C'est pourquoi il n'a aucunement empêché Notre-Seigneur de mener une vie pauvre, humble, sujette à la souffrance et à la mort : existence qu'Il avait choisie comme Rédempteur pour nous édifier, nous tracer la voie du ciel et nous le mériter.

Puisqu'en vertu de l'union hypostatique toutes les autres perfections revenaient en droit à Notre-Seigneur, on ne saisit pas pourquoi il n'en aurait point été de même pour le pouvoir temporel direct et universel. De par l'union hypostatique, il avait droit aux autres perfections et elles lui furent conférées : ainsi la grâce insigne, la béatitude de l'âme, une très grande science, le pouvoir des miracles, etc. Pourquoi la perfection de la puissance temporelle directe ne lui aurait-elle pas été due et conférée pareillement ?

En vertu de l'union hypostatique encore, et comme homme, le Christ fut exalté à ce point que tous les rois, tous les anges mêmes et toutes les créatures devaient l'honorer, l'adorer et lui obéir. De même, et de par l'union hypostatique et en qualité d'homme, Il fut digne de se soumettre tous les rois de la terre et de leur commander. or cela comporte en droit la puissance royale temporelle et directe.

Les objections n'ont point manqué sur ce point. Examinons-en quelques-unes.

On dit d'abord que le pouvoir est vain que l'on ne réduit pas en acte.

Mais n' y a-t-il pas des choses qui, en un roi et indépendamment de l'exercice, lui confèrent plus de perfection et même de dignité, puisqu'elles lui donnent la faculté la faculté prochaine, s'il veut s'y appliquer, de faire telles actions ? C'est pourquoi Notre-Seigneur a eu le don de toutes les langues, et pourtant Il ne les a pas toutes parlées ; Il connaissait parfaitement tous les arts, et pourtant Il ne les a pas tous exercés ; Il pouvait changer les pierre en or, et Il ne l'a pas fait. Par conséquent, il est indubitable qu'il y allait de sa perfection de posséder ces pouvoir en droit, quoi qu'Il en fût de l'exercice actuel. Pareillement dut-Il avoir la puissance royale temporelle sur le monde entier, bien que pour d'autres fins plus conformes à l'Incarnation, Il ne voulût pas se conduire en cette vie comme un roi temporel.

Pour qu'elle échappe au reproche d'être vaine et oiseuse, il n'est pas nécessaire qu'une puissance exerce tous ses actes et en toute occasion ; il suffit qu'elle en accomplisse quelques-uns et lorsqu'il le faut.

D'ailleurs, nier au Christ le pouvoir temporel direct, c'est lui attribuer une imperfection qui n'est pas légère, car c'est dire qu'Il ne pouvait pas commander aux anges et aux hommes, si ce n'est dans les choses spirituelles, et non pas dans celles qui concernent une fin temporelle. Par conséquent, s'il s'avisait d'ordonner en ces matières, les anges et les hommes pourraient lui désobéir sous prétexte qu'Il excéderait les limites de son autorité propre. Or cela est absurde et ne convient nullement à la dignité du Christ.

Mais on cite à l'encontre les textes scripturaires : Tressaille d'une grande joie, fille de Sion... Voici que ton Roi vient à toi, juste et sauveur ; Il est pauvre... (Zach., IX, 9.). Moi je suis pauvre et indigent... (Ps. XXX, 18.). Car vous savez la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui pour vous s,est fait pauvre, de riche qu'Il était, afin de vous faire riches par sa pauvreté. (II Cor., VIII, 9.). Mon royaume n'est pas de ce monde... (Joan., XVIII, 36.).

Ces textes et des paroles analogues de Pères ne prouvent que ceci : le Christ ne fut pas roi temporel en exercice. Car s'Il avait fait usage de sa royauté temporelle, cette manière d'agir n'eût pas été compatible avec l'humilité et la pauvreté dont Il voulait nous donner l'exemple et que l'Écriture signale aux endroits plus haut mentionnés. Mais ces textes ne veulent pas dire que Jésus ne fut pas roi temporel en droit. Car ce droit, étant donné qu'Il ne l'exerçait pas, se concilie fort bien avec la pratique de l'humilité et de la pauvreté. Aussi il ne nie point sa royauté, mais Il dit qu'il ne l'exerce pas à la manière des souverains de ce monde. Sa royauté n'était pas particulière mais universelle ; elle ne se manifestait pas par le faste mais se cachait dans une vie humble et pauvre.

Elle n'excluait pas non plus les autres royautés. Elle était d'un ordre supérieur et d'un caractère universel, ce qui n'empêchait pas les autres de s'exercer dans leur sphère particulière. Auguste ne laissa donc pas d'être empereur. Jésus ne voulut point lui enlever sa puissance. Il lui permit de l'exercer, alors qu'Il aurait pu le déposer. De même pour les autres royautés : Il ne changea pas l'ordre établi, et elles continuèrent d'exister d'une façon légitime.

Mais cela n'empêchait point que Jésus fût, dans un ordre plus élevé, roi véritable de l'univers ; roi de tous les rois de la terre. Aucun d'eux n'eut pouvoir sur Lui. Il ne fut soumis en droit à aucun d'eux. Ainsi Pilate n'avait point juridiction pour le condamner et Dieu permit que la force physique, et non le droit, triomphât à l'heure des ténèbres, afin que la Rédemption s'accomplît.

Quant au tribut, Jésus le paya spontanément et non par nécessité, puisqu'Il n'était pas sujet aux lois civiles. Aussi lorsque les percepteurs de l'impôt demandent à Pierre : Votre Maître ne paie-t-Il pas le tribut ? Il dit : Oui. Et quand il fut entré dans la maison, Jésus le prévint, en disant : Que t'en semble, Simon ? De qui les rois de la terre reçoivent-ils le tribut ou le cens ? de leurs fils ou des étrangers ? Pierre répondit : Des étrangers. Jésus lui dit : Les fils en sont donc exempts. Mais pour que nous les scandalisions point, va à la mer, et jette l'hameçon, et tire le premier poisson qui montera, et en lui ouvrant la bouche tu trouveras un statère ; prends-le, et donne-le-leur pour moi et pour toi. (Matt., XVII, 24-26.). Par quoi Notre-Seigneur a manifestement signifié qu'Il est exempt de l'impôt et qu'Il ne l'a acquitté que pour éviter le scandale. Ainsi l'entendent les Pères et les Scolastiques. Et c'est pourquoi le pape Jean XXII a condamné l'opinion contraire. (Extravag.).

Une dernière objection reste à examiner. En constituant Pierre son vicaire, le Christ lui a laissé le pouvoir qu'Il avait sur la terre. Or ce pouvoir était temporel, direct et universel. Tel fut donc le pouvoir de Pierre et de ses successeurs.

Observons d'abord que Notre-Seigneur n'a pas conféré tout son pouvoir, même spirituel, à Pierre et à ses successeurs. Ainsi aucun pape ne peut instituer des sacrements, conférer la grâce en dehors de ces intermédiaires, modifier la constitution de l'Église. Ce que le souverain Pontife a reçu, c'est le pouvoir spirituel tel que requis pour gouverner et administrer l'Église entière. Il possède encore, par voie de conséquence, le pouvoir temporel indirect exigé pour la défense et la conservation des biens surnaturels.

Quant à Notre-Seigneur, il a eu plus que ce pouvoir, il a possédé le pouvoir temporel direct, immédiat, sur tous les royaumes de la terre. Saint Bernard a exprimé cette distinction importante : « C'est l'intendance sur toute la terre qui t'a été confiée, écrit-il au pape Eugène IV, ce n'est pas la propriété qui t'en a été donnée. Ce n'est pas de toi que le Prophète a dit : Et toute la terre sera sa possession. C'est le Christ qui revendique cette possession, et par le droit de création, et par le mérite de la Rédemption, et en vertu de la donation de son Père. A quel autre, en effet, a-t-il été dit : Demande-moi, et je te donnerai les nations pour ton héritage, et pour ton domaine les extrémités de la terre ? A celui-ci cède la possession et le domaine ; pour toi, prends-en le soin. » (De Consideratione. Lib. III.). Il est évident qu'il s'agit ici du Christ-Homme et du domaine direct, puisque l'on concède au Pape le pouvoir indirect.

Résumons, enfin, toute cette doctrine par le fameux texte de saint Thomas : « Le Christ, bien qu'il fût constitué roi par Dieu, ne voulut pourtant pas, vivant sur la terre, avoir l'administration d'un royaume terrestre. - Christus autem, quamvis esset rex constutus a deo, non tamen in terris vivens terrenum temporaliter administrare voluit ». (IIIa,q. 9 LIX, art. 4, ad I.).

« Le Docteur angélique affirme ici trois choses : 1^o que Notre-Seigneur, même dans l'ordre temporel, avait reçu de Dieu la qualité de roi véritable ; 2^o qu'Il n'en a pas eu, durant sa vie ici-bas, l'exercice ou l'administration ; 3^o que, s'Il ne l'a pas exercée, c'est qu'Il n'a pas voulu se servir de cette puissance et de ce droit. » (Hugon, O.P., La Fête spéciale de Jésus-Christ Roi, p. 13.).

TABLE DES MATIÈRES

Note liminaire.

Chapitre I
Jésus-Christ est véritablement roi.

Chapitre II
La Royauté du Christ : Doctrine d'actualité.

Chapitre III
La Royauté de Jésus-Christ s'appuie sur des fondements inébranlables.

Chapitre IV
La Royauté de Jésus comporte les pouvoirs législatifs, judiciaire et exécutif.

Chapitre V
La Royauté de Jésus-Christ est d'abord et surtout spirituelle.

chapitre VI
La Royauté du Christ s'étend au domaine temporel.

Chapitre VII
Jésus-Christ règne sur tous les êtres.

Chapitre VIII
Jésus-Christ règne sur toutes les sociétés.

Chapitre Ix
Le Règne de Jésus-Christ a une durée éternelle.

Chapitre X
Autres aspects de la Royauté du Christ.

Chapitre XI
La Royauté du Christ dans la sainte Écriture.

Chapitre XII
La Royauté du Christ dans la tradition ecclésiastique.

Chapitre XIII
La Royauté du Christ dans la liturgie.

Chapitre XIV
Le Chrit-Roi dans l'histoire.

Chapitre XV
Le Christ-Roi dans l'art.

Chapitre XVI
Nos devoirs envers le Christ-Roi.

LA ROYAUTÉ SOCIALE DE N.-S. JÉSUS-CHRIST - d'après le Cardinal Pie - Essai de synthèse doctrinale -- 2e Édition -- 1925 -- ( PDF) :

http://liberius.net/livres/La_Royaute_Sociale_de_N.-S._Jesus-Christ_d_apres_le_cardinal_Pie_000000698.pdf

16 janvier
S. Antoine, Abbé

Après S. Paul, le père des anachorètes, le cycle de Noël nous fait honorer S. Antoine, le père des cénobites. Se retirant au désert d'Égypte dès l'âge de dix-huit ans, il y vécut en ermite. Le démon, afin de l'effrayer et de le faire quitter sa solitude, lui apparaissait sous les formes les plus hideuses ; mais Dieu le rendit redoutable à ses ennemis : un mot de sa bouche réduisait ces monstres à néant. Sa sainteté attira bientôt les âmes désireuse de voir s'affirmer en elles avec plus de perfection la royauté du Christ. En groupant les solitaires sous sa direction, S. Antoine posa les premiers jalons de la vie commune. Il leur donna cette doctrine profonde, large et sûre, mûrie dans la solitude et la prière, où l'ascèse catholique n'a jamais cessé de puiser. Il soutint aussi une lutte des plus rudes contre l'arianisme, et avec S. Athanase qui l'honorait de son amitié, défendit avec succès le dogme de la divinité du Christ. Il mourut vers 356, à l'âge de 105 ans. - Manifestons, par la perfection de notre vie, que nous participons à la vie divine de Notre-Seigneur Jésus-Christ.