AUTEURS SPIRITUELS

C'est une chose bien consolante, et qui n'a rien après tout de bien étonnant, quand on y fait une sérieuse attention, que les écrits spirituels des Saints sont plus à la portée de la faiblesse de notre intelligence et de la misère de notre cœur, que les écrits des hommes pieux qui ne sont pas canonisés.

Que de fois n'arrive-t-il pas qu'un pauvre et timide esprit, fatigué des efforts qu'il tente, soit impitoyablement repoussé par les systèmes théologiques si durs, si secs de quelques livres spirituels ! Comme ceux-ci étalent avec pompe des sublimités de perfections auxquelles les Anges eux-mêmes pourraient à peine aspirer! Ils ne cessent de nous mettre devant les yeux un détachement presque impossible des créatures, une tension continuelle d'esprit, un assoupissement complet de tout mouvement naturel, sans quoi nous ne sommes point, selon eux, dans la bonne voie; je ne dis pas, remarquez-le bien, sur la cime de la montagne, mais pas même dans le chemin qui y conduit. Parfois aussi, ils nous jettent dans le désespoir en nous montrant combien tout est déception, comment le mal est presque inévitable, de sorte que nous abandonnons complètement la recherche de la perfection, comme un état dans lequel Dieu ne nous attire que pour nous y susciter mille difficultés.

Combien les écrits des Saints s'éloignent d'un semblable esprit ! Voyez saint Jean de la Croix lui-même qu'on a surnommé « le Docteur du néant, » qu'il est doux, qu'il est encourageant, qu'il est insinuant! comme il inspire de l'espoir, comme il se met bien à la portée de notre faiblesse dans la doctrine qu'il nous enseigne !

On disait en plaisantant de saint Philippe de Néri, pendant sa vie, qu'il conduisait son monde au ciel dans des voitures à quatre chevaux. Le sage saint Ignace avait coutume de dire, que si les membres d'une communauté religieuse n'étaient pas bien nourris, ils ne pouvaient pas prier convenablement ; aussi dans son ouvrage intitulé: D'un bon supérieur, il est à remarquer qu'il fait la guerre aux Pères Ministres, pour en obtenir une nourriture meilleure et d'une qualité de premier choix. L'un de ces bons pères faillit perdre un jour la tête, tant notre Saint fit d'instances auprès de lui, pour le forcer de donner, un vendredi, des lamproies à toute la communauté. Le prix en était alors si élevé, qu'il n'était guère accessible qu'aux cardinaux et aux ambassadeurs.

Les Saints nous font la leçon au milieu même de leurs badinages, et lorsqu'ils semblent presque scandaliser le prochain, c'est alors que d'ordinaire ils lui insinuent le plus adroitement leurs bons avis. Saint François de Sales se plaignait à l'évêque de Belley des mauvais dîners qu'il lui faisait faire, et cependant il était le saint du pur amour.

Saint Alphonse, dont l'âme était si pure, eût-il été en moitié aussi indulgent, s'il n'eût été qu'en moitié aussi saint?

Quelques auteurs nous disent, par exemple, que si nous accordons à nos sens la jouissance d'une odeur délicieuse, nous commettons un acte d'immortification considérable, et cependant nous voyons sainte Madeleine de Pazzi, qui, en se promenant dans un jardin, y cueille des fleurs, jouit de leurs parfums, et s'écrie: « 0 Dieu infiniment bon! Dieu infiniment aimable! de toute éternité vous aviez destiné cette fleur à me procurer ce plaisir, à moi, indigne pécheresse! »

Je ne vois donc pas trop comment sainte Gertrude et ses raisins auraient été jugés par les écrivains dont j'ai parlé; ils ont été pour la plupart de très-pieux personnages, mais leur doctrine est ordinairement plus sévère que celle des Saints. On lui eût dit de se rappeler la soif qu'endura le Sauveur sur la Croix ; on lui eût conseillé de ne point satisfaire son désir, à moins qu'elle ne sentît point en elle des grâces suffisantes pour atteindre les sublimités de la perfection. Ceci, d'ailleurs, aurait pu être vrai, et à l'égard de bien des personnes, cet avis eût été sans doute le meilleur: néanmoins, la révélation nous fait voir que cette règle n'est pas invariable; elle nous fait entrevoir un autre esprit.

C'est ainsi que nous voyons aussi sainte Thérèse, dans sa lettre à Alonzo Velasquez, évêque d'Osma, dire d'elle-même, en se servant de la troisième personne : « Outre ce que je viens de détailler, je dois dire encore, qu'en ce qui concerne son corps et sa santé, elle en prend plus de soin et s'impose moins de mortification dans le manger; elle ne ressent plus, comme par le passé, le désir de faire pénitence. Mais elle croit que cette manière d'agir tend à un seul but, qui est d'être plus capable de servir Dieu dans les autres choses; car elle lui offre souvent, comme un sacrifice qui doit lui plaire, ce soin qu'elle prend de son corps. »

Je ne prétends pas, comprenez-le bien, qu'il soit facile d'être saint; seulement, je pose en fait que les Saints connaissent mieux la position de ceux qui s'efforcent de le devenir, que ne semblent la comprendre les auteurs non canonisés. Les Saints sont les maîtres les plus indulgents, et cela vient de ce qu'ils ressemblent plus à Jésus que les autres; ils comprennent mieux l'homme, ils ont plus de pitié pour sa faiblesse, plus de condescendance pour ses misères, ils prennent en considération le caractère, la position, les vues et les sentiments des autres.

Si quelqu'un veut atteindre la perfection chrétienne, qu'il suive la règle de saint Philippe, et qu'il s'en tienne aux ouvrages dont les auteurs sont décorés du titre de Saint. S'il se confie exclusivement aux mains des autres écrivains, il y a tout à craindre que d'autres fidèles qui lui sont aujourd'hui inférieurs en vertu, le rencontreront un jour descendant la colline, le cœur triste, aigri et abattu , parce que ses guides l'auront entraîné à travers les ronces, lui auront meurtri les pieds aux pierres du chemin, et l'auront, en un mot, précipité en bien des cas, par des sentiers glissants.

D'autres, au contraire, sont partis d'un pas plus tranquille; ils ont posé les pieds sur l'empreinte des pas des Saints, de même que l'enfant de la chaumière, qui joue sur le rivage de la mer, s'amuse à poser ses petits pieds sur les traces que le passage d'un homme a laissées sur le sable; si les enjambées sont un peu longues et exigent de sa part de gigantesques efforts, du moins il a évité les sables mouvants.

Mais je dois veiller à n'être pas mal interprété, je ne prétends pas le moins du monde que tous les écrivains non canonisés soient des guides dangereux, et que leurs ouvrages n'aient aucun prix; je ne dissimule nullement que plusieurs d'entre eux n'aient reçu les applaudissements de l'Église tout entière. Ce que je veux dire, c'est que, généralement parlant, il y a une différence sensible entre le langage des écrivains qui sont saints et celui des écrivains qui ne le sont pas. Cette différence consiste surtout en ce que les Saints montrent plus d'indulgence et de condescendance; en outre, toujours généralement parlant, les fidèles, et il y en a beaucoup, qui n'emploient qu'un livre, auquel ils s'en rapportent complètement, sont plus tranquilles, quand ce livre émane de la plume d'un Saint.

Je ne perds point de vue que Thomas à Kempis n'est pas canonisé, et que Scupoli, auteur Théatin, dont le livre était l'ouvrage favori de saint François de Sales, ne l'est pas non plus. Il ne faut point donner à mes paroles plus de porlée qu'à un simple avertissement, ou à une proposition générale. Le fait est que les livres spirituels ont un pouvoir immense; qu'ils peuvent nuire comme il ils peuvent aider les personnes qui s'en servent, et que, comme on pourrait le dire de la vapeur, quand ils font du mal, les résultats en sont des plus terribles.

Lucie a écrit:Vie de Saints, Petits Bollandistes :
http://jesusmarie.free.fr/vies_de_saints.html

Mais ce n'est pas non plus parce que Gertrude était une sainte, que Notre-Seigneur se trouvait si charmé de l'offrande de ses actions ordinaires. Un jour que toute la communauté s'inclinait à ces mots : Et Verbum caro factum est, par respect pour l'Incarnation de Notre-Seigneur, elle entendit Jésus qui disait : « Chaque fois que quelqu'un s'incline à ces mots pour me témoigner sa reconnaissance et me remercier de l'amour qui m'a fait consentir à me faire homme, je me sens poussé, par ma tendresse, à lui rendre son salut avec bienveillance; et mû alors par les sentiments de l'amour le plus tendre de mon cœur, je fais à Dieu le Père une double offrande du fruit de ma sainte humanité, afin de procurer a cet homme une augmentation de bonheur pour l'éternité. »

Voyez aussi comment il parle des douceurs de la vie : « Tout homme, dit-il à sainte Gertrude, qui veillera à prendre ses délassements, ses repas, son repos, ou toute autre chose du même genre, en formulant cette intention de cœur ou de bouche : Seigneur, je prends cette nourriture, cette récréation, ce repos, en union avec l'amour par lequel vous vous êtes sanctifié, lorsque, dans votre sainte humanité, vous avez vous-même usé de ces choses, pour la gloire de votre Père et le salut du genre humain tout entier, afin qu'en union de votre amour, cette offre puisse accroître les délices de ceux qui sont dans le ciel, sur la terre, ou dans le purgatoire ; celui, dis-je, qui chaque fois renouvelle cette intention, s'arme en quelque sorte d'un épais bouclier devant moi, afin de m'abriter contre les persécutions nombreuses dont les gens du monde me poursuivent, et je le considère comme mon protecteur et mon défenseur. »

Il arriva un jour, c'était le jeudi qui précède les carnavals, qu'après les matines, Gertrude entendit le bruit que faisaient les domestiques d'une maison voisine, en préparant leur déjeuner. Elle soupira profondément et s'écria : « Hélas ! doux Jésus ! que les hommes se lèvent tôt, pour vous persécuter par leurs fêtes ! » Mais Notre-Seigneur souriant avec douceur lui répondit : « Non pas, ma chère fille ! Il n'y a rien ici qui demande vos soupirs. Les hommes que vous entendez ne sont pas de ceux qui m'offensent par leur gourmandise ; ce déjeuner qu'ils préparent, doit les rendre tout simplement capables de vaquer à leurs travaux ordinaires. Aussi, je me réjouis de les voir prendre leur repas, comme un laboureur se réjouit de voir son cheval manger avec goût, parce qu'il le servira mieux ensuite. »

0 aimable Seigneur ! comment se fait-il que nos cœurs ne s'attendrissent pas quand nous lisons de vous des choses semblables? Ce n'est point un maître que nous servons. Nous avons si peu de choses à faire, et il nous est réservé de si grandes récompenses ! Quelle surabondance de miséricorde, de grâces et de caresses! Si le chien aime son maître, et témoigne qu'il apprécie ses bontés et ses attentions, combien ne devrions-nous pas nous montrer plus disposés à servir, par pur amour, un aussi bon maître que l'est, notre doux Seigneur !

Et cependant, hélas! nous continuons à entretenir en nous, de ce Dieu plein de miséricorde, des idées qui nous le représentent sous un aspect sévère. Nous continuons à imiter la conduite répréhensible de ce serviteur qui noua son talent dans le coin d'une serviette, tant il redoutait la dureté de son maître : nous ne voulons pas nous avouer Dieu comme il est en effet, c'est-à-dire comme un père dont l'indulgence est au-dessus de toute croyance. Oh ! que cette perversité de notre part lui est pénible !

« Cieux, écoutez et toi, terre, prête l'oreille! J'ai élevé des enfants, et je les ai exaltés; mais eux, ils m'ont méprisé! Le bœuf sait à qui il appartient, l'âne connaît l'étable de son maître ; mais Israël ne m'a point connu, et mon peuple ne m'a point compris. » (lsaïe, I, 3.)

Cependant, tandis que nous lui refusons la reconnaissance des brutes, il nous assure qu'il a pour nous plus d'amour qu'une mère n'en a pour son enfant. Quand Sion dit : « Le Seigneur m'a délaissée, le Seigneur m'a oubliée ; » il lui répondit par ce cri : « Une femme peut-elle oublier son enfant au point de n'avoir point de tendresse pour le fruit de ses entrailles ? L'oubliât-elle d'ailleurs, moi je ne t'oublierai pas. » (lsaïe, XLIX, 14.)

Qu'y a-t-il de plus indispensable à un culte sincère qu'un respect calme et profond ? Je dirai plus : qu'y a-t-il de plus doux à un cœur rempli d'amour que d'être réduit au silence, et de se trouver sous l'empire d'une crainte respectueuse, à la vue des glorieux attributs de Dieu ?

La familiarité dans le culte ne serait pas autre chose qu'une impertinence, si la vénération ne l'accompagnait pas. Y a-t-il quelque chose de plus familier que le rapport qui existe entre un père et un fils, et cependant y a-t-il un sentiment plus respectueux que cette piété filiale? Toutefois, ce n'était pas un respect véritable qui portait Pierre à dire à son maître de s'éloigner de lui, parce qu'il était un pêcheur, ou qui engageait les timides habitants de Gadara à prier Notre-Seigneur de porter autre part que sur leurs rivages, ses bénédictions importunes.

Mais c'était tout à fait par respect que Madeleine cherchait à toucher les pieds de Jésus ressuscité, bien qu'il ne voulût pas le permettre. Hélas ! il n'arrive que trop souvent que nous prenions ainsi la froideur pour de la vénération, et la roideur pour du respect.

Voyez avec quelle douceur Jésus condamne cet esprit, lorsque sainte Gertrude se plaint à lui que l'une de ses religieuses s'était abstenue par respect, comme elle le croyait du moins, d'une communion faite par toute la communauté. « Quel remède puis-je apporter à cela? dit Notre-Seigneur; ces bonnes gens serrent si fort sur leurs yeux le bandeau de leur indignité, qu'ils ne peuvent plus apercevoir la tendresse de mon cœur paternel.» [Rév., III. X., vers la fin.)