L'ART ET LA MORALE

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Message  Roger Boivin Jeu 01 Sep 2011, 10:56 pm

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Vu et approuvé,

Fr. J. M. L. MONSABRÉ , Maitre en S. Théologie

Fr. M. J. OLLIVIER , Prédicateur général

Imprimatur , Fr. Réginald MONPEURT , Provincial de France





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QUESTION DE PHILOSOPHIE

L'ART
ET LA MORALE


PAR  

A. D. SERTILLANGES

1911



Roger Boivin
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Message  Roger Boivin Jeu 01 Sep 2011, 11:10 pm

I

Quels sont au juste les rapports - s'il y en a - de l'art et de la moral ? Voilà une question qui ne manque pas d'importance, soit au point de vue du public, soit au point de vue des artistes eux-mêmes.

La façon d'y répondre a varié, comme toujours, selon les tempéraments individuels et les tendances d'écoles. Aujourd'hui, au milieu de l'universelle confusion, de la mêlée des doctrines adverses entre lesquelles les relations mondaines ont établi un modus vivendi étrange, les idées sont plus embrouillées que jamais.

Nous vivons, la plupart du temps, d'équivoques et de compromis ; l'universelle tolérance à l'égard des personnes a produit peu à peu la promiscuité des doctrines, et l'on a besoin vraiment de se frotter les yeux pour s'y reconnaître. On marche, dans cette nuit de principes, côte à côte avec les ennemis d'hier ; des mains se joignent qu'on eût cru devoir se menacer, et notre élargissement d'esprit, notre aptitude à tout comprendre sont devenus quelque peu une tendance à tout excuser.

Quels sont donc les rapports avec la morale ?
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Message  Roger Boivin Jeu 01 Sep 2011, 11:26 pm

D'aucuns ont trouvé tout simple de nier ces rapports, c'est la solution la plus facile ; c'est la plus logique aussi pour bon nombre d'esprits sceptiques. Après la morale indépendante de la religion, nous avons l'art indépendant de la moral : c'est l'ordre naturel des choses. Qu'il survienne un troisième larron qui rende la vie indépendante de l'art, et tous les bienfaits de l'état sauvage nous sont acquis.

Nous n'avons pas la naïve prétention de redresser les idées de ces hommes. Il n'est point ici question d'idées ; ou plutôt les idées ne sont, en ce cas, que les servantes des instincts de l'âme. Comme les troupes en marche ont des compagnies de sapeurs, le troupeau d'Epicure a ses légions de sophistes ; ceux-ci n'ont de raison d'être que par ceux-là.

Toutefois il est important de démasquer certaines équivoques par le moyen desquelles les théoriciens du vice essaient de tirer à eux les âmes droites. Plus d'un artiste consciencieux s'y laisse prendre ; le public à plus forte raison : il ne sera pas inutile d'en dire un mot.
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Message  Roger Boivin Jeu 01 Sep 2011, 11:49 pm

On dit : L'art et la morale ont chacun son domaine. Pas plus que le moraliste ne s'occupe du beau, l'artiste n'est obligé de soucier du bien : le beau à lui seul est le bien de l'artiste, et l'art n'a d'autre but que l'art.

Par conséquent la mission de l'art est un non-sens. L'art n'a d'autre mission que d'être lui-même. En faire un prédicateur de morale, un héraut de la civilisation, c'est au fond le détruire, puisque c'est substituer à son objet, le beau, un objet qui lui est étranger.

Il faut avouer que cette doctrine, toute subversive qu'elle est, renferme un peu de vrai, et c'est à la faveur de ce vrai qu'elle trouve crédit chez des esprits sincères.

Certains philosophes ont voulu faire de l'apostolat une nécessité de l'art, bien plus, sa raison d'être unique. Nous n'hésitons pas à dire qu'ils ont tort.

Rien n'oblige l'artiste plutôt qu'un autre à se mettre au service d'une idée religieuse ou morale. S'il le fait, on doit assurément l'en louer, et nous verrons qu'il est ainsi parfaitement dans son rôle ; mais cette orientation vers un but supérieur n,est pas plus essentielle à l'art qu'à toute autre occupation intellectuelle. L'astronome n,est pas tenu de chercher l'Infini dans les mouvements des astres ; Linné pouvait terminer son livre avant d'avoir entonné son hymne à Dieu. De même l'artiste, sans songer à tout cela, peut être lui aussi parfaitement en règle. Quand il a établi solidement son dessin, brossé sa toile dans les formes, exprimé avec correction et noblesse une idée acceptable, il peut se déclarer satisfait sans s'inquiéter autrement de rendre son œuvre utile.

Ce n'est pas là ce qu'on entend imposer à l'artiste sous le nom de moralité.
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Message  Roger Boivin Ven 02 Sep 2011, 12:22 am

La moralité d'un acte est la qualité qui établit, entre cet acte et la fin de la vie humaine, une relation de conformité.

L'homme a un but à atteindre : c'est le perfectionnement de son être, de sa vie, en vue d'une autre vie à conquérir par son mérite. Ceux qui n'admettraient pas cette sanction dans l'éternel devrait quand même, sous peine de n'être plus des hommes, admettre un but quelconque à notre activité et le mettre au-dessus du plaisir ou de l'intérêt égoïste. Or cela étant, tout ce qui, de soi, ou en raison des circonstances, ne peut se rapporter à ce but est évidemment mauvais ; tout ce qui s'y rapporte au contraire est bon : telle est la loi de l'activité humaine.

Il est très clair que cette loi, puisqu'elle dérive de la fin dernière, est universelle dans son amplitude. Il suffit d'être homme pour qu'elle s'impose à vous, de faire acte d'homme pour qu'elle vous juge. L'artiste, pas plus qu'un autre, n'a le droit de se récuser. Et ainsi il apparaît clairement que la théorie de l'art indépendant ne repose que sur l'équivoque. Considéré en lui-même l'art est indépendant, en ce sens qu'il a son objet à lui, distinct de celui de la morale. En tant qu'il est exercé par un homme, il doit se soumettre à la loi de l'homme, il est tributaire de la moralité.

Toutefois, répétons-le, la moralité de l'art n'est pas nécessairement active, si je puis dire ; ce n'est pas comme un but qu'elle s'impose, c'est comme une règle, une limite. Si l’œuvre d'art a respecté cette limite, si d'autre part elle est esthétiquement belle, on peut ne rien lui demander, elle est en somme ce qu'elle doit être. Si au contraire elle compromet la dignité de l'homme en l'écartant de son but supérieur, la morale est en droit de lui demander des comptes ; chacun a le devoir de la condamner. En un mot, l'apostolat est à la moralité, en art, ce que le conseiller bienveillant est au maître. Le premier s'offre à lui pour le grandir, l'autre s'impose à lui et le juge. Il peut n'être pas apôtre du bien ; il doit en être le sujet fidèle. S'il ne veut pas prier, du moins qu'il ne blasphème pas.

Réduits à ces termes, il nous semble que les rapports de l'art avec la morale ne peuvent être niés par personne, si ce n'est par ceux qui nient la morale elle-même, et si après ces considérations très générales nous voulons regarder de plus près la nature de l'art, nous trouverons sans peine les motifs propres qui lui imposent ses limites.


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Message  Roger Boivin Ven 02 Sep 2011, 12:22 am

L'art procède d'un homme et s'adresse à des hommes. Il est la flamme d'un esprit, son rayonnement : il ne peut manquer d'affecter : d'abord l'être même d'où il émane :
Du feu qu'elle répand toute âme est consumée,
puis, de proche en proche, d'autres êtres.
Or, serait-il besoin de le démontrer toute influence doit avoir sa règle ; toute force appelle une loi, sous peine de devenir néfaste. Une puissance qui sort de ses limites devient par là même un danger social, et cela d'autant plus que cette puissance est plus grande. Quand la Science s'exagère son pouvoir, ou se met au service des passions sectaires ; quand la finance se jette dans les spéculations sans frein ; quand la guerre n'a d'autre but que la guerre, et qu'elle oublie son rôle de ministre armé de la paix ; quand la religion elle-même, cette puissance sociale par excellence, puisque c'est elle qui nous prend le plus tout entiers, devient un instrument de pouvoir ou une occasion de révolte, on sait assez quels désordres et quels ébranlements du corps social tout cela peut produire.

Mais l'art n'est-il pas à sa manière une puissance ? Et si cette puissance est sans loi, n'est-elle pas appelée à produire le mal, au lieu du bien que toute puissance ordonnée doit produire ?

L'art est une extension de notre vie - la vie de l'artiste et celle du spectateur - dans les domaines où la muse nous transporte. Il nous crée un nouveau milieu ; il nous compose une atmosphère ; pour l'alimentation de nos facultés intimes, nous sommes une heure à sa merci. Et si l'ambiance qu'il nous fournit de la sorte est mauvaise ? En quel sens doit alors travailler cette loi profonde et presque inéluctable qui adapte tout être à son milieu ?

On dit : Le milieu de l'art est toujours pur, puisqu'il est fait de formes idéales, et il est entendu aujourd'hui dans un certain monde que l'art en effet sauve tout, légitime tout, purifie tout, en idéalisant tout. Hélas ! n'est-ce pas cela même qu'il conviendrait de déplorer ? Quel plus triste service peut-on rendre au public que de purifier à ses yeux la fange, que d'idéaliser la misère, et de la faire bénéficier ainsi des ressources et des aspirations nobles du coeur humain en même temps que ses faiblesses ?
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Message  Roger Boivin Ven 02 Sep 2011, 7:59 am

L'art crée une société entre les esprits. L’œuvre d'art est un centre où vont converger les âmes éprises. Pour un instant ou pour des siècles, un groupe étroit ou bien un peuple verront leur sensibilité, leur imagination, leur cœur vibrer à l'unisson d'une même admiration et d'une même jouissance. Et si cette jouissance est basse ? Et si cette admiration est conquise par le mal ? Si c'est une association de perversité que l'art fonde, quel rôle jouez-vous Messieurs les tenants de l'art pour l'art ?

Enfin si l'on veut bien se donner la peine d'analyser le sentiment esthétique, on y découvrira tout autre chose que cette contemplation désintéressée où l'on cherche à voir son essence. La contemplation, ici, ne va pas sans amour. L'art - et c'est là sa grandeur - tend à nous infuser la vie de son objet, en nous en donnant une vision intérieure et sympathique. Arrachés à nous mêmes, au moment de l'admiration, nous vivons en pensée la vie de tout être, végétant avec la plante, vaguant avec l'animal, gravitant avec l'astre, souffrant et jouissant avec l'homme. Et tous ceux qui admirent avec nous participent à ces sentiments. Et c'est l'artiste qui en est le centre. C'est lui qui a fourni l'aimant dont l'influence se communique d'anneau en anneau à travers la chaine des âmes.

Contemplation : sans doute, le sentiment esthétique est d'abord cela ; mais cette contemplation prend tout l'être, l'être sensible et impulsif tout comme le connaissant lui-même. En peuplant notre cœur comme elle peuple l'esprit, elle touche mystérieusement les ressorts cachés de notre âme. L'amour est une activité ; la contemplation complaisante n'est qu'une action arrêtée à son premier stade ; son objet, idéal en lui-même, représente pour nous une action possible, que le plaisir esthétique tend à nous rendre sympathique, de sorte que regarder, alors, c'est obscurément agir. - Et si l'action ainsi suggérée est mauvaise ? Si la matière à aimer que fournit l'artiste, le sujet d'affection qu'il nous donne, l'objet qu'il nous propose d'identifier à notre être par l'union idéale que produit l'amour, si tout cela est indigne d'arrêter un cœur d'homme et capable d'abaisser sa vie ?...

L'art est une tendresse : malheur à qui l'égare sur des objets indignes. C'est la vie sociale agrandie (1) , épanouie, tirée un instant de ses préoccupations temporelles pour communier à l'éternel de la nature, de la vie, de la pensée, de l'idéal, qui mêle tout être à la vie de notre être, toute matière à notre esprit et tous les siècles à nos minutes fugitives : malheur à qui détourne, pour les orienter vers le mal, toutes ces tendances dont le but naturel est le bien.


(1) « L'intérêt que nous prenons à une oeuvre d'art est la conséquence d'une association qui s'établit entre nous, l'artiste et les personnages de l'oeuvre ; c'est une société nouvelle dont on éprouve les affections, les plaisirs et les peines, le sort tout entier. » ( Guyot. )
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Message  Roger Boivin Ven 02 Sep 2011, 8:04 am

Or, il est temps pour nous de le démontrer, c'est là que mène, par la force même des choses, la doctrine qui ne craint pas de livrer l'art à lui-même, en le coupant de ses communications avec la morale.

M. Brunetière le disait dernièrement : « Toute forme d'art, livrée à elle-même, court le risque inévitable de démoraliser. » Il en donnait à vrai dire une raison qui sent un peu son paradoxe. « Dans toute forme d'art, disait-il, il y a comme un principe ou un germe secret d'immoralité. » - Pourquoi ? - Parce que « toute forme d'art est obligée, pour atteindre l'esprit, de recourir à l'intermédiaire non seulement des sens, notez-le bien ; mais du plaisir des sens. Pas de peinture qui ne doive être avant tout une joie pour les yeux. Pas de musique qui ne doive être une volupté pour l'oreille. Pas de poésie qui ne doive être une caresse... Et les mots eux-mêmes dont nous nous servons pour admirer, par exemple, une toile de Corot ne l'indiquent-ils pas , quand nous parlons de l'apaisement, de la fraîcheur, de la mélancolie qu'on y respire ? Tout cela n'est pas seulement sensible ; mais sensuel... »

Assurément la pensée de l'auteur est au fond très juste ; mais nous ne pouvons nous empêcher de dire que la forme en est abusive. Appeler sensuel le sentiment d'apaisement que procure une toile de Corot, et parler d'un principe d'immoralité qui se cacherait dans toute forme d'art, c'est forcer le sens des mots jusqu'à manquer complètement de justesse. On prouverait à ce compte qu'il y a un principe d'immoralité dans les mathématiques ; car une solution élégante procure au connaisseur une jouissance d'esprit qui a son retentissement dans l'être sensible. Non, si l'on ne veut pas verser dans le paradoxe et si l'on veut parler juste, il faut dire que l'art , comme toute chose humaine privée de contrôle, risque de courir à l'abus par une pente naturelle, et que de plus, en raison de la nature spéciale de ses moyens, empruntés tous à l'ordre sensible, l'art renferme non pas un principe, mais un danger spécial d'immoralité, danger auquel succombera presque fatalement l'homme qui ne voit dans l'art que l'art lui-même, ou n'a de règle que de satisfaire le spectateur.

Ici, nous sommes entièrement de l'avis de M. Brunetière, ou plutôt nous sommes avec lui de l'avis des faits, et de la psychologie hélas trop simple qui les explique.
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Message  Roger Boivin Ven 02 Sep 2011, 3:01 pm

Quand les Grecs ont séparé l'art de toute préoccupation religieuse, de toute attache à la vie sociale et morale de leur peuple, pour eux a commencé la déchéance. Quand les Italiens de la Renaissance ont été livrés aux rhéteurs, aux humanistes en littérature, et en peinture, en sculpture aux amants de la forme pour la forme et de l'art pour l'art, ils ont glissé par une pente rapide jusqu'à un degré de corruption tel qu'en plein christianisme et sous les yeux de la cour romaine elle-même, on vit se renouveler les pires excès du sensualisme païen.

Et de nos jours, hélas ! il ne serait que trop facile de montrer quelle direction a prise l'art lorsqu'on l'a livré à lui-même !...

Dès que la forme est tout et que le dilettantisme a tué les principes, l'art roule à toute vitesse vers l'immoralité.

« Prenez des sujets bêtes », disait un maître contemporain à un jeune artiste. Et cala n'était immoral ; mais le sentiment d'où partait ce mot est le même qui conduit aux œuvres immorales. Prendre des sujets bêtes, c'est-à-dire négliger le fond pour ne s'occuper que de la forme ; c'est-à-dire donner tout au métier, et pratiquer quant au reste cette « indifférence au contenu », qui était la loi de la Renaissance. Or étendez ce principe au domaine moral ; décrétez que l'art est libre et n'est tenu de pourvoir qu'à lui-même, et vous verrez - nous le voyons que trop - ce qui éclot spontanément de son souffle.

L'art pour l'art, c'est l'épicuréisme transporté en esthétique ; cela, en principe, peut mener à tout, et quand on connaît la nature humaine, on peut ajouter sans crainte ; surtout au mal. Epicure, lui, était un homme grave, et l'histoire l'ignore presque, et le public l'ignore tout à fait, pourquoi ? Parce que sa gravité lui était exclusivement personnelle ; qu'elle tenait à son tempérament plus qu'à ses principes, et que, lui mort - ou même vivant - ses principes produisirent, dans la personne de ses disciples, tous les fruits qu'on en devait attendre. Il en de même en esthétique. Epicure était un homme grave, disons-nous, l'art pour l'art aussi. Mais les épicuriens ! mais nos peintres !... Dès qu'une puissance comme la sensualité humaine est privée de ses digues, c'est fini, elle doit courir aux pires excès. Or l'art pour l'art est la suppression systématique de toute digue. et le sensualisme est le danger permanent de l'humanité.


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Message  Roger Boivin Ven 02 Sep 2011, 3:02 pm

Mais ne pourrait-on pas aller plus loin, et dire que l'art doit s'efforcer d'atteindre à une moralité positive ?

« Le talent impose des devoirs », écrivait George Sand à Flaubert. Celui-ci représentait à ses yeux ce fameux art désintéressé, tellement désintéressé qu'il se détache de la vie et de tout ce qui nous fait vivre. Or est-ce là une attitude qu'une morale élevée puisse admettre ? N'a-t-on pas le droit de la blâmer, particulièrement lorsqu'elle se complique, à l'égard de tout ce qui n'est pas l'art, et l'idolatrie exclusive de l'art, de ce mépris transcendant que cette école a pour règle ?

C'est avec une belle indignation que, dans le travail cité plus haut, Brunetière flagellait ce travers. « Un peu d'indulgence, ô grands artistes, s'écriait-il ; et permettez-nous d'être homme ! Oui, permettez-nous de croire qu'il y a quelque chose d'aussi important ou de plus important au monde que de broyer des couleurs ou que de cadencer des phrases ! Ne vous figurez pas que nous soyons fait pour vous, et que depuis six mille ans l'humanité n'ait travaillé, n'ait peiné, n'ait souffert que pour établir votre mandarinat. Il y a bien des choses dont nous nous passerions moins aisément que de vous ! Et vous-mêmes, après tout, comment, de quoi, pourquoi, dans quelles conditions vivriez-vous, si le travail incessant de ces Bouvard que vous méprisez, et de ces Pécuchet pour lesquels vous n'avez pas d'ironies assez cruelles, ne vous assurait la sécurité de vos loisirs, la paix de vos méditations, un public pour vous admirer, et j'oserais enfin dire, votre pain quotidien ? »

Et de fait peut-on placer bien haut, sur l'échelle de la moralité humaine, l'être qui fait de l'art pour l'art, sans se soucier à aucun degré de jouer son rôle dans la société de ses semblables ?
L'homme n'est pas un être isolé ; il est sociable par nature, il faut que chacun travaille pour tous, afin que tous travaillent pour chacun. Se renfermer égoïstement en soi-même, c'est sortir de la condition que la nature et la Providence nous ont faite.
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Message  Roger Boivin Ven 02 Sep 2011, 4:13 pm

Le riche n'a pas le droit de garder pour lui sa richesse sans s'inquiéter de savoir s'il y a des pauvres. Le savant n'a pas le droit, au point de vue d'une morale vraiment haute, de jouir tout seul de ses recherches. Voit-on Pasteur, lancé sur la voie des plus fécondes et des plus utiles découvertes, se refuser à les poursuivre pour faire de la chimie en dilettante ? - Ainsi l'artiste, s'il veut mériter de ses semblables, ne peut pas abstraire tout à fait de l'utilité sociale de ses œuvres.

« Je ne sais rien qu'écrire », disait naguère Jules Lemaître, et l'on souriait agréablement : on eût certes pu rester grave ; car si l'auteur de cette phrase ne se calomniait pas, son humilité était dans son droit ; elle pouvait n'être pas ironique. Qui ne sait qu'écrire sait bien peu ! L'écriture, fût-ce l'écriture artiste, n'est qu'un instrument. « Qu'est-ce que l'art ? sans les cœurs et les esprits où l,on verse, disait encore George Sand : un soleil qui ne projetterait pas de rayons, et ne donnerait le vie à rien. »

On le voit donc, le dilettantisme est en art ce que sont dans la vie l'avarice et l'égoïsme. Il constitue d'ailleurs, il n'est pas mauvais de le constater, une conception esthétique inférieure, car si l'homme qui fait de l'art élevé et positivement moral ne fait pas nécessairement plus beau, il fait mieux, et ce mieux rejaillit sur l,effet du beau en créant un rapport de plus, qui renforce l'impression esthétique. Puisque l’œuvre d'art est un centre vers lequel convergent les cœurs pour admirer et s'émouvoir, l'art est par là même chose sociale. C'est donc en contrarier l'essence que de se désintéresser de ses effets.
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Message  Roger Boivin Ven 02 Sep 2011, 4:21 pm

Hâtons-nous toutefois d'ajouter que pour l'artiste au cœur droit, à l'esprit élevé, cette orientation de l'art vers un but extérieur et supérieur à lui-même s'opère pour ainsi dire de soi. Toute œuvre noble a son utilité. L'artiste, qui en a le sentiment, y repose à bon droit sa conscience.

Dans le domaine du beau comme dans celui du vrai, qui n'est pas contre la morale est pour elle. Tout lui est allié, tout lui est ami de ce qui tend à élever les âmes ; car ses vrais ennemis, en nous, ce sont les bas instincts, les préoccupations grossières et banales. Quiconque travaille à établir nos esprits dans des régions plus hautes ; quiconque nous rapproche de la nature, nous aide à mieux comprendre l'homme, la vie, l'histoire, la poésie des choses ; quiconque fait cela travaille pour la morale, parce que tout cela prépare son œuvre, parce que tout cela tend à Dieu.

Dieu est le premier principe du bien comme il en est la fin dernière. Toute beauté est un reflet de lui, et vers cet idéal, inconsciemment tout idéal s'oriente. Dans tout ce qui nous entoure et où se prend notre admiration, c'est lui, au fond, qui nous attache. Nous ne le connaissons pas, il se dérobe ; mais ce qu'il a déposé de lui dans ses œuvres le trahit, et c'est sa splendeur que nous admirons, sans le savoir, dans la beauté des êtres, comme c'est la richesse inépuisable du soleil qui nous ravit dans les aurores et dans les couchants.

Or l'artiste se donne cette mission de nous révéler le beau dans les choses. Lui-même, le premier, en a été saisi, et ce qu'il a éprouvé à son contact, il veut le redire. Il veut offrir son sujet aux regards d'autrui paré des charmes avec lesquels il lui est apparu. Il dresse le beau sur son piédestal : à lui, ensuite, de parler sa langue divine ; à lui de révéler Celui dont il procède, de porter vers les sommets les âmes qui se soumettent à son influence. L'artiste qui pense à tout cela fait bien ; mais s'il n'y pense pas, qu'importe ? Lui-même pourra perdre le bénéfice d'une bonne action ; son œuvre n'en sera pas moins bienfaisante. Une beauté morale se cache au fond de toute réelle beauté.
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Message  Roger Boivin Ven 02 Sep 2011, 5:23 pm

Et voilà, soit dit en passant, ce qui nous consolerait quelque peu - alors même qu'on ne l'exagérait point - de ce qu'on appelle la banalité de nos expositions de peinture. Les grands sujets y sont rares, assurément ; la pensée des artistes ne s'élève pas, en général, à des hauteurs bien sublimes ; mais il y a du talent, beaucoup de talent dépensé dans ces milliers de toiles. Il y a des paysages vraiment beaux, des portraits excellents, quelques pages d'histoire remarquables ; il y a des sujets de genre, surtout, absolument délicieux. Tout cela compte ; tout cela agit sur les esprits beaucoup plus peut-être qu'on ne pense. Si l'on sort d'un Salon l'âme plus haute, un peu moins courbée vers la terre ; si l'on se sent plus près de l'idéal, c'est-à-dire, en somme, plus près de Dieu, peut-on dire que l'artiste ait perdu sa peine ? Non certes, il a travaillé pour le bien, et s'il est incontestable qu'il eût pu mieux faire, ce qu'il nous donne, il ne faut pas le mépriser.

_______


Mais pour que cette action salutaire se produise, encore faut-il qu'on ne vienne pas l'entraver par des exhibitions regrettables.

Or il en est de deux sortes : les œuvres franchement immorales et les œuvres au moins dangereuses.
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Message  Roger Boivin Ven 02 Sep 2011, 5:24 pm

.

II




Comment se manifeste l'immoralité dans les arts ? - En prêchant le mal : c'est évidemment la façon la plus grave et la plus directe ; mais c'est aussi la moins fréquente. Elle se rencontre certes souvent, surtout en littérature et même parfois dans les arts plastiques, telle cette Vénus qu'un artiste nous présentait naguère, en profanant une parole de l'Evangile : Venite ad me omnes. Mais nous le répétons, le cas est plutôt rare dans les domaines élevés de l'art. Ce qui ne l'est pas, ce qui est même d'une fréquence inquiétante, jusque parfois à paraître la loi, c'est non plus l'excitation directe, mais la libre peinture, la représentation sans vergogne des sujets les plus immoraux.

Oh ! ici, il y aurait grandement à dire ! Quand on parcourt nos expositions, de même que lorsqu'on lit nos livres : romans, pièces de théâtre, journaux à feuilletons et à petites nouvelles, on est à bon droit effrayé de l'abaissement des mœurs publiques. La liberté de tout dire, de tout voir et de tout montrer a pris chez nous d'exorbitantes proportions. Pour peu qu'un scandale connu, une anecdote scabreuse se présente à l'esprit d'un peintre, il s'en fait sans scrupule le chroniqueur complaisant, et parmi les scènes de la vie courante qui tente son pinceau, plus d'un relèverait à juste titre du sixième commandement que de l'art.

Une chose à remarquer aussi, c'est qu'entre les mains de nos artistes, presque toutes les allégories deviennent des tableaux à femmes. Nous entendons par là des polissonneries plus ou moins avouées. Il paraît que ce système est commode, qu'il vient tout naturellement à l'esprit. Aussi, grand Dieu ! quel déluge d'Aurores et de Sources, d'Echos et de Vagues, de Soirs et de Matins dans toutes les dimensions, dans toutes les attitudes ; mais invariablement dans le même costume ! Chaque exposition nous les ramène comme un flot. C'est la marée montante de la sensualité humaine. Car, que nos bons artistes veuillent bien examiner leur conscience, ils découvriront, s'ils ne le savent déjà, que cette tendance à tout ramener au sexe, même les choses qui y prêtent le moins, dénote un état d'esprit peu louable. Mettons de côté la question études, à laquelle nous reviendrons, toute lubricité serait-elle absente d'une prédilection si marquée ?

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Message  Roger Boivin Ven 02 Sep 2011, 7:36 pm

Et les portraits ! C'est un signe des temps que le caractère qu'ils affectent. Eh bien, il nous faut l'avouer, ce signe n'est pas rassurant en notre aimable fin de siècle. Maints portraits de femme sont exposés qui ne se tireraient pas avec honneur d'un débat avec la morale. Nous ne parlons même pas du décolletage, fort peu édifiant déjà, que ces dames le sachent ! Mais que penser de ces gestes lascifs, de ces attitudes provocantes, de ces coquetteries de mauvais aloi, véritables roueries d'une sensualité agressive ? Tout cela est-il bien moral, bien chaste, si l'on fait de son mieux pour que le regard les supprime ? Et certains yeux ne disent-ils pas ce que la pudeur défend d'exprimer ?

En fait, pour la mondaine, la demi-mondaine et le degré qui suit, nos peintres ont des complaisances scandaleuses, nos jurys des indulgences qui ne se conçoivent pas. Si du moins les honnêtes gens flétrissaient ces indécences outrageuses ! Si les journaux, même catholiques, ne capitulaient pas devant leur devoir ! Si au lieu de distribuer à tout venant des louanges banales, ils savaient prendre en main les intérêts du bien, peut-être pourrait-on espérer la diminution du scandale ! Il est nécessaire, dit l'Evangile, que le scandale arrive ; mais ce n'est pas une raison pour le favoriser.


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Message  Roger Boivin Ven 02 Sep 2011, 7:41 pm

Et maintenant, pour ne pas afficher une sévérité qui aux yeux de plus d'un pourrait paraître excessive, nous ferons cette déclaration que nous avons eu plus d'une fois occasion de faire aux artistes eux-mêmes : En nous prononçant comme ci-dessus, nous avons en vue les œuvres, uniquement les œuvres. Les intentions des peintres les regardent ; nous ne prétendons pont les juger, bien que pour un grand nombre, hélas, l'évidence s'impose. Quant aux autres, si nous pouvions sonder les cœurs, nous sommes très persuadé que nous aurions plus d'une surprise. Ce que nous appelons franchement immoral aura paru peut-être à son auteur tout juste libre ou même légitime. Dans certains milieux et dans certaines circonstances, le sens moral subit d'étranges déviations.

Il arrive à l'artiste, à force de s'abstraire dans sa spécialité, de ne plus voir dans les objets que la forme et dans les faits qu'une matière à peindre. Tout son être est concentré dans son regard ; tout son objet se ramasse en surface. Le monde, dirait-on, n'est pour lui qu'un écran que le soleil crible de rayons et où il suit complaisamment, avec le désintéressement de tout, sauf la volupté de ses yeux, les jeux variés de la lumière et de l'ombre. Quand il regarde, les objets lui apparaissent comme des images d'eux-mêmes, et de là naît cette « indifférence au contenu » que d'honnêtes artistes affichent d'une façon naïve. Le regard est par lui-même indifférent ; la forme n'est en soi ni bonne ni mauvaise : s'ils viennent à tout absorber, l'être moral n'est pas touché, n'est pas ému.

Mais ce que les artistes en question devraient se dire, c'est qu'ils sont seuls à concevoir les choses ainsi. S'ils traitent le réel comme une image, le public fait l'inverse, il traite l'image comme du réel. Il ne la voit pas seulement, il la vit. Et qui des deux a raison ? Il nous semble à nous que ce n'est pas l'artiste.

« Vous êtes nés pour l'art, disait Flaubert, si les accidents du monde, dès qu'ils sont perçus, vous apparaissent transposés comme l'emploi d'une illusion à décrire, tellement que toutes les choses, y compris votre existence, ne vous semblent pas avoir d'autre utilité. » - Sans vouloir nier le secours énorme que serait pour l'artiste une telle disposition, peut-on admettre qu'elle soit son tout ? Et l'art n'est-il vraiment qu'une contemplation vague, hors la vie, de formes flottantes et d'actions sans but ? - A nos yeux, le concevoir ainsi, c'est le détacher de sa source, l'isoler de la vraie nature vivante, en couper la racine féconde pour n'en garder que le feuillage, vite flétri. En tout cas, ce qui est bien certain, c'est que cet état d'esprit est très loin, nous le répétons, de celui de la foule. Là où l'artiste n'a vu peut-être qu'un effet, elle voit une chose, et la qualité de cette chose, qui importe peu, prétend-il, à l'artiste, importe au spectateur et agit sur lui. Or a-t-on le droit de négliger cette action, quand on présente son œuvre à l'appréciation du public ?...
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Message  Roger Boivin Ven 02 Sep 2011, 11:16 pm

Mais en dehors de cette inconscience qu'on rencontre souvent chez les artistes, il faut signaler les théories qu'on oppose parfois aux critiques.

En effet s'il en est - c'est trop certain - qui érigent la sensualité en système, qui en font, à la suite de Musset, Hugo, Théophile Gauthier et tant d'autres, une chose honorable, presque sacrée, qu'on peut étaler sans honte et pratiquer sans déshonneur, il en est beaucoup aussi - le plus grand nombre sans doute - qui sentent le besoin d'expliquer autrement leurs hardiesses et d'en apporter quelques excuses.

Il en est qui prétendent qu'il faut exprimer la vie telle qu'elle est, dans ses manifestations les plus viles comme dans les plus nobles. Cela existe-t-il, oui ou non : c'est la seule question qu'il vous permettent. Tout ce qui a le droit d'être a le droit d'être connu, pensent-ils, et l'ignorance ne peut profiter à personne.

Nous connaissons cette théorie ! C'est elle qui a déversé des flots de boue sur notre littérature. Et comme la littérature et les arts vont de pair ; comme ces messieurs de la brosse, de la plume et de l'ébauchoir voisinent un brin et se prêtent des idées l'un à l'autre, il n'y a rien d'étonnant à ce qu'une même inspiration les dirige.

Une simple observation suffira, pensons-nous, à leur répondre. Êtes-vous historiens, savants, ou bien êtes-vous artistes ? le but de l'historien et du savant c'est le vrai ; - le but de l'artiste c'est le beau, et par conséquent le choix dans le vrai. L'homme de science étudie le mal et en tire un bien ; l'artiste le propose et n'en peut attendre qu'un mal. L'homme de science, quand il prend pour objet une chose perverse, la traite comme un élément étranger ; l'artiste nous met en société avec elle, et par là nous expose à son influence. Puisque l'art est une sympathie, disions-nous, il ne peut se comporter comme s'il était une étude. Tout ce qui n'est pas beau, fût-il vrai, n'est pas du domaine de l'art.

Et ici qu'on ne nous arrête pas sur une misérable équivoque. Il ne s'agit pas de savoir si le laid peut être un élément du beau : si le peintre peut tirer partie d'une verrue et le statuaire d'une bosse ; l'affirmative est très certaine, plus d'un exemple célèbre en pourrait être au besoin fourni, et il faut dire la même chose, évidemment, qu'il s'agisse de verrue à l’œil ou à la conscience, de gibbosité matérielle ou morale. Nous avouerons sans difficulté que Shakespeare a eu le droit de représenter des assassins et Eugène Delacroix des courtisanes ; mais le tout est dans la façon. Ce dont il s'agit, c'est la signification générale d'une œuvre. Nous demandons si une œuvre prise de la réalité, mais dont la signification générale est le laid, demeure encore, comme telle, dans le domaine de l'esthétique, et nous répondons hardiment : Non !

Or l'immoral, comme tel, c'est laid, quelque vrai que cela puisse être.

Sans doute la beauté plastique pourra être entière, tous les attraits de la forme pourront subsister ; mais la forme n'est pas tout, dans une œuvre. L'idée, l'inspiration, la chose exprimée ont une part dans l'impression qu'elle fait éprouver, et si cette idée est mauvaise, si cette inspiration est vicieuse, si la chose exprimée c'est le mal, par conséquent le désordre, par conséquent le laid, le fond de l'ouvrage est vicié, et il devient inesthétique dans la mesure de son immoralité.


Dernière édition par roger le Sam 03 Sep 2011, 8:20 am, édité 1 fois
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Message  Gérard Ven 02 Sep 2011, 11:46 pm

roger a écrit:Sleep

Bravo au somnambule qui a laissé ce message...alors que visiblement vous dormiez !
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Message  Roger Boivin Sam 03 Sep 2011, 8:24 am

Quand on analyse le sentiment du beau, en effet, on découvre qu'il est constitué avant tout par le repos de l'âme dans l'harmonie. Tout ce qui tend, d'une façon ou d'une autre, à troubler cette harmonie est donc, de soi, antiesthétique. Qui ne voit, dès lors, que si le mal apparaît comme la dominante d'un œuvre, si cette œuvre blesse le sens moral ou excite des impressions malsaines, le contre-coup de ce désordre, affectant le sentiment du beau en vertu de l'unité de notre être, en brisera l'harmonie et par suite l'affaiblira.

Qu'on laisse donc à la science, à l'histoire, dont l'objet est le vrai chacune dans son domaine, le soin de s'occuper du mal dans la mesure nécessaire. Que la psychologie l'étudie, que la pathologie s'en inquiète, que la morale elle-même le fréquente de loin pour en graduer les culpabilités et rechercher les remèdes, rien de mieux. Ces délicates études ont alors une raison d'être. Mais dans les arts représentatifs, que peut bien faire l'étalage complaisant du vice ? L'artiste n'y trouve plus son objet propre ; il n'y rencontre que des éléments épars de beauté : l'ensemble, avec cette note discordante de l'immoralité, et, dans la mesure où elle est admise, l'ensemble n'est pas beau. Donc il n'est pas fait pour l'art.

Et puis, quand même tout cela ne serait pas ; quand même le mal moral demeurerait, en soi, du ressort de l'artiste, il faudrait encore le lui interdire.

Certes le domaine de l'art est assez vaste, les beaux et grands sujets assez nombreux pour qu'on soit inexcusable de s'attacher, comme à plaisir, à des imaginations corruptrices. Car, il faut bien que les peintres en question se le disent, elles sont corruptrices les représentations qu'ils nous tracent. Leurs scènes d'alcôve ou de boudoir ne sont pas faites pour élever les cœurs et les porter au bien. Que peuvent faire de pareils tableaux, si ce n'est exercer en faveur du vice une sorte de propagande ? Croit-on qu'on puisse impunément remuer ainsi le fond malsain de notre nature, de cette nature à qui le mal est cher, quoi qu'on fasse, et qui ne porte qu'avec peine le joug fastidieux du devoir ?
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Message  Roger Boivin Sam 03 Sep 2011, 3:40 pm

Tous les sophismes n'empêcheront pas ceci : c'est que le vice est contagieux, que sa force de séduction est immense. La maladie est plus contagieuse que la santé : ainsi la passion est plus contagieuse que la vertu ; car celle-ci consiste en un juste équilibre, et celle-là dans un ébranlement, essentiellement communicable. Quiconque est homme doit savoir cela ; il sert fort peu de faire l'esprit fort en face d'une vérité humiliante. Les attitudes fanfaronnes n'y changent rien : nous savons ce qu'il sont, la plupart du temps, ces chroniqueurs complaisants de la perversité humaine, et nous savons aussi ce que serait la société si des exhibitions de cet ordre devenaient la règle. L'atmosphère impure dans laquelle elles nous feraient vivre aurait vite détruit en nous ce qui reste de délicatesse d'âme et d'élévation.

Sans compter que ce qui rend plus dangereuse encore la libre peinture du vice, c'est la grandeur même de l'art ! c'est l'autorité qui sait prendre ! Tout ce qu'elle touche de son doigt la Muse le magnifie, le consacre ; on la sent tellement faite pour exalter le bien ; l'art dont elle est l'inspiratrice apparaît tellement comme un sacerdoce que lorsqu'elle propose un exemple, une doctrine, on est tout disposé à les recevoir de ses mains. Les formes attachantes dont elle sait revêtir toutes choses, les prestiges qu'exerce sa baguette de fée lui livrent presque sans défense notre imagination séduite. Si elle exerce cette puissance au sujet du mal, elle saura lui donner à nos yeux des couleurs d'innocence. Pour elle, décrire le mal sans commentaire, c'est le réhabiliter.

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Message  Roger Boivin Sam 03 Sep 2011, 4:06 pm

Dira-t-on qu'à côté du mal on peut mettre le correctif qu'il appelle ? On peut, en effet, essayer de tourner contre lui les sympathies du spectateur qui, s'il devient hostile, ne sera plus tenté. Par exemple, à la peinture de la volupté on peut joindre le souvenir des maux qu'elle engendre ; sur les traces du crime on peut faire marcher le châtiment. Si l'on fait ainsi, et si le correctif est assez puissant pour qu'au total l'impression de l’œuvre soit bonne, nous avons convenu plus haut que l'artiste est en règle. Mais combien c'est là chose difficile ! Entre l'attrait prodigieux du mal et celui du bien qui le redresse, qui peut prévoir avec sécurité de quel côté sera la victoire ?

En littérature, il est relativement plus facile de diriger vers un but donné les sympathies de l'auditoire ; l'auteur dispose pour cela de plus nombreuses ressources, et cependant que de mal n'ont-ils pas fait, ces drames, ces romans à thèse prétendue morale ! A l'apparition du roman de Dostoïevski : Crime et Châtiment, un étudiant de Moscou assassina un prêteur sur gages dans des conditions identiques à celles que le romancier imagine. « Certes, écrit le vicomte de Vogüé, l'intention de Dostoïevski n'est pas douteuse, il espère détourner de pareilles actions par le tableau du supplice intime qui les suit ; mais il n'a pas prévu que la force excessive de ses peintures agirait en sens opposé, qu'elle tenterait ce démon de l'imitation qui habite les régions déraisonnables du cerveau. (1)

Si l'on veut détourner les hommes du mal, il n'y a encore qu'un procédé efficace, c'est de les porter au bien. L'artiste, à vrai dire, n'y est pas obligé ; mais que du moins il n'agisse pas en sens inverse. S'il n'est pas essentiel à l'art de flatter directement le sens moral, il lui est essentiel de ne rien blesser dans l'homme, même et surtout le sens moral.

(1) Le roman russe : Distoiewki.

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L'ART ET LA MORALE Empty LE NU DANS LES ARTS (plastiques ).

Message  Roger Boivin Sam 03 Sep 2011, 4:18 pm

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III


Nous arrivons à la seconde catégorie d’œuvres d'art dont nous avons promis de nous occuper : ce sont celles qui ne représentent rien d'immoral en soi ; mais où se rencontre cependant, pour une raison ou pour une autre, un danger pour le spectateur.

Le danger dont nous parlons pourrait être envisagé dans divers ordres de choses, et c'est en littérature avant tout qu'il aurait lieu de le poursuivre ; toutefois puisque nous nous sommes placés, dans cette étude, au point de vue des arts plastiques que les moralistes ont moins fréquemment traité, nous mentionnerons simplement le danger spécial qu'on y constate : nous voulons parler du nu.




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L'ART ET LA MORALE Empty LE U DANS LES ARTS (plastiques ) .

Message  Roger Boivin Sam 03 Sep 2011, 4:53 pm

Le nu, en soi, est chaste comme la nature ; il est saint, étant de Dieu, et il n'a point à se cacher d'être. Il devait se montrer sans honte sous le ciel. Dans l'art, si l'on se place au même point de vue, il en est de même. La glorification de l’œuvre de Dieu, de son chef-d’œuvre, ne devrait que mériter toute louange, ne devrait exciter que l'admiration. Pourquoi serait-il coupable de figurer ce que le Créateur a trouvé bon de faire ? Une œuvre d'art ayant pour sujet la forme humaine, est-elle autre chose qu'un hymne à Dieu, un cri d'admiration écho de celui qui retentit au paradis terrestre, quand Jéhovah, content de son œuvre, se félicita lui-même et dit : C'est bien !

Tout cela, en soi, est parfaitement juste. Mais par malheur, les choses en soi ne gouvernent pas ce monde.

La nature humaine n'est pas intacte : voilà ce qu'il n'est pas permis d'oublier dans une question de cette nature. Ceux qui essaient de le faire par orgueil et qui nient la chute originelle ne voient-ils pas qu'en réalité ils se privent ainsi d,une gloire ? Ils ne peuvent refuser à l'évidence l'aveu de leur présente bassesse ; ils ne font donc qu'une chose : renier leur ancienne grandeur.

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L'ART ET LA MORALE Empty LE NU DANS LES ARTS ( plastiques ) .

Message  Roger Boivin Sam 03 Sep 2011, 5:14 pm

Seule la révélation chrétienne sait tout concilier en cette matière. Pour elle la chair a été bénie de Dieu au premier jour ; à la fin des temps, alors que Dieu la reconstituera selon des lois nouvelles, au sein d'un monde régénéré, elle doit reconquérir et voir multiplier sa gloire. Mais à l'heur présente il lui convient de rester dans l'ombre. Elle est non pas maudite, mais suspecte : la sagesse consiste, à son égard, à la tenir perpétuellement soumise, et, autant que les nécessités de la vie le permettent, à la mettre en oubli. C'est à quoi tend, au point de vue qui nous occupe, ce sentiment délicat qui s'appelle la pudeur.

La pudeur n'est pas un préjugé, c'est le signe de la noblesse persistante de l'âme humaine dans sa décadence, de l'âme humaine qui ne se résigne pas à la perte de son empire sur la chair, et qui sent le besoin de dissimuler sa défaite. Oublier cela, c'est : ou faire l'ange hors de saison, ou se rapprocher de la bête qui obéit sans remords à tous les instincts de nature et qui, n'ayant pas la royauté de l'intelligence, ignore en même temps les hontes de l'esclavages des sens.

De plus, la pudeur est pour l'humaine vertu une sauvegarde nécessaire. Là où elle est absente, elle ne pourrait être remplacée que par une hauteur d'âme inaccessible au commun des hommes.

Quand on parle des Grecs chez qui s'alliait, dit-on, le culte des grandes pensées et l'amour de la forme humaine, on oublie de citer leurs vices, et la façon dont ils honoraient, dans les temples de Vénus et ailleurs, cette beauté qu'ils prétendaient chercher dans la représentation du corps humain.

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Message  Roger Boivin Sam 03 Sep 2011, 7:47 pm

Non, il faut prendre l'humanité telle qu'elle est et ne pas prétendre ignorer ses faiblesses. Il est possible que dans des conditions spéciales la nudité soit moins périlleuse ; l'artiste, en particulier, familiarisé de bonne heure avec ce spectacle et absorbé par la préoccupation du travail, peut y rencontrer moins de danger : il y en trouve , les défendeurs du nu l'avouent sans peine. On sait ce que sont, en général, les ateliers où des jeunes peintres sont admis à fréquenter des modèles ! Mais accordons, si l'on veut, que ce péril soit minime ; il doit l'être, à la vérité, lorsque l'âge est venu et que l'artiste aime son travail. Un peintre de nu s'est représenté lui-même, en face de son modèle, dans une attitude grave, presque religieuse ; nous croyons de bon cœur qu'il n'a pas menti. Mais les autres ? Mais le spectateur, le public ?

Le public est ici bien plus exposé que l'artiste. Ce dernier a devant lui la réalité, et la réalité, vue ainsi, est rarement attrayante ; le public, lui, est en face d'une fiction séduisante.

L'artiste a transformé le réel ; il en a fait une poésie ; il a épuré les lignes, nuancé les carnations, essayé enfin de faire trouver belle, de glorifier la forme humaine. Or là est précisément le péril.

Le public, dans la majorité des cas, est trop peu ami de l'art pour l'art, de la forme pour la forme, il est trop peu initié pour extraire la quintessence de pensée et d'habilité technique déposée par l'auteur dans son œuvre. Entrez au hasard dans un Salon, un jour de grande affluence, observez ce qu'on regarde, et vous verrez que les groupes se forment, chuchotent, s'éternisent non pas devant les ouvrages les plus beaux, mais devant ceux qui les amusent. Quelque ordinaire que soit une toile, au point de vue du talent dépensé, si l'artiste a eu le bon esprit de s'emparer d'une anecdote, d'un fait divers un peu piquant, c'est là d'instinct que va la foule.

Mettez ces gens-là en face d'une étude de nu, qu'y verront-ils ? La ligne ? Le coloris ? La pensée ? Le style ? Non, ils verront avant tout la nudité troublante, et pour peu que leur imagination soit prédisposée à la chose, dans leur âme la tentation germera.
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